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jaccottet

Publié le 04/10/2012

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Université de Genève Mai 1999 Faculté des Lettres Département de français Mémoire de licence dirigé par : Adrien Pasquali et Doris Jakubec Philippe Jaccottet traducteur et poète : une esthétique de l'effacement Mathilde Vischer 5, rue du Perron 1204 Genève Tél. 311. 25. 51 [email protected] Pour Adrien Pasquali Tout effacement est comme l'ombre portée de ce qui sauve. (Adrien Pasquali, "Un silence de pierre, dans son jardin", RBL 3-4, 1997) Sommaire : 1. Introduction : p. 4 2. Philippe Jaccottet traducteur : une voie vers l'effacement : p. 6 2. 1. Les enjeux de la traduction : p. 7 2. 2. La démarche de Jaccottet : p. 17 2. 3. Jaccottet traducteur de Hölderlin : p. 22 2. 3. 1. Jaccottet et Hölderlin : p. 25 2. 3. 2. Etude de traductions : p. 30 2. 4. Jaccottet traducteur de Leopardi : p. 46 2. 4. 1. Jaccottet et Leopardi : p. 46 2. 4. 2. Etude de traductions : p. 48 2. 5. Conclusions : p. 56 3. Le poète de la transparence : p. 61 3. 1. La poétique de Jaccottet : une "traduction" du monde sensible : p. 61 3. 2. De L'Effraie à Airs : voies poétiques vers l'effacement : p. 68 3. 2. 1. L'attachement à soi augmente l'opacité de la vie : p. 68 3. 2. 2. Une poésie sans images : p. 80 3. 2. 3. Ecriture poétique et traduction : une quête de la justesse : p. 92 3. 3. De La Promenade sous les arbres à Paysages avec figures absentes : la parole poétique en questions : p. 95 3. 3. 1. Un tournant : p. 95 3. 3. 2. Le poème en mouvement : p. 96 3. 3. 3. D'une voix née d'autres voix : p. 110 4. Ecrire, traduire : p. 117 5. Conclusion : p. 123 Bibliographie : p. 130 1. Introduction De même que Jaccottet est à ce jour l'auteur de l'une des oeuvres poétiques les plus importantes de ce siècle, de même il demeure le "passeur" d'oeuvres d'auteurs parmi les plus lus aujourd'hui. L'oeuvre traduite, cette "oeuvre seconde", comme l'appelle Jean Starobinski[1], reste pourtant la plus importante : les traductions de l'oeuvre de Robert Musil à elles seules dépassent de loin les quelques centaines de pages de l'oeuvre du poète. Jaccottet l'a souvent exprimé : la traduction a occupé une place dominante dans sa vie, par nécessité alimentaire, au détriment parfois de son oeuvre personnelle. Lorsqu'il évoque son choix professionnel pour la traduction, il insiste sur le fait qu'une telle activité lui permet de rester en lien étroit avec la poésie : En choisissant la traduction, je choisissais à la fois une indépendance et une insécurité relatives. Surtout, il me semblait que la poésie aurait ainsi plus de chances de n'être pas, dans ma vie, un à-côté, le don d'un loisir, ou un élément de rupture[2]. De par le fait que Jaccottet traduise avant tout des oeuvres qu'il affectionne, et par le rapport privilégié qu'entretient le traducteur avec son auteur en lui "prêtant" temporairement sa voix, traduction et oeuvre personnelle se trouvent ainsi étroitement liées : (...) toujours, si impossible que ce soit dans l'absolu, je n'ai eu que ce souci de faire passer une voix que j'avais cru entendre et qui m'avait parlé au coeur, en lisant [3]. Tout acte de traduction, dans la mesure où le traducteur "emprunte" une voix qui n'est pas la sienne, laisse des traces ; si Jaccottet a pu être influencé dans son travail personnel par les auteurs qu'il a beaucoup traduits (nous ne nommerons ici que Hölderlin, Rilke, Leopardi, Ungaretti et Musil), c'est surtout dans sa démarche même de traducteur qu'il paraît avoir été marqué par cette activité. Si la traduction semble bel et bien avoir contribué à ouvrir le chemin vers son propre travail poétique, Jaccottet a toujours voulu que son métier reste séparé de sa recherche personnelle, afin de respecter au mieux la voix de l'auteur, ainsi que la sienne. Cette volonté révèle la clé de sa démarche de traducteur, qui vise