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Fourberies de Scapin de Molière (commentaire): ACTE I, SCÈNE 2

Publié le 17/01/2022

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Scène II

SCAPIN, OCTAVE, SILVESTRE.

SCAPIN: Qu'est-ce, Seigneur Octave, qu'avez-vous? Qu'y a-t-il? Quel désordre est-ce là? Je vous vois tout troublé.

OCTAVE: Ah! mon pauvre Scapin, je suis perdu, je suis désespéré, je suis le plus infortuné de tous les hommes.

SCAPIN: Comment?

OCTAVE: N'as-tu rien appris de ce qui me regarde?

SCAPIN: Non.

OCTAVE: Mon père arrive avec le seigneur Géronte, et ils me veulent marier.

SCAPIN: Hé bien! qu'y a-t-il là de si funeste?

OCTAVE: Hélas! tu ne sais pas la cause de mon inquiétude.

SCAPIN: Non; mais il ne tiendra qu'à vous que je la sache bientôt; et je suis homme consolatif, homme à m'intéresser aux affaires des jeunes gens.

OCTAVE: Ah! Scapin, si tu pouvais trouver quelque invention, forger quelque machine, pour me tirer de la peine où je suis, je croirais t'être redevable de plus que de la vie.

SCAPIN: à vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m'en veux mêler. J'ai sans doute reçu du Ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d'esprit, de ces galanteries ingénieuses à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies; et je puis dire, sans vanité, qu'on n'a guère vu d'homme qui fût plus habile ouvrier de ressorts et d'intrigues, qui ait acquis plus de gloire que moi dans ce noble métier: mais, ma foi! le mérite est trop maltraité aujourd'hui, et j'ai renoncé à toutes choses depuis certain chagrin d'une affaire qui m'arriva.

OCTAVE: Comment? quelle affaire, Scapin?

SCAPIN: Une aventure où je me brouillai avec la justice.

OCTAVE: La justice!

SCAPIN: Oui, nous eûmes un petit démêlé ensemble.

SILVESTRE: Toi et la justice?

SCAPIN: Oui. Elle en usa fort mal avec moi, et je me dépitai de telle sorte contre l'ingratitude du siècle, que je résolus de ne plus rien faire. Baste. Ne laissez pas de me conter votre aventure.

OCTAVE: Tu sais, Scapin, qu'il y a deux mois que le seigneur Géronte, et mon père, s'embarquèrent ensemble pour un voyage qui regarde certain commerce où leurs intérêts sont mêlés.

SCAPIN: Je sais cela.

OCTAVE: Et que Léandre et moi nous fûmes laissés par nos pères, moi sous la conduite de Silvestre, et Léandre sous ta direction.

SCAPIN: Oui: je me suis fort bien acquitté de ma charge.

OCTAVE: Quelque temps après, Léandre fit rencontre d'une jeune égyptienne dont il devint amoureux.

SCAPIN: Je sais cela encore.

OCTAVE: Comme nous sommes grands amis, il me fit aussitôt confidence de son amour, et me mena voir cette fille, que je trouvai belle à la vérité, mais non pas tant qu'il voulait que je la trouvasse. Il ne m'entretenait que d'elle chaque jour; m'exagérait à tous moments sa beauté et sa grâce; me louait son esprit, et me parlait avec transport des charmes de son entretien, dont il me rapportait jusqu'aux moindres paroles, qu'il s'efforçait toujours de me faire trouver les plus spirituelles du monde. Il me querellait quelquefois de n'être pas assez sensible aux choses qu'il me venait dire, et me blâmait sans cesse de l'indifférence où j'étais pour les feux de l'amour.

SCAPIN: Je ne vois pas encore où ceci veut aller.

OCTAVE: Un jour que je l'accompagnais pour aller chez les gens qui gardent l'objet de ses vœux, nous entendîmes, dans une petite maison d'une rue écartée, quelques plaintes mêlées de beaucoup de sanglots. Nous demandons ce que c'est. Une femme nous dit, en soupirant, que nous pouvions voir là quelque chose de pitoyable en des personnes étrangères, et qu'à moins que d'être insensibles, nous en serions touchés.

SCAPIN: Où est-ce que cela nous mène?

