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EUSTACHE DESCHAMPS ou MOREL : sa vie et son oeuvre

Publié le 06/12/2018

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EUSTACHE DESCHAMPS ou MOREL (v. 1344-1404). Parmi les successeurs immédiats de Guillaume de Machaut, aucun ne jouit, dans le dernier quart du xive siècle, d'un prestige comparable à celui d’Eustache Deschamps. Cet habile serviteur du pouvoir royal, qui fut aussi et surtout un poète de cour estimé et influent, composa une œuvre qui étonne tant par ses proportions inhabituelles (82 000 vers et des écrits en prose) que par son caractère novateur. Les recherches qu’on lui a consacrées depuis une vingtaine d’années tendent à préciser son rôle clé dans l’évolution de la poésie française du Moyen Âge finissant.
 
Un écrivain mêlé à l'agitation de son siècle
 
Eustache, dit Morel, en raison de son teint hâlé, ou Des Champs, du nom d’une propriété de famille, naquit vers 1344 à Vertus (Marne). Il reçut à Reims l’enseignement de Machaut (qui était peut-être son oncle) et étudia les arts libéraux, ainsi que le droit, à Orléans. A partir de 1368, il fit partie de la suite de Charles V, en qualité d’écuyer, de chevaucheur et d’huissier d’armes. Boute-en-train sachant animer de joyeuses réunions et poète apprécié par la société de cour, il eut également des talents de juriste et de militaire qui lui assurèrent une carrière administrative généralement compatible avec une présence régulière à Paris : bailli de Valois, puis de Senlis, maître des eaux et forêts, gouverneur du château de Fismes, Deschamps accompagna ses souverains dans leurs campagnes militaires ou autres déplacements et assuma des missions de confiance comme celles d’inspecteur des forteresses de Picardie (1384) ou de membre d’une ambassade en Hongrie-Croatie (en 1384-1385?). Il accéda à la noblesse en 1389, avec le titre de seigneur de Barbonval. La malchance ne l’épargna cependant pas et lui inspira une amertume qui se reflète dans ses poèmes : jeune veuf chargé de trois enfants après une union heureuse mais de courte durée (1373-1376), il connut de graves difficultés de santé et eut à souffrir des troubles du temps (pillage et incendie de sa maison champenoise, en 1380), ainsi que de tracasseries de cour qui l’amenèrent, en 1390, à quitter le service de Charles VI. Louis d’Orléans, son meilleur protecteur, lui confia à partir de 1392 de nouvelles charges et des négociations qui le conduisirent jusqu’en Bohême et en Moravie (1397), mais l’entente ne fut pas durable entre le jeune prince et le courtisan vieilli et trop franc. En 1400, Deschamps eut encore assez de crédit pour être nommé auditeur de la Cour amoureuse créée dans l’entourage du roi, mais le manque d’appuis le contraignit bientôt à une retraite totale, qui fut morose. Il mourut en 1404.
 
Un univers poétique aux dimensions élargies
 
Les aléas d’une carrière aussi agitée ne laissèrent pas au poète le loisir de se consacrer, comme Machaut ou Froissart, à une édition soignée de ses œuvres. La plupart

« des quelque 1 500 pièces conservées n'ont été transmises que dans Je manuscrit B.N.

fr.

840, exécuté (du moins en grande partie) après la mort de Deschamps, dans 1' ate­ lier du copiste Raoul Tainguy.

Celui-ci classa de manière plutôt approximative -en principe selon des critères formels -une masse en désordre comprenant plus de 1 000 ballades, environ 140 chants royaux et 170 ron­ deaux, 84 virelais, 14 lais, 10 compositions diverses divi­ sées en strophes ou morceaux très courts, 34 écrits en rimes plates, 3 ouvrages en prose, ainsi que 12 textes latins dont Il en vers.

Le volumineux recueil, dont les premières sections rassemblent le gros des poèmes à forme fixe, établit une distinction entre ballades amoureuses et ballades de moralité, tenant ainsi compte d'une dualité ou plutôt d'un élargissement de l'inspiration qui, loin de concerner les seules ballades, se manifeste, en fait, dans l'ensemble des genres relevant de la tradition lyrique.

Pour ce qui est des thèmes liés à la vie sentimentale, Deschamps, tout en variant avec art les tons et les perspectives, s'en tient pour l'essentiel à J'héritage courtois (en 1377, sa fidélité à l'enseignement de Machaut prend la forme d'une offre de service à Péronne, la dernière inspiratrice du maître défunt).

A vrai dire, l'originalité de ce mora­ liste doué d'un excellent esprit d'observation et d'une vaste culture apparaît surtout lorsqu'il introduit dans ses vers les mille facettes de la vie concrète, affirme Je rôle du moi face à une société choisie comme interlocutrice quasi permanente, évoque les événements mémorables de son temps troublé et leur fonction dans l'histoire uni­ verselle, ou encore lorsqu'il médite sur les mystérieuses correspondances entre Je macrocosme et l'être humain, considéré dans son individualité et aussi dans son inté­ gralité physique et morale.

Diversifiant les registres stylistiques, Deschamps traite ces thèmes tour à tour sur le mode solennel, sentencieux, savant, ou bien familier, ironique, satirique, voire burlesque, tout en faisant de la tonalité personnelle Je dénominateur commun de ses poésies.

En matière de métrique, un incessant effort de renouvellement le conduit souvent à la virtuosité.