à "s'effacer" derrière la voix de l'auteur traduit, à être le passeur d'une autre langue, d'une autre parole poétique, d'un autre regard sur le monde. Dans son oeuvre poétique, une esthétique proche semble s'affirmer au fil de ses recherches : il la nomme lui-même "effacement". Ce désir de transparence est perceptible dans l'ensemble de son oeuvre poétique, à la fois dans la poésie en vers et la poésie en prose, de même que dans ses réflexions, ou dans son seul véritable récit, L'Obscurité[4]. Cette esthétique de l'effacement, loin de s'imposer comme une évidence, est une longue recherche que le poète-traducteur définit à partir de l'expérience intuitive et concrète du travail littéraire, par un mouvement réflexif analysant cette double expérience de l'écriture. C'est la proximité et la grande cohérence entre ces deux démarches d'écriture qui seront au centre de notre réflexion. Si le traducteur cherche à se faire l'écho de la voix qu'il désire "transmettre" dans sa langue, en s'efforçant de se cacher, derrière quelle voix, derrière quelle parole le poète tente-t-il alors de s'abstraire, de s'effacer ? Dans un premier temps, après avoir resitué le travail de Jaccottet dans l'histoire de la traduction, nous étudierons le point de vue du traducteur, en tentant de montrer, par l'étude de traductions de Hölderlin et de Leopardi, les choix, les partis pris, les modalités nous permettant de décrire ce travail d'"effacement", de même que les décalages entre l'objectif de transparence et la réalisation de cette intention. Nous essaierons ensuite d'observer dans quelle mesure une voix personnelle se détache de ce travail. Dans un deuxième temps, nous aborderons le travail poétique de Jaccottet lui-même, en tentant de dégager les différents liens qui le rattachent à la démarche du traducteur et à cette esthétique de l'effacement. En mettant en évidence les liens entre les deux types de démarche, nous verrons que, au-delà de la réalisation de cet "idéal"[5] de transparence, la recherche d'un "pur langage", selon le mot de Walter Benjamin, prime. 2. Philippe Jaccottet traducteur : une voie vers l'effacement 2. 1. Les enjeux de la traduction Jaccottet s'est toujours défendu de suivre une quelconque théorie dans son travail de traducteur. Lors de la remise du Prix Lémanique, il a déclaré : Cet aveu, dont je crains, de surcroît, qu'il ne paraisse plus orgueilleux que modeste, c'est que je suis dans une ignorance totale des théories de la traduction (comme de celles, qui pis est, de la littérature) ; plus grave encore, que je n'ai jamais réfléchi aux problèmes qu'elle pose ; que j'ai donc toujours pratiqué cet art de façon à peu près uniquement instinctive, pour ne pas dire à la légère[6]. Cet aveu montre à quel point le souci d'un ancrage théorique est éloigné des préoccupations de Jaccottet. Toutefois, nous le verrons au point suivant, son cheminement intuitif suit une éthique qui révèle un grand respect de la langue, du texte et de l'auteur dont il se fait l'intermédiaire, proche de l'idéal de nombreux théoriciens et praticiens de la traduction aujourd'hui. Afin de mieux comprendre les enjeux de toute entreprise de traduction, nous allons évoquer quelques traits de l'histoire de cette activité, de même que certaines théories permettant de mieux saisir la démarche propre à Jaccottet. Si l'activité de traduction est très ancienne -les premières inscriptions en deux langues figurant sur les tombes des princes égyptiens datent du troisième millénaire avant J.