OCTAVE: La curiosité me fit presser Léandre de voir ce que c'était. Nous entrons dans une salle, où nous voyons une vieille femme mourante, assistée d'une servante qui faisait des regrets, et d'une jeune fille toute fondante en larmes, la plus belle et la plus touchante qu'on puisse jamais voir.

SCAPIN: Ah, ah!

OCTAVE: Une autre aurait paru effroyable en l'état où elle était; car elle n'avait pour habillement qu'une méchante petite jupe avec des brassières de nuit qui étaient de simple futaine; et sa coiffure était une cornette jaune, retroussée au haut de sa tête, qui laissait tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules; et cependant, faite comme cela, elle brillait de mille attraits, et ce n'était qu'agréments et que charmes que toute sa personne.

SCAPIN: Je sens venir les choses.

OCTAVE: Si tu l'avais vue, Scapin, en l'état que je dis, tu l'aurais trouvée admirable.

SCAPIN: Oh! je n'en doute point; et, sans l'avoir vue, je vois bien qu'elle était tout à fait charmante.

OCTAVE: Ses larmes n'étaient point de ces larmes désagréables qui défigurent un visage; elle avait à pleurer une grâce touchante, et sa douleur était la plus belle du monde.

SCAPIN: Je vois tout cela.

OCTAVE: Elle faisait fondre chacun en larmes, en se jetant amoureusement sur le corps de cette mourante, qu'elle appelait sa chère mère; et il n'y avait personne qui n'eût l'âme percée de voir un si bon naturel.

SCAPIN: En effet, cela est touchant; et je vois bien que ce bon naturel-là vous la fit aimer.

OCTAVE: Ah! Scapin, un barbare l'aurait aimée.

SCAPIN: Assurément: le moyen de s'en empêcher?

OCTAVE: Après quelques paroles, dont je tâchai d'adoucir la douleur de cette charmante affligée, nous sortîmes de là; et demandant à Léandre ce qu'il lui semblait de cette personne, il me répondit froidement qu'il la trouvait assez jolie. Je fus piqué de la froideur avec laquelle Il m'en parlait, et je ne voulus point lui découvrir l'effet que ses beautés avaient fait sur mon âme.

SILVESTRE: Si vous n'abrégez ce récit, nous en voilà pour jusqu'à demain. Laissez-le-moi finir en deux mots. Son cœur prend feu dès ce moment. Il ne saurait plus vivre, qu'il n'aille consoler son aimable affligée. Ses fréquentes visites sont rejetées de la servante, devenue la gouvernante par le trépas de la mère: voilà mon homme au désespoir. Il presse, supplie, conjure: point d'affaire. On lui dit que la fille, quoique sans bien et sans appui, est de famille honnête; et qu'à moins que de l'épouser, on ne peut souffrir ses poursuites. Voilà son amour augmenté par les difficultés. Il consulte dans sa tête, agite, raisonne, balance, prend sa résolution: le voilà marié avec elle depuis trois jours.

SCAPIN: J'entends.

SILVESTRE: Maintenant mets avec cela le retour imprévu du père, qu'on n'attendait que dans deux mois; la découverte que l'oncle a faite du secret de notre mariage, et l'autre mariage qu'on veut faire de lui avec la fille que le seigneur Géronte a eue d'une seconde femme qu'on dit qu'il a épousée à Tarente.

OCTAVE: Et par-dessus tout cela mets encore l'indigence où se trouve cette aimable personne, et l'impuissance où je me vois d'avoir de quoi la secourir.

SCAPIN: Est-ce là tout? Vous voilà bien embarrassés tous deux pour une bagatelle. C'est bien là de quoi se tant alarmer. N'as-tu point de honte, toi, de demeurer court à si peu de chose? Que diable! te voilà grand et gros comme père et mère, et tu ne saurais trouver dans ta tête, forger dans ton esprit quelque ruse galante, quelque honnête petit stratagème, pour ajuster vos affaires? Fi! peste soit du butor! Je voudrais bien que l'on m'eût donné autrefois nos vieillards à duper; je les aurais joués tous deux par-dessous la jambe; et je n'étais pas plus grand que cela, que je me signalais déjà par cent tours d'adresse jolis.

SILVESTRE: J'avoue que le Ciel ne m'a pas donné tes talents, et que je n'ai pas l'esprit, comme toi, de me brouiller avec la justice.