Cinq formes, choisies selon le thème du moment, dominent avec leurs schémas fondamentaux stables : la ballade, genre universel de l'époque, ayant 3 strophes de lon­ gueur et structure identiques, avec ou sans envoi; Je grave chant royal, sorte de ballade de 5 strophes, avec envoi obligatoire; les formes à refrain, rondeau et virelai (ou « chanson balladée »),dont l'un est propre à traduire les situations d'échange ou d'opposition, l'autre à mimer les nuances du sentiment; l'exigeant lai enfin, dont la forme régulière comprend 24 strophes similaires deux à deux, et qui tend à se charger de contenus narratifs.

Mais ce ne sont là que des modèles de base, prétextes à l'invention d'une multitude de rythmes divers dans l'élaboration desquels le poète excelle tout autant que dans les jeux subtils sur les rimes et dans les ornements rhétoriques.

Par l'intense travail auquel il soumet le texte, Deschamps, premier auteur à abandonner systéma­ tiquement J'accompagnement musical, illustre une théo­ rie développée dans son Art de dictier et de fere chan­ çons (1392) : tenant compte des nouvelles conditions du lyrisme, ce premier traité de versification en français souligne en effet l'importance de la , c'est-à-dire instrumentale.

L'inspiration des pièces en rimes plates témoigne encore du goût prononcé de Deschamps pour la variété.

Les plus gaies d'entre elles nous introduisent dans Je milieu des confréries de « boudeurs » (Chartes et Com­ missions) et dans celui des joueurs (Dit du gieu des dez), ou bien nous montrent le poète correspondant familière-ment avec ses amis (Lettres).

Le théâtre profane est représenté par le Dit des .!Ill.

offices de l'ostel du roy, jeu «par personnaiges », et par la savoureuse Farce de mestre Trubert, satire violente contre les avocats, alors que la veine allégorique et mythologique se développe notamment dans deux vastes traités inachevés : le Miroer de mariage, consacré aux périls et aux avantages de l'institution matrimoniale, et la Fiction du Lion, critique du gouvernement de Charles VI comparé à celui de son père.

On remarque enfin parmi les textes en rimes plates un touchant poème à la Vierge (Dictié de N.S.

Jhesu Crist et de la benoite Vierge Marie), mi-narratif mi­ lyrique, reflet de préoccupations religieuses qui appa­ raissent également dans des textes appartenant à d'autres parties de J'œuvre : ainsi dans Je Double Lai de fragilité humaine, abrégé de quelques chapitres du De miseria humanae con.ditionis d'Innocent III, ou dans la Com­ plainte de l'Église desolee (1393), autotraduction en prose française d'un texte latin que Deschamps rédigea sur Je Grand Schisme.

L'initiateur et le précurseur Considérant cette production dans son ensemble, la critique en retient volontiers, outre sa richesse formelle, deux tendances principales, qu'elle apprécie inégale­ ment : d'une part, 1' engagement personnel-jugé à juste titre original -d'un poète se livrant au Eecteur avec son moi physique et sa subjectivité; d'autre part, la dimen­ sion didactique et «philosophique», que l'on dit plus éloignée du goût des modernes.

Il importe cependant de voir l'étroit lien entre ces deux aspects, car c'est précisément par l'intégration de la perspective indivi­ duelle dans une vision cohérente du cosmos que Des­ champs répond aux aspirations intellectuelles de son temps.

Les paroles de Philippe de Mézières invitant Charles VI à « lire et ouïr les dictiez vertueux de [son] serviteur et officier Eustace Moure! » doivent être com­ prises en ce sens, ainsi que 1' intérêt de l'« ancelle de science » Christine de Pisan pour les œuvres pleines de « sçavoir » et de « grant philosophie » de son « chier maistre et amis», dont la célébrité s'étendit d'ailleurs jusqu'en Angleterre, où il avait l'estime d'un Chaucer.

Comme initiateur des jeunes générations de poètes gravi­ tant autour de la cour des Valois, Deschamps contribua à une révision profonde des conceptions traditionnelles en matière de lyrisme et prépara la voie à des auteurs ou à des orientations aussi dissemblabks que Charles d'Orléans et François Villon, l'école des Rhétoriqueurs et la poésie «scientifique» de la Renaissance.

[Voir aussi LYRIS ME MÉDIÉVAL).

BIBLIOGRAPHIE Œuvres complètes d'Eustache Deschamps, publiées par le marquis de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, Il volumes, Paris, Firmin-Didot [actuellement : Picard).

I878-l903 (Société des anciens textes français).

Outre le tome XI (1903) de cette édition, lequel contient une étude approfondie de la vie et de l'œuvre par Gaston Raynaud, consulter la monographie d'Ernest Hoepffner, Eustache Deschamps.

Leben und Werk e, Strasbourg, Trübner, 1,904.

A comp lé te r par : Daniel Poirion, le Poète et le Prince.

Evolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Char­ les d'Orléans, Paris , P.U.F., 1965, Genève, Slatkine Reprints, 1978 (étude fondamentale, faisant une large plac e à Deschamps); Roger Dragonetti, « la Poesie ...

ceste musique naturelle », in Mélanges Robert Guiette, Anvers, Der Nederlandsche Boekhan­ del, 1961, p.

49-64 (sur la théo rie développée dans l'Art de dictier); Henr ik Heger, Die Melancholie bei den franzosisch.en Lyrikern des Sp('itmitte/a/ters, Bonn, Romanisches Seminar der Universitat, 1967, ch a p.

m (sur l'utilisation littéraire de la psy­ chophysiologie humorale et la fonction du contexte cosmologi­ que); Daniel Poirion, , in Littérature et société au Moyen Age, publié par D.

Buschinger, Paris, Champion, 1978, p.

89-109.. »

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