Devoir de Philosophie

Gustave Flaubert : Salammbô

Publié le 05/03/2011

Extrait du document

flaubert

   Sur l'étendue de la plaine, des lions et des cadavres étaient couchés, et les morts se confondaient avec des vêtements et des armures. A presque tous le visage ou bien un bras manquait ; quelques-uns paraissaient intacts encore ; d'autres étaient désséchés complètement et des crânes poudreux emplissaient des casques ; des pieds qui n'avaient plus de chair sortaient tout droit des cnémide1, des squelettes gardaient leurs manteaux ; des ossements, nettoyés par le soleil, faisaient des taches luisantes au milieu du sable.    Les lions reposaient la poitrine contre le sol et les deux pattes allongées, tout en clignant leurs paupières sous l'éclat du jour, exagéré par la réverbération des roches blanches. D'autres, assis sur leur croupe, regardaient fixement devant eux, ou bien, à demi perdus dans leur grosse crinière, ils dormaient, roulés en boule, et tous avaient l'air repus, las, ennuyés. Ils étaient immobiles comme la montagne et les morts. La nuit descendait ; de larges bandes rouges rayaient le ciel à l'occident.    Dans un de ces amas qui bosselaient irrégulièrement la plaine, quelque chose de plus vague qu'un spectre se leva. Alors un des lions se mit à marcher, découpant avec sa forme monstrueuse une ombre noire sur le fond du ciel pourpre ; quand il fut près de l'homme, il le renversa, d'un seul coup de patte.    Puis, étalé dessus à plat ventre, du bout de ses crocs, lentement, il étirait les entrailles.    Ensuite il ouvrit sa gueule toute grande, et durant quelques minutes il poussa un long rugissement, que les échos de la montagne répétèrent, et qui se perdit enfin dans la solitude.    Tout à coup, de petits graviers roulèrent d'en haut. On entendit un frôlement de pas rapides, et du côté de la herse, du côté de la gorge, des museaux pointus, des oreilles droites parurent ; des prunelles fauves brillaient. C'étaient les chacals arrivant pour manger les restes.    Le Carthaginois, qui regardait penché au haut du précipice s'en retourna.

C'est un lieu pétrifié, sans aucune notation végétale ; le site est absolument minéral, dessiné à grands traits, sans aucune couleur locale (« roches blanches «, « la montagne «, le « sable «, les « graviers «). Ce vocabulaire d'une extrême platitude n'en atteint que mieux son objectif : il ne vise pas à décrire, mais renvoie à la mort par l'immobilité suprême que constitue la pétrification. Le symbole est, d'ailleurs, explicite dans la comparaison « immobiles comme la montagne et les morts «.   

flaubert

« Ainsi, tous les éléments de cette scène aussi symbolique que descriptive convergent pour exprimer la destructiontotale des hommes. C'est dans cette lumière symbolique que se déploient les éléments de la :2e PARTIE : La description Elle associe assez curieusement les morts (les hommes) et les vivants (les lions). A.

Les morts, ce sont des dépouilles humaines.

Le vocabulaire, sobre et précis, indique l'état dans lequel ils sont ;même pas des cadavres, mais des éléments de cadavres, soit à cause des mutilations subies (« à presque tous levisage ou bien un bras manquait »), soit qu'ils aient été complètement décharnés par les lions et le soleil jusqu'àn'être plus que des squelettes, des « ossements nettoyés par le soleil ».

Là, non plus, aucun effet, aucunerecherche de l'horrible.

La langue, presque pauvre laisse l'imagination dessiner le tableau et la sensibilité réagir : letragique affleure dans le retour au néant de ce qui a été une armée, des êtres humains.

A présent, cadavres qui ontperdu non seulement leur intégrité mais aussi leur identité.

Le vocabulaire les désigne par un faisceaud'indéterminations (« des cadavres », « quelques-uns », « d'autres », « les morts se confondaient avec desvêtements »).

Réduits à des « amas qui bosselaient irrégulièrement la plaine » puis à ces « restes » (le mot estterrible dans sa précision et sa simplicité), que viennent « manger » les chacals.

