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Héroïsme et amitié dans En attendant Godot de Samuel Beckett.

Publié le 29/06/2012

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godot

«ESTRAGON. - On ferait mieux de se séparer. VLADIMIR - Tu dis toujours ça. Et chaque fois tu reviens. «(86-87) L'un et l'autre ont donc intérêt à entretenir ce commerce, où il y a bel et bien échange de services ; n'est-ce pas une forme d'amitié utile ? Enfin, on admettra facilement que les signes d'amitié coïncideront avec les moments d'apaisement que connaît la pièce, et qui succèdent à des situations de tension et de mésentente. Or, si celles-ci sont dépassées, c'est quo Fun ou l'autre prend l'initiative de la réconciliation, sans demander des comptes, en passant simplement l'éponge. A titre d'exemple, rappelons le moment où «Estragon se réveille en sursaut«(19) : il vient de faire un rêve qu'il veut raconter à Vladimir qui refuse de l'entendre ; 

godot

« s'explique que par l'absence d'une autre possibilité : ici, l'ami n'est pas la personne la plus aimable, mais la moins détéstable.

On voit bien que pour des raisons quitiennent à la fois à l'horreur de leur destin, au tempérament de chacun et aux défaillances du langage, le lien qui lea unit ( et parfois les désunis) ne peut être que d'uneextrême fragilité.

Cette amitié dont ils ont quelque souvenir, et au cours de laquelle «la main dans In main on so serait jeté en bas de la tour Eiffel» (l l), ne peut plusse wiuuguer au présent , auparavant unis pour le meilleur comme pour le pire, peuvent-ils demeurer véritablement amis maintenant qu'il se reste que le pire ? On nepeut se permettre tout de même pas de conclure ainsi, ce serait trop terrible ! Pour être plus juste, transposons à l'amitié un célèbre propos sur le bonheur : il n'y a pasd'amitié, il n'y a des moments d'amitié.

Au lieu donc d'aller dans EAG à la recherche d'une quelconque amitié aristotélicienne, ne vaut-il pas mieux repérer des signes,aussi menus soient- ils, d'une amitié à la mesure des mines d'hommes que sont Estragon et Vladimir.

III- Des amis malgré tout: Plus haut, il a été signalé que les deux compères refusent tout lien, niais il yen a au moins un auquel il ne peuvent échapper, c'est l'usage de la parole, perçue non pluscomme un véhicule du sens, mais en tant que vecteur d'attachement.

C'est donc commettre en quelque sorte un contresens que de lire les rapports entre Vladimir etEstragon dans le sémantisme des propos qu'ils échangent : il suffit qu'ils s'entendent (au sens acoustique) pour s'entendre ( au sens de se comprendre).

Entre eux, il ya désaccord quand le silence envahit la scène, et menace de rompre le lien ; par conséquent, coûte que coûte, il faut maintenir ce lien en vie, en jouant à Pozzo etlucky, en parlant de carottes et de navets, en s'engueulant s'il le faut.

L'essentiel, c'est de «renvoyer la balle», pour témoigner de sa présence aux cotés du partenaire.Cette conversation a bride lâchée évolue en rapport de connivence, de sympathie, et aussi d'amitié, dans la mesure où elle est génératrice de plaisir, où au moins desatisfaction ; sentiment qui apparaît dans ce bref échange : «ESTRAGON.

- On se débrouille pas trop niai, hein, Didi, tous les deux ensemble f...] VLADIMIR.

-Mais oui, mais oui, on est des magiciens» (97).

Cependant, le plaisir qu'ils peuvent éprouver ne peut être tout au plus que celui du dépouillement, plaisir où l'onapprécie l'âcre satisfaction d'avoir un autre soi-même, c'est-à-dire un ami.

En référence à la terminologie aristotélicienne, la relation Vladimir-Estragon serait, aumoins par moments, une forme dégradée de l'amitié agréable.

Par ailleurs, puisqu'ils sont condamnés à vivre ensemble, ce qui est apparu au départ comme étant uneincompatibilité de caractère se nietamorphose en çompl5mentarité : Vladimnir, le penseur du couple a besoin dg quelqu'un dont la présence évitera le face à facehorrible avec soi; Ealrugon, plus fragile, a besoin de quelqu'un qui l'aiderait, un tant soit peu, à ne pus s'engloutir dans cette durée molle et terrible de l'attente ; c'estpourquoi nous assistons à une espèce de maternage ( protection, conseils, rappels à l'ordre...) de celui-ci par celui-là.

Les menaces de séparation, faites de mots, n'ontplus aucun sens : «ESTRAGON.

- On ferait mieux de se séparer.

VLADIMIR - Tu dis toujours ça.

Et chaque fois tu reviens.

»(86-87) L'un et l'autre ont donc intérêtà entretenir ce commerce, où il y a bel et bien échange de services ; n'est-ce pas une forme d'amitié utile ? Enfin, on admettra facilement que les signes d'amitiécoïncideront avec les moments d'apaisement que connaît la pièce, et qui succèdent à des situations de tension et de mésentente.

Or, si celles-ci sont dépassées, c'estquo Fun ou l'autre prend l'initiative de la réconciliation, sans demander des comptes, en passant simplement l'éponge.

A titre d'exemple, rappelons le moment où«Estragon se réveille en sursaut»(19) : il vient de faire un rêve qu'il veut raconter à Vladimir qui refuse de l'entendre ; Estragon insiste en vain, puis arrivent cesrépliques : «VLADIMIR (sans se retourner).

