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Genet et les Palestiniens : La Subversion de la politique orientaliste

Publié le 15/08/2012

Extrait du document

genet

Ma vie était ainsi composée de gestes sans conséquences subtilement boursouflés en actes d’audace. Or quand je compris cela, que ma vie s’inscrivait en creux, ce creux devint aussi terrible qu’un gouffre. Le travail qu’on nomme damasquinage consiste à creuser à l’acide une plaque d’acier de dessins en creux où doivent s’incruster des fils d’or. En moi les fils d’or manquaient. [. . .] Ma vie [visible] ne fut que feintes bien masquées. (Captif 247)  Cette vie rendue visible par le damasquinage révèle chez le narrateur une appréhension honnête de sa propre « malhonnêteté «. Il admet que sa vie ne consistait que des ‘feintes bien masquées’. Or, Genet l’écrivain ment lorsqu’il prend la parole. Il nous le dit lui-même : « I am true only to myself. As soon as I speak, I am betrayed by the situation, I am betrayed by the person who is listening to me, simply as a function of communication. I am betrayed by my choice of words « (“Affirmation” 78).  Si la langue entrave la dissémination de la vérité, est-ce que nous devons conclure que le récit d’Un captif amoureux n’est qu’une série de mensonges ? Peu importe et qui peut le dire, car Genet le narrateur nous rappelle qu’il s’agit à la fois de ses « souvenirs qui devraient être lus comme un reportage « (610) et aussi de sa propre « fantaisie « (104) ; il nous rappelle aussi qu’il n’est point historien.

genet

« Ici la voix narratrice s'avère peu à peu divisée en deux, en son Autre.

À deux reprises et de deux perspectives différentes, la voix narratrice met en relief la dynamiquedu regard : « l'homme qui écrit ce livre voit sa propre image » et « la diminution de mes propres proportions à mes yeux ».

Nous témoignons ici d'une observation àla fois objective et subjective.

Peut-être le regard sur l'autre est-il plus facile et moins douloureux que celui sur soi.

En utilisant la troisième personne—« l'homme quiécrit »—Genet le narrateur établit de la distance entre lui et l'inévitabilité de sa propre fin.

Hélas, au fur et à mesure—vers la fin de la longue phrase—il assume lavoix à la première personne, mais ceci d'une manière réticente.

Il faut d'abord que « la diminution de ses propres proportions » atteigne ses yeux avant qu'il nereconnaisse l'approximation rapide de l'horizon, voire de sa propre mort d'où il ne reviendra pas.

Dans La Chambre claire, Barthes élabore à son tour une méditationsentimentale sur la perte et la mortalité à travers la photographie.

Dans les réflexions des deux écrivains, la menace—ou bien la libération—que représente la notionde l'héautoscopie paraît imminente.L'héautoscopie est une forme d'hallucination qui survient dans certains états pathologiques ou de prises de conscience, au cours desquels le sujet voit apparaître undouble de lui-même.

Mais la conscience est située dans le corps physique, le double étant perçu comme vu dans un miroir, le plus souvent d'ailleurs partiellement,comme dans une réduction métonymique.

Un sentiment de tristesse est le plus souvent associé au phénomène héautoscopique.

De tels instants d'auto-reconnaissancetraversent le récit de Genet et fournissent au narrateur la possibilité de réaliser sa propre subjectivité.

Genet le narrateur explique : « L'étrangeté de ma situationm'apparaît maintenant ou de trois quarts, de profil ou de dos, car je ne me revois, avec mon âge et ma taille, jamais de face, mais de dos ou de profil, mes dimensionsm'étant précisées par la direction de mes gestes ou par les gestes des feddayin [.

.

.] » (339).

Donc le seul biais par lequel le narrateur prend forme, se subjectivise, esten rapport à un autre, que ce soit son autre ou un autre individu.

Barthes en parle en détail au cours de ses ruminations sur la photographie lorsqu'il cherche àqualifier celle-ci comme l'avènement du moi comme l'autre (Camera 12).

Si, selon Barthes, la photographie transforme le sujet en objet, ou comme Barthes le dit plusprécisément, en objet de musée, pour Genet la notion du regard qui capte une image ou, plus important, qui se fait capter au travers du regard de celui qui estregardé, fonctionne d'une manière opposée.

Autrement dit, ce sera à travers le regard miroité que prennent forme et substance non seulement les objets mais aussi lesujet, voire Genet le narrateur.

Si j'insiste sur cette association entre la photographie théorisée par Barthes et la notion de l'image comme réfléchie par Genet, c'estparce que Genet lui-même élabore les descriptions des images dans Un captif amoureux au travers d'un langage appartenant à l'art de la photographie.

L'œil dunarrateur est « si heureux dans les plans fixes » (253) et, après tout, la susdite allusion aux « éclats d'images » ne nous fait-elle pas penser à une série de clics à vitessed'obturation rapide ?La notion de l'image photographique—voire l'image permanente—travaille en tandem avec l'idée de l'effacement et du vide.

Il existe une tension dialectique entre lesdeux notions qui résulte d'une qualité à la fois éphémère et durable chez les personnages qui traversent le récit de Genet:Cette image du feddai est de plus en plus ineffaçable.

Il se tourne dans le sentier ; je ne verrai plus son visage, seulement son dos et son ombre.

C'est alors que je nepourrai plus lui parler ni l'entendre que j'aurai le besoin d'en parler.Il semble que l'effacement ne soit pas seulement la disparition mais aussi la nécessité de la combler par quelque chose de différent, par peut-être le contraire de cequ'il efface.