Morts, les hommes sont renvoyésau néant organique, à la terre avec laquelle ils se fondent déjà, à la digestion des fauves. B.

Les lions Ils devraient s'opposer aux morts ; ils les rejoignent dans l'immobilité : « Ils étaient immobiles comme la montagne etles morts ».

La comparaison les intègre dans une fixité hors du temps, de la vie, une absence d'action.

Ils sont, eneffet, plongés dans une torpeur digestive qu'exprime un réseau de vocabulaire de l'inaction (« reposaient », «regardaient fixement », « ils dormaient, immobiles ») que la valeur durative de l'imparfait accentue. On dépasse toutefois la banalité de la situation digestive lorsqu'on lit la série des trois qualificatifs et leuragencement terriblement suggestif « repus, las, ennuyés ».

Les déterminants, l'ordre dans lequel ils sont disposésrappellent la nature du festin animal, son affreuse abondance.

Le dernier adjectif enlève définitivement toutenoblesse à cette mort des hommes.

Ils ne sont plus que matière, et la transformation de cette matière est en cours,dans la terrible banalité d'une bombance animale. La mort renouvelle le cycle de la vie, d'une autre forme de vie où rien ne rappellera qu'il y eut, là, ce que l'on appelledes hommes. 3e PARTIE : Enfin, suit un bref récit C'est à peine un incident ; traité au ralenti, il ne déplace que pour quelques instants les lignes du tableau. L'action est comme étirée par la scansion des quatre adverbes qui ponctuent le temps (« alors »...

« puis »...

«Ensuite »...

« enfin ».

Chaque mouvement lui-même semble prolongé par des procédés divers (par exemple « un deslions se mit à marcher », au lieu de marcha).

Le rythme des phrases joue un rôle important, l'exemple le plussignificatif étant aussi le plus atroce : « Puis,/étalé dessus à plat ventre,/du bout de ses crocs,/lentement,/il étiraitles entrailles.

» Les pauses détaillent la phrase en cinq séquences ; quatre d'entre elles sont consacrées à des complémentscirconstanciels qui construisent, à traits précis, une image saisissante et font attendre dans une sorte de suspensstylistique, l'action relatée sans un mot de trop : sujet, verbe, objet.

De plus, le verbe relate l'action à l'imparfait(au lieu du passé simple attendu) dont la valeur durative contribue à cette impression de ralenti.

Autre type deprocédé rythmique : la phrase consacrée au rugissement où les deux propositions relatives évoquent la chaîne deséchos frappant le cercle des montagnes. L'action elle-même rappelle l'aspect dérisoire de la présence humaine dans cet univers impassible où seulestriomphent les lois de la nature.

Le contraste est frappant entre « quelque chose de plus vague qu'un spectre »évoquant par une série d'indéterminations et d'impropriétés, la dernière manifestation de la vie humaine, faiblejusqu'au mirage et la vision si nette du lion « découpant avec sa forme monstrueuse une ombre noire sur le fond duciel pourpre ».

Le récit, par son tempo s'intègre au tableau ; il le fixe en quelque sorte tout en progressant dans lacruauté. Alors que l'arrivée des chacals semble boucler la chaîne alimentaire, un degré supplémentaire est franchi avec laprésence du Carthaginois, enfin révélée.

On comprend, a posteriori, que les détails du tableau et du récit ont étéenregistrés avec une minutieuse exactitude par le regard du Carthaginois qui a fonctionné, depuis le début, commeune caméra invisible.

On saisit, à travers l'écoulement du temps - du jour insoutenable à la nuit tombante - combienle spectateur a été vigilant.

On comprend surtout la raison de cette vigilance : constater la disparition absolue detoute trace de vie humaine.

Spectateur, déshumanisé, le Carthaginois permet de mesurer ce qui fait l'extraordinairedensité de ce passage : la primauté absolue donnée à la réalité pure, sans aucune trace de commentaireémotionnel.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles