EUSTACHE DESCHAMPS ou MOREL : sa vie et son oeuvre
Publié le 06/12/2018
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«
des
quelque 1 500 pièces conservées n'ont été transmises
que dans Je manuscrit B.N.
fr.
840, exécuté (du moins
en grande partie) après la mort de Deschamps, dans 1' ate
lier du copiste Raoul Tainguy.
Celui-ci classa de manière
plutôt approximative -en principe selon des critères
formels -une masse en désordre comprenant plus de
1 000 ballades, environ 140 chants royaux et 170 ron
deaux, 84 virelais, 14 lais, 10 compositions diverses divi
sées en strophes ou morceaux très courts, 34 écrits en
rimes plates, 3 ouvrages en prose, ainsi que 12 textes
latins dont Il en vers.
Le volumineux recueil, dont les premières sections
rassemblent le gros des poèmes à forme fixe, établit
une distinction entre ballades amoureuses et ballades de
moralité, tenant ainsi compte d'une dualité ou plutôt
d'un élargissement de l'inspiration qui, loin de concerner
les seules ballades, se manifeste, en fait, dans l'ensemble
des genres relevant de la tradition lyrique.
Pour ce qui
est des thèmes liés à la vie sentimentale, Deschamps,
tout en variant avec art les tons et les perspectives, s'en
tient pour l'essentiel à J'héritage courtois (en 1377, sa
fidélité à l'enseignement de Machaut prend la forme
d'une offre de service à Péronne, la dernière inspiratrice
du maître défunt).
A vrai dire, l'originalité de ce mora
liste doué d'un excellent esprit d'observation et d'une
vaste culture apparaît surtout lorsqu'il introduit dans ses
vers les mille facettes de la vie concrète, affirme Je rôle
du moi face à une société choisie comme interlocutrice
quasi permanente, évoque les événements mémorables
de son temps troublé et leur fonction dans l'histoire uni
verselle, ou encore lorsqu'il médite sur les mystérieuses
correspondances entre Je macrocosme et l'être humain,
considéré dans son individualité et aussi dans son inté
gralité physique et morale.
Diversifiant les registres
stylistiques, Deschamps traite ces thèmes tour à tour sur
le mode solennel, sentencieux, savant, ou bien familier,
ironique, satirique, voire burlesque, tout en faisant de
la tonalité personnelle Je dénominateur commun de ses
poésies.
En matière de métrique, un incessant effort de
renouvellement le conduit souvent à la virtuosité.
Cinq
formes, choisies selon le thème du moment, dominent
avec leurs schémas fondamentaux stables : la ballade,
genre universel de l'époque, ayant 3 strophes de lon
gueur et structure identiques, avec ou sans envoi; Je
grave chant royal, sorte de ballade de 5 strophes, avec
envoi obligatoire; les formes à refrain, rondeau et virelai
(ou « chanson balladée »),dont l'un est propre à traduire
les situations d'échange ou d'opposition, l'autre à mimer
les nuances du sentiment; l'exigeant lai enfin, dont la
forme régulière comprend 24 strophes similaires deux à
deux, et qui tend à se charger de contenus narratifs.
Mais ce ne sont là que des modèles de base, prétextes
à l'invention d'une multitude de rythmes divers dans
l'élaboration desquels le poète excelle tout autant que
dans les jeux subtils sur les rimes et dans les ornements
rhétoriques.
Par l'intense travail auquel il soumet le
texte, Deschamps, premier auteur à abandonner systéma
tiquement J'accompagnement musical, illustre une théo
rie développée dans son Art de dictier et de fere chan
çons (1392) : tenant compte des nouvelles conditions du
lyrisme, ce premier traité de versification en français
souligne en effet l'importance de la , c'est-à-dire
instrumentale.
L'inspiration des pièces en rimes plates témoigne
encore du goût prononcé de Deschamps pour la variété.
Les plus gaies d'entre elles nous introduisent dans Je
milieu des confréries de « boudeurs » (Chartes et Com
missions) et dans celui des joueurs (Dit du gieu des dez),
ou bien nous montrent le poète correspondant familière-ment
avec ses amis (Lettres).
