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Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, 3, partie, chap. 1

Publié le 17/01/2022

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Au mois de juin 1848, Frédéric Moreau, le héros de l'Éducation sentimentale, et sa maîtresse Rosanette font un séjour à Fontainebleau. Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, s'avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d'anguilles dans un compotier en terre de pipe', du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l'illusion. Ils se croyaient presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel. Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge. Le ciel d'un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait à l'horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit d'une maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l'eau secouait légèrement des perches plantées au bord pour tenir des filets; une nasse d'osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là. Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d'un puits ; — chaque fois qu'ils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne. Il ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, 3, partie, chap. 1, 1869. Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourriez, par exemple, étudier les éléments de la description, ainsi que le jeu des différents regards (personnages, narrateur, lecteur). Introduction Cet épisode est l'un des plus purs, des plus sensuels, des plus sereins de L'Éducation sentimentale. Il est remarquable, d'ailleurs, que Frédéric ne le partage ni avec Madame Arnoux — la figure de l'amour ; ni avec Madame Dambreuse — la figure de la réussite ; mais avec Rosanette qui est, ne l'oublions pas, une courtisane. Ce qui jette un jour ambigu sur la plénitude de bonheur et l'illusion de sa pérennité ressenties par le héros à la fin du fragment. Disons qu'il s'agit en fait d'un instant privilégié — un des seuls, justement, où Frédéric puisse — dans la discontinuité — s'accomplir. D'autre part, ce moment parfait, suspendu hors du temps, l'est d'autant plus que les deux personnages sont à Fontainebleau, tandis que se déroulent à Paris les journées de juin 1848, celles où le prolétariat parisien est écrasé par les forces conservatrices de la République, et où se consomment l'éclatement et l'échec de celle-ci. Frédéric a d'ailleurs des amis répartis dans les deux camps. Cette plénitude momentanée, dans l'isolement par rapport à l'agitation de l'histoire — un monde plein de bruit et de fureur —, est aussi une des leçons finalement pessimistes du roman. Cette perspective étant posée, nous avons dans ce passage une série d'éléments descriptifs regroupés en deux séquences : le dîner à l'auberge, la promenade au bord de la Seine, elles-mêmes reliées par une courte et objective phrase de transition (« avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge ») ; et conclues par une réflexion sur le bonheur pour laquelle le narrateur, quittant la « réserve » du romancier réaliste, plonge son regard à l'intérieur de son héros.
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« produit une impression plus forte de réalité (ils s'y croyaient). 2.

La deuxième séquence, contrairement à la première, est menée beaucoup plus en pointillé.a) D'abord, une cartographie des lieux, à partir de points de repère privilégiés (le ciel, la forêt, un village avec sonclocher au bout de la prairie, une maison au toit rouge près de la rivière).b) Arrivé là, Flaubert s'étend largement sur celle-ci :— les objets qui l'encombrent (joncs, engins de pêche, chaloupes);— le mouvement presque imperceptible (la rivière est immobile malgré sa sinuosité ; un peu de vent penche à peineles joncs et secoue légèrement les perches qui tendent les filets).

D'où une impression de calme et de paix.c) Retour près de l'auberge — qui permet de passer «à l'intérieur » du cerveau de Frédéric : « On » découvre unefille d'auberge tirant les seaux du puits, mais c'est le héros qui écoute le grincement de la chaîne...

Ce point de vuepersonnel du héros, le romancier en rendra compte dans la dernière phrase (contenu et perspectives du bonheur deFrédéric, tels que lui-même les ressent). II.

Le jeu des regards. Ce texte, comme souvent chez Flaubert, repose sur une combinaison subtile de regards différents ; sur l'imbricationde plusieurs points de vue.

Pourtant, dans la convention réaliste, le romancier devrait s'effacer derrière l'objet de ladescription, « l'enregistrer ».

Gageure naturellement impossible — puisque l'écrivain, en fait, quelles que soient sessources d'inspiration, invente tout — et que les plus lucides aménagent pour approfondir le sens. 1.

Le regard de Flaubert.a) Il est, évidemment, d'abord dans les descriptions.

Et, de fait, on a dans ce fragment de véritables séquencesd'objets.• description physique de Rosanette ;• objets utilisés ou consommés durant le repas ;• les bords de la rivière.

Encore qu'ici, l'espace étant beaucoup plus vaste qu'une salle d'auberge, elle-même ferméesur un tête à tête, le tri opéré par Flaubert est beaucoup plus manifeste : il est orienté par l'impression d'immobilité,de calme et de simplicité qu'on veut produire. b) Mais Flaubert passe, à plusieurs reprises, à l'intérieur de ses personnages, « rend compte » de leurs sentimentsponctuels, de leurs impressions les plus intimes et les plus fines.• A la fin du premier paragraphe, il saisit ainsi la nature du plaisir et jusqu'à l'illusion que ses héros éprouvent : êtreen voyage de noces enItalie.• Après le deuxième paragraphe, on a l'exploration du jugement que Frédéric porte sur la scène, les conclusions qu'ilen tire en lui-même pour sa propre vie : «Il ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses jours, tantson bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme.

» Flaubert va ici jusqu'àdécrire l'appréciation instantanée que son héros porte sur le rôle de l'héroïne dans son propre destin ! 2.

Le regard de Frédéric.Parfois Flaubert délègue la fonction de regard à son principal personnage.• La description de Rosanette (cf.

supra) est faite à partir du regard de Frédéric (témoin privilégié, il est vrai !).«Rosanette [était] en face de lui ; et ilcontemplait...

»• A la fin du deuxième paragraphe, l'ouïe de Frédéric prend le relais duregard : « Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne.

» C'est d'ailleurs par lebiais de cette écoute de Frédéric que Flaubert « entre » en lui et, reprenant la parole, écrit, à la place de sonhéros, en se faisant « l'interprète » de ses pensées, la phrase finale. 3.

Le nez de Rosanette ou le regard du lecteur.En même temps, Flaubert implique au maximum le lecteur dans le jeu.On notera la précision avec laquelle le romancier situe les objets, les personnages, l'organisation des lieux :«La table était près de de la fenêtre, Rosanette en face de de lui ».

«Le ciel...

s'appuyant à l'horizon sur ladentelure des bois.

En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ; et, plus loin, à gauche, letoit d'une maison...

».

« Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d'un puits; chaque foisqu'ils remontaient...

».

Mise en place du tête à tête, dans le premier paragraphe ; de l'espace riverain dans lesecond ; le lecteur peut et doit s'orienter, orienter son regard comme celui des personnages.• Les séquences d'objets (cf.

supra) sont là pour amener le lecteur à « visualiser » le plus possible, à s,'approprier lascène, en faisant fonctionner sa propre mémoire et son propre imaginaire.

Le nez de Rosanette, la forme ducompotier, le goût du vin, etc., ne seront pas les mêmes pour chaque lecteur ! Du coup, celui-ci est au moinsfortement tenté de s'identifier à Frédéric, d'avoir besoin de Rosanette pour partager un moment parfait qui, seul,. »

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