- Je n'ai rien à te dire.

ESTRAGON (pas en avant).

- Tu es fâché? (Silence.

Pas en avant).

Pardon ! (Silence.

Pas enavant II lui touche l'épaule.) Voyons, Didi.

(Silence) Donne ta main ! (Vladimir se retourne.) Embrasse-moi ! (Vladimir se raidit.) Laisse-toi faire ! (Vladimirs'amollit.

Il s'embrassent.[..].» Et la conversation se poursuit comme si de rien n'était.

La réplique conciliante d'Estragon est intéressante à plus d'un titre ; elle mêleune demande d'excuse (mais de quoi ?), un reproche d'une extrême pudeur, l'expression d'une profonde affectivité qui se lit dans le diminutif, et une série d'impératifsqui sont autant d'appels à la réconciliation.

Si on se rappelle ensuite que c'est une réplique de théâtre, on en découvrira davantage l'interct, souligné ici par la richessede l'appareil didascalique.

C'est pourquoi, une représentation conforme à l'esprit du programme de cette année devrait privilégier de tels instants, en faisant en sortequ'ils soient les plus sincères, les plus tendres, les plus vrais.

Le rapport entre le théâtre et l'amitié est ainsi établi, surtout si l'on se rappelle les lacunes du langage:dans EAG , l'amitié se dit plus par le langage du corps que par celui des mots[13].

Au bout de cette réflexion, il paraît évident que les héros tragiques que sont Vladimir et Estragon parviennent, malgré tous les obstacles, contre néant etchaos, à tisser des liens d'amitié.

Mais comment qualifier cette amitié ? instinctive, forcée, minimale, nécessaire, tragique, vitale ? Tentons le néologisme «survltale»,puisque ce lien leur permet de survivre.

Et puis, dan un monde fondamentalement caractérisé par la violence, dans une société dont les membres entretiennent desrapports comparables, sinon identiques, à ceux du couple Pozzo-Lucky, peut-on exiger davantage de nos deux amis ? Entre l'amitié vertueuse d'Aristote, à laquelle onne peut prétendre par manque de sagesse, et la tricherie généralisée qui consiste à faire circuler de la fausse monnaie, n'est-il pas tout simplement plus humain des'aimer comme s'aiment Vladimir et Estragon? Enfin, pour vérifier qu'ils ont quelque part raison, il ne reste plus qu'à se taire, et par conséquent à disparaître.

---------------------------------[1] Après ces considérations, nous pouvons passer à la discussion sur l'amitié.

Aristote, E à N,VIII.

(2] «Olivier, mon ami, le moment est venupour moi de meure ta complaisance à l'épreuve et pour toi de me montrer ce que tu vaux».

Gide, Les FM, folio, pl4.

[3] En effet, à aucun moment le mot «amitié»n'apparaît dans EAG.

Les quelques occurrences du mot 'ami« sont insuffisantes pour affirmer que l'amitié constitue un axe principal de l'ouvre.

[4] Estragonformulera la même idée quelques pages plus loin, en ajoutant cette fois-ci que l'attente est insoutenable Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s'en va, c'esttcn ble (598).

[5] Cepend MIR.

- [.

] itje reprenais le combat.

(il se recueille, songeant au combat) [6j Cependant, que devient cet espoir quand on se rappelle que,dans la langue, [coucher, être sur la paille] signifie [vivre dans la misère] [7] Voir Jean Onimus, Beckett, un écrivain devant Dieu [8] le premier soupçon s'explique par l'obligation qu'a une conscience de s'exprimer avec des mots de tout le monde; de plus, il s'agit de parler pour exister et nonpour se faire comprendre.

(9] De même, pp 106-107, on assiste 9 une embrassade qu'on pourrait interpréter comme un témoignage réciproque d'amitié.

Mais,Vladimir vide cet élan de toute sa dimension sentimentale en le réduisant à un divertissement C'est fou comme le temps passe quand on s'amuse.

[10] «je suis contentde te revoir», dit Vladimir ; Estragon répond : «Moi aussi».

Pourtant, il refuse de lui serrer la main Ila question «comment va ton pieds « (14) de Vladimir ne signifiepas qu'il s'intéresse à l'état de santé d'Estragon.

Une fois qu'il a retrouvé le fil de sa pensée, tant pis pour le pied d'Estragon» II] La bouderie d'Estragon peuts'expliquer par la bastonnade de la veille, au cours de laquelle il n'a pu compter sur le secours de Vladimir.

De plus, par habitude, il sait peut-ve que ce qui l'attendn'est pas forcément une partie de plaisir ; loin delà! [12] on serait tenté de dire qu'ils refusent tout lien - ils ne sont «pas encore» (sans liaison) li-es (deux syllabesséparées) à Godet, Estragon mime avec véhémence de lacer sa chaussure, la corde se casse dès qu'ils tirent dessus_.

[13] Dans «VI.ADIMIR (tendrement).

- Je teporterai (43), la tendresse devrait se lire plus dans le jeu théâtral que dans l'énoncé_ De mime, la signification de tette scène »Estragon lève la tète.

Ils se gardentlonguement, en reculant, avançant et penchant la tête comme devant un objet d'art, tremblant de plus en plus l'un vers l'autre, puis soudain s'étreignent, en se tapantsur le dos« dépendra de la manière dont elle sera jouée « En vous disant adieu, je tâcherai de ne pas trop regretter la vie, mais je crois que vous n'avez jamais très biencompris que l'amitié que vous eûtes pour moi reste ce que j'aurai connu de meilleur.

». »

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