Le théâtre profane est
représenté par le Dit des .!Ill.
offices de l'ostel du roy,
jeu «par personnaiges », et par la savoureuse Farce de
mestre Trubert, satire violente contre les avocats, alors
que la veine allégorique et mythologique se développe
notamment dans deux vastes traités inachevés : le Miroer
de mariage, consacré aux périls et aux avantages de
l'institution matrimoniale, et la Fiction du Lion, critique
du gouvernement de Charles VI comparé à celui de son
père.
On remarque enfin parmi les textes en rimes plates
un touchant poème à la Vierge (Dictié de N.S.
Jhesu
Crist et de la benoite Vierge Marie), mi-narratif mi
lyrique, reflet de préoccupations religieuses qui appa
raissent également dans des textes appartenant à d'autres
parties de J'œuvre : ainsi dans Je Double Lai de fragilité
humaine, abrégé de quelques chapitres du De miseria
humanae con.ditionis d'Innocent III, ou dans la Com
plainte de l'Église desolee (1393), autotraduction en
prose française d'un texte latin que Deschamps rédigea
sur Je Grand Schisme.
L'initiateur et le précurseur
Considérant cette production dans son ensemble, la
critique en retient volontiers, outre sa richesse formelle,
deux tendances principales, qu'elle apprécie inégale
ment : d'une part, 1' engagement personnel-jugé à juste
titre original -d'un poète se livrant au Eecteur avec son
moi physique et sa subjectivité; d'autre part, la dimen
sion didactique et «philosophique», que l'on dit plus
éloignée du goût des modernes.
Il importe cependant
de voir l'étroit lien entre ces deux aspects, car c'est
précisément par l'intégration de la perspective indivi
duelle dans une vision cohérente du cosmos que Des
champs répond aux aspirations intellectuelles de son
temps.
Les paroles de Philippe de Mézières invitant
Charles VI à « lire et ouïr les dictiez vertueux de [son]
serviteur et officier Eustace Moure! » doivent être com
prises en ce sens, ainsi que 1' intérêt de l'« ancelle de
science » Christine de Pisan pour les œuvres pleines de
« sçavoir » et de « grant philosophie » de son « chier
maistre et amis», dont la célébrité s'étendit d'ailleurs
jusqu'en Angleterre, où il avait l'estime d'un Chaucer.
Comme initiateur des jeunes générations de poètes gravi
tant autour de la cour des Valois, Deschamps contribua
à une révision profonde des conceptions traditionnelles
en matière de lyrisme et prépara la voie à des auteurs
ou à des orientations aussi dissemblabks que Charles
d'Orléans et François Villon, l'école des Rhétoriqueurs
et la poésie «scientifique» de la Renaissance.
[Voir
aussi LYRIS ME MÉDIÉVAL).
BIBLIOGRAPHIE Œuvres complètes d'Eustache Deschamps, publiées par le
marquis de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, Il volumes, Paris,
Firmin-Didot [actuellement : Picard).
I878-l903 (Société des
anciens textes français).
Outre le tome XI (1903) de cette édition,
lequel contient une étude approfondie de la vie et de l'œuvre par
Gaston Raynaud, consulter la monographie d'Ernest Hoepffner,
Eustache Deschamps.
Leben und Werk e, Strasbourg, Trübner,
1,904.
A comp lé te r par : Daniel Poirion, le Poète et le Prince.
Evolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Char
les d'Orléans, Paris , P.U.F., 1965, Genève, Slatkine Reprints,
1978 (étude fondamentale, faisant une large plac e à Deschamps);
Roger Dragonetti, « la Poesie ...
ceste musique naturelle », in
Mélanges Robert Guiette, Anvers, Der Nederlandsche Boekhan
del, 1961, p.
49-64 (sur la théo rie développée dans l'Art de
dictier); Henr ik Heger, Die Melancholie bei den franzosisch.en
Lyrikern des Sp('itmitte/a/ters, Bonn, Romanisches Seminar der
Universitat, 1967, ch a p.
m (sur l'utilisation littéraire de la psy
chophysiologie humorale et la fonction du contexte cosmologi
que); Daniel Poirion, , in Littérature et société au Moyen Age, publié par
D.
Buschinger, Paris, Champion, 1978, p.
89-109..
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