-C-, l'étude de la traduction proprement dite s'ébauche au seizième siècle avec les questions posées par les nouvelles traductions des textes sacrés qui abondent à cette époque (traduction de la Bible par Luther), puis au dix-huitième siècle avec les réflexions de penseurs du romantisme allemand tels Schlegel, Goethe et Schleiermacher. Quant aux théories et aux réflexions autour de la traduction, c'est surtout dans la deuxième moitié de notre siècle qu'elles ont été l'objet d'intérêt des linguistes et des théoriciens de la littérature. La difficulté d'établir une théorie valable pour une activité qui n'a ni statut académique, ni tradition scientifique, pousse les théoriciens à envisager la traduction comme un ensemble de problèmes, d'interrogations qui mettent en jeu les relations entre deux systèmes de communication plutôt qu'entre deux langues. Les questions que l'on se pose sont, par exemple : qu'entend-on, à travers les cultures, par "traduire" ? comment traduit-on ? quelle est la fonction des traductions dans les littératures et dans leur développement ? comment expliquer les crises et les révolutions e n matière de traduction ?[7]. L'étude de la traduction telle qu'elle nous paraît la plus intéressante analyse les compatibilités et les incompatibilités entre deux systèmes de communication. Les théories que nous allons évoquer, et qui nous aideront à mieux comprendre les enjeux globaux de la traduction, ont en commun la prise en compte du facteur historique, qui montre que les in/compatibilités entre les systèmes ne sont pas absolues mais relatives. La relation entre deux systèmes dépend de facteurs tels que la place de la traduction dans la vie littéraire des deux cultures; la compatibilité des schémas et des normes ; la définition des genres littéraires ; le degré de stabilité de la langue d'arrivée ; le type de lecteur ciblé ; le contexte politique, social, culturel et moral ; les stratégies dans la méthode de traduction ; le fait qu'il s'agisse d'une première traduction ; le rôle du traducteur dans le système d'arrivée, etc. La théorie des polysystèmes d'Even-Zohar[8] met en évidence l'importance de la stabilité d'un système littéraire en matière de traduction. Une littérature jeune ou en crise sera plus ouverte qu'une littérature ayant une position dominante dans les relations littéraires ; elle sera ainsi plus apte à permettre des innovations dans les traductions, ceci en gardant par exemple certaines caractéristiques de la langue de départ. Une littérature forte, au contraire, aura tendance à imposer ses propres normes. André Lefevere[9], dans son étude sur les genres littéraires, montre l'importance de la traduction dans la définition des genres propres à chaque littérature. Il décrit par exemple comment une forme littéraire peut être introduite dans un autre système par le biais de la traduction, comme cela a été le cas pour la forme du sonnet en Chine en 1920, révélée par des traductions de Feng Chi. Dans son ouvrage Pour une esthétique de la réception[10], H. R. Jauss apporte une réflexion sur l'histoire littéraire qui tient compte de la dimension de l'effet produit par une oeuvre sur un public. La réception d'une oeuvre est liée à l'"horizon d'attente" propre aux lecteurs dans un temps donné. Lorsque l'on relit un texte du passé, il faut prendre en compte les conséquences de la tension entre l'horizon du présent et le texte du passé. Le lieu de passage de la tradition se trouve dans la fusion entre ces deux horizons. La difficulté de replacer l'oeuvre dans son horizon originel tient au fait que celui-ci est partie intégrante de notre horizon actuel. Cette réflexion générale joue un rôle important en ce qui concerne la traduction, qui pose un double problème : les lecteurs d'un texte traduit sont non seulement confrontés au décalage temporel entre original et traduction (pour un texte qui n'est pas contemporain), mais également au décalage lié à tout ce qu'implique la différence entre les deux systèmes de communication. En effet, si la langue du texte d'origine est bien inscrite dans un temps donné, celle du traducteur est confrontée à une constante évolution, qui définit ce qu'on appelle le vieillissement des traductions. Ces théories montrent à quel point les problèmes de traduction s'inscrivent dans un contexte large dont il