OCTAVE: Voici mon aimable Hyacinte.

Arrive Scapin qui, au vu du trouble d'Octave, lui offre de le consoler. Mais à la requête d'Octave de forger quelque invention pour le sortir de son mauvais pas, Scapin, tout en reconnaissant que le Ciel l'a fait naître homme à inventer toutes sortes d'intrigues, déclare que depuis qu'il a eu maille à partir avec la justice il ne se mêle plus de rien. Mais il veut bien écouter l'affaire.

 

 

« l'action.

C'est le commentaire de Scapin : on lui demandait de l'aide, il répond par du mépris pour le peu de gravitéque revêt à ses yeux la situation, et fait reproche à Silvestre de son manque d'invention pour sortir son maître deson mauvais pas. On distingue clairement que la structure de cette scène est à double détente: l'exposition des faits occupe lapremière et la troisième parties; la deuxième et la quatrième parties sont consacrées à Scapin.

En bref, d'un côté lasituation et les événements, de l'autre, Scapin.

C'est dire que la personnalité de celui-ci compte autant quel'histoire. Le « caractère » de Scapin Comparer la fin de cette deuxième scène à la fin de la scène précédente fait découvrir que si l'action n'a pasprogressé d'un pas - Octave et Silvestre sont toujours dans le même embarras -, le climat a totalement changé.Aux pleurnicheries d'Octave et de Silvestre ont succédé les paroles rassurantes de Scapin, à qui rien ne sembleimpossible, et pour qui les situations les plus désespérées apparaissent comme « bagatelles ». Dès sa première entrée en scène, Scapin se caractérise ainsi par une double maîtrise: - maîtrise de l'espace comique : c'est lui qui ouvre la scène de ses questions et qui la clôt de ses parolesrassurantes; et la construction de la scène, nous l'avons vu, le met au premier plan ; - maîtrise des événements: alors que dans la premièrescène Silvestre se révélait incapable de trouver unequelconque solution à une situation jugée désespérée,Scapin est présenté comme l'homme du recours (enlui demandant son aide, Octave suggère qu'il aconfiance en ses capacités), et s'affiche lui-mêmecomme celui à qui rien n'est impossible. Parler de caractère en ce qui le concerne est un biengrand mot.

Il ressortit en premier lieu à un typethéâtral, celui du fourbe, et traditionnellement lesfourbes abondent en inventions et se sentent de tailleà surmonter tous les obstacles qui s'offrent à eux.Mais ce qui caractérise plus particulièrement Scapin,c'est qu'il se présente comme un génie de lafourberie, et surtout qu'il érige celle-ci au rang d'unart véritable.

Du coup, il récuse le terme même defourberie: c'est «le vulgaire ignorant [qui] donne lenom de fourberies» à ses inventions; lui les qualifie de«gentillesses d'esprit », de «galanteries ingénieuses»,et parle de «noble métier ».

On retrouve la mêmeperspective valorisante à la fin de la scène: « quelqueruse galante », « quelque honnête petit stratagème», «cent tours d'adresse jolis ». Le piquant de cette présentation est que la noblesse,l'honnêteté, la galanterie de ses tours ne l'ont pasempêché de se «brouiller avec la justice ».L'explication? «le mérite est trop maltraité aujourd'hui», et Scapin s'est trouvé en butte à « l'ingratitude dusiècle ».

Explication bien courte assurément.

S'agit-ilde suggérer que Scapin a eu un passé tumultueux etpas si honnête que ça? qu'il n'a pas toujours étévalet, et qu'il ne s'y est résolu qu'après avoir eu mailleà partir avec la justice? Molière se garde bien de nous permettre de trancher.Il laisse chacun libre de prêter à Scapin le passé quilui plaît.

Pour sa part, il joue à conférer une imageambivalente à son héros, sachant bien qu'à lareprésentation le contraste entre les bellesdéclarations honnêtes et galantes et l'évocation deproblèmes avec la justice est source de comique.

Etcette image ambivalente ne cessera d'accompagnerScapin tout au long de la pièce: il se révèlera à l'actesecond comme un fidèle valet qui joue des tourspendables à son jeune maître; et il ira au troisièmeacte jusqu'à rouer de coups « gratuitement » le vieuxGéronte.. »

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