Comme s'il y avait eu un trou dans cet endroit où le feddai disparaît c'est qu'une photographie veut le rappeler dans tous les sens de ce mot.

Elle rappellele feddai d'assez loin—dans tous les sens de cette expression.

Voulut-il disparaître afin qu'apparût le portrait ? (Captif 37)Prenons note ici du feddai dont l'image, en une apparente contradiction dans les termes, devient de plus en plus ineffaçable en raison de sa propre disparition.

Lorsquele feddai tourne dans le sentier, son image se réduit à une ombre aux yeux du narrateur, mais ce même phénomène sert à « combler » l'absence par une pesanteur, uneplénitude—voire une subjectivité qui était alors refusée au feddai : « Voulut-il disparaître afin qu'apparût le portrait ? » demande le narrateur.

Le feddai soupçonne-t-il qu'un tel portrait résulterait de, comme Barthes le suggère, sa propre affirmation sur l'échelle de l'histoire ? « La photo prouve le fait que ce que j'ai vu a existé [etsera éventuellement mort] » (12).

Pour Barthes et, paraît-il, pour Genet, il s'agit d'une sorte de différance, au sens derridien du terme, du sujet/objet capté dans unephotographie.Nous remarquons également l'importante allusion au trou où le feddai aurait pu disparaître.

Dans Un captif amoureux cette notion de trou, de vide, ou de sillondonne forme à ce qui passe inobservé dans le discours orientaliste.

La notion d'un espace interstitiel caractérise le récit de Genet et nous rappelle le processus degravure à l'eau forte et celui de damasquinage qui précède la technique photographique.

Peu importe le processus spécifique de développement : le résultat souhaitédemeure le même.

Il faudra toujours un creux, de l'obscurité, voire un négatif pour rendre visible ce qui n'était pas alors reconnaissable.

Ainsi le narrateur met encontexte le sens de sa propre vie en rapport à l'image métaphoriquement produite et figée par le damasquinage :Ma vie était ainsi composée de gestes sans conséquences subtilement boursouflés en actes d'audace.

Or quand je compris cela, que ma vie s'inscrivait en creux, cecreux devint aussi terrible qu'un gouffre.

Le travail qu'on nomme damasquinage consiste à creuser à l'acide une plaque d'acier de dessins en creux où doivents'incruster des fils d'or.

En moi les fils d'or manquaient.

[.

.

.] Ma vie [visible] ne fut que feintes bien masquées.

(Captif 247)Cette vie rendue visible par le damasquinage révèle chez le narrateur une appréhension honnête de sa propre « malhonnêteté ».

Il admet que sa vie ne consistait quedes ‘feintes bien masquées'.

Or, Genet l'écrivain ment lorsqu'il prend la parole.

Il nous le dit lui-même : « I am true only to myself.

As soon as I speak, I am betrayedby the situation, I am betrayed by the person who is listening to me, simply as a function of communication.

I am betrayed by my choice of words » (“Affirmation”78).Si la langue entrave la dissémination de la vérité, est-ce que nous devons conclure que le récit d'Un captif amoureux n'est qu'une série de mensonges ? Peu importe etqui peut le dire, car Genet le narrateur nous rappelle qu'il s'agit à la fois de ses « souvenirs qui devraient être lus comme un reportage » (610) et aussi de sa propre« fantaisie » (104) ; il nous rappelle aussi qu'il n'est point historien.

N'est-il pas pourtant possible que Genet réalise dans Un captif amoureux, peut-être pour lapremière fois dans sa vie, une lucidité et une affirmation vis-à-vis de ses propres passions et des limites de la parole.

Si Genet l'homme nous ment en parlant, Genet lenarrateur s'appréhende et se met à nu honnêtement à travers le regard de l'autre : « Je compris que je me regardais pour la première fois, non dans un miroir appelépsyché, mais selon un œil ou des yeux qui m'avaient découvert [.

.

.].

Chacun m'avait [.

.

.] vu et reconstitué » (Captif 349).

Il s'agit aussi pour Genet de récupérer desténèbres le monde oriental tel qu'il a été élaboré et fétichisé chez les Français dans le discours orientaliste.

Or, il donne une pesanteur, une substance, une sorte detroisième dimension aux Palestiniens que les médias occidentaux ne leur accordaient pas.

Ainsi, tout comme la photographie de Barthes, d'un seul coup, me semble-t-il, Genet réussit dans un processus d'affirmation à jeter de la lumière non seulement sur le monde externe—ou oriental dans le cas de Genet—mais aussi sur lui-même. Repères bibliographiques :Barthes, Roland.

La Chambre claire : Note sur la photographie.

Paris : Gallimard, 1980.Genet, Jean.

L'Ennemi déclaré : textes et entretiens.

Paris : Gallimard, 1991.---.

Prisoner of Love.

Intro.

Ahdaf Soueif.

Trans.

Barbara Bray.

New York: New York Review of Books, 2003.---.

Un captif amoureux.

Paris : Gallimard, 1986.Genet, Jean, Layla Shahid Barrada, and Rudiger Wischenbart.

“Jean Genet: Affirmation of Existence through Rebellion.” Journal of Palestine Studies 16.2 (winter1982): 64-84.Goytisolo, Juan.

Les royaumes déchirés.

Trad.

Jöelle Lacor.

Paris: Fayard, 1988.Saïd, Edward.

Orientalism.

New York: Vintage Books, 1979. -----------------------[1] Cf.

p.

xvi de l'introduction écrite par Ahdaf Soueif dans Prisoner of Love, traduit par Barbara Bray et publié par The New York Review of Books, New York,2003.. »

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