convient de tenir compte. La prise en compte de ces facteurs relatifs, et du fait que les conventions littéraires changent constamment, permet de se libérer de la notion d'équivalence et de "fidélité". Au lieu de débattre de l'exactitude de la traduction, les traducteurs et les critiques ont tendance à considérer la fonction du texte dans chacun de ses deux contextes. L'évaluation des traductions est d'ailleurs toujours liée à la correspondance ou non entre le texte et l'attente du lecteur : il n'y a en effet pas de véritables critères "objectifs" permettant de certifier la "fidélité" ou non d'une traduction à l'original ; par convention, on dira d'une traduction plutôt orientée vers le système de départ qu'elle est de type "adéquat" ; de même, on dira d'une traduction plutôt orientée vers le système d'arrivée qu'elle est de type "acceptable". Si certains traducteurs de la Bible ont été par exemple jugés et brûlés, ce n'est pas qu'ils étaient incompétents, mais que leurs choix ne correspondaient pas aux critères de l'autorité religieuse. Ainsi, tous les problèmes pratiques posés par la traduction relatifs à la métrique, aux sonorités, aux archaïsmes, aux termes techniques, aux métaphores, à la polysémie, à l'ordre des mots et des propositions, à la longueur des phrases etc., dépendent à la fois du contexte global dans lequel s'inscrit le texte d'origine et de tous les facteurs qui influencent la traduction, y compris les connaissances, la personnalité et la sensibilité du traducteur. Un texte traduit est le résultat d'une succession de choix qui influencent la réception et surtout l'interprétation du texte. Nous allons à présent aborder les thèses de deux théoriciens qui nous aideront à mieux comprendre la démarche de Jaccottet : tout d'abord, celles d'Antoine Berman, puis celles de Walter Benjamin. Dans l'article "La traduction et la lettre ou L'auberge du lointain"[11], Antoine Berman part de l'axiome suivant : la traduction est traduction-de-la-lettre, du texte en tant qu'il est lettre [12]. Pour définir ce qu'il appelle traduction de la lettre, il entreprend tout d'abord la critique des tendances qui ont dominé les techniques de la traduction jusqu'à notre siècle : la traduction ethnocentrique et la traduction hypertextuelle. La traduction ethnocentrique (ethnocentrique signifie : qui ramène tout à sa propre culture, à ses normes et à ses valeurs) vise à traduire l'oeuvre de façon à ce que l'on ne sente pas la traduction ; elle doit donner l'impression que l'auteur aurait écrit ainsi s'il s'exprimait dans cette langue. Les meilleurs exemples ont été produits aux dix-septième et dix-huitième siècles, siècles des "belles infidèles". Cette conception de la traduction vise à faire oublier la traduction elle-même, en omettant tout ce qui n'est pas normatif, tout ce qui peut heurter par son "étrangeté". La traduction hypertextuelle (hypertextuel signifie : texte qui s'engendre par imitation, parodie, pastiche, adaptation, plagiat ou toute transformation formelle) est une traduction ne respectant pas le contrat qui lie une traduction à son original, parce que le traducteur utilise sa propre créativité au-delà du respect de la teneur de l'original ; la traduction n'est plus la réécriture d'un texte dans une autre langue, mais une recréation (on pourra citer comme exemple la traduction de Faust par Nerval). Pour Berman, il est évident que ces deux conceptions vont de pair. Au dix-neuvième siècle, une autre tendance domine, celle de l'emprise philologique. La philologie non seulement établit et fixe les textes, mais elle publie des traductions accompagnées d'un appareil critique visant à rester le plus près possible du texte. Cette visée d'exactitude est née en réaction aux tendances précédentes. Ces trois conceptions de la traduction sont loin de ce que Berman décrit comme la "traduction de la lettre". Pour lui, la dimension éthique de la traduction réside dans la possibilité d'accueillir ce qu'il y a d'étranger dans la langue : ouvrir l'Etranger en tant qu'Etranger à son propre espace de langue[13]. Dans son analyse de la traduction de L'Enéide de Klossowski[14], il étudie précisément comment le traducteur calque certaines structures de la langue latine sur le français, de manière à donner une impression de littéralité, sans pour autant qu'il s'agisse d'un mot à mot. Klossowski écrit lui-même, dans sa préface, qu'il aimerait restituer l'aspect disloqué de la syntaxe propre à la prose et à la prosodie latines. Il opère ainsi une sorte de latinisation du français, en cherchant dans les structures non-normées de cette langue un lieu d'accueil pour des éléments "étrangers". Berman écrit en fin d'analyse : La traduction littérale ne reproduit pas la facticité de l'original, mais la logique qui préside à l'organisation de cette facticité. Elle reproduit cette logique là où la langue traduisante le permet, en ses points non-normés (que du même coup elle révèle). Elle découvre ainsi un français potentiellement capable d'être latinisé, germanisé, anglicisé etc., sans que se produise le phénomène de contamination négative si fréquent lorsque des langues "entrent en contact" (souligné par l'auteur)[15]. La traduction devient ainsi la possibilité d'ouvrir la langue, de l'élargir par la confrontation à d'autres structures et à d'autres normes. Là où ce type de traduction peut poser problème, c'est que la particularité, l'étrangeté de la langue heurtée dans sa structure risque de ne pas garantir la lisibilité du texte. Berman insiste également sur le fait qu'une telle traduction n'aurait pas été possible sans les voies que des poètes comme Mallarmé ou Saint John Perse ont ouvertes. L'intérêt de cette réflexion est de poser la question du statut du texte traduit : il est clair que l'original n'est jamais le seul modèle d'une traduction. Jauss l'a développé dans son ouvrage déjà cité : toute oeuvre littéraire n'est jamais totalement nouvelle ; elle est emplie de références implicites, et contient en elle-même la tradition à laquelle elle se rattache. Si elle présente trop d'éléments novateurs, elle risque de décevoir l'attente des lecteurs et de n'être reconnue que bien plus tard, avec le recul nécessaire. Les langues elles-mêmes sont constituées de différentes couches qui font à la fois leur unité et leur caractère ouvert, modulable. Ainsi, on ne remarque plus les substrats grecs et latins de notre langue, car ils sont totalement intégrés à la spécificité de celle-ci. La langue de Dante, par exemple, est en elle-même un ensemble de différents parlers de l'époque. Leopardi, qui a mené de profondes réflexions sur la langue, disait de la langue italienne en 1820[16] : L'italien est plutôt (...) un ensemble de langues qu'une langue unique, qui peut changer selon le sujet, le style, le caractère des auteurs etc., et qui semblent être autant de langues différentes, qui n'ont presque rien de commun. Bien que l'unification de la langue écrite italienne ait commencé dès le début de la Renaissance (ce qui permet ainsi de différencier la "langue" proprement dite des dialectes), ce que décrit Leopardi est lié au fait que les dialectes se sont progressivement affaiblis au profit de litalien standard, et qu'une autre polarité est apparue, celle des variétés régionales d'italien, qui maintiennent une grande diversité de "couleurs locales"[17]. Cette diversité des parlers italiens n'est qu'un exemple de la pluralité linguistique au sein d'un pays. En plus de ce caractère hybride inhérent aux langues, les traductions portent les traces d'un système intermédiaire, car elles établissent un dosage entre les éléments étrangers et ceux qui sont propres à la langue d'arrivée. L'intérêt de la démarche de Berman est de remettre en question les deux pôles que l'on oppose habituellement en traduction (selon que celle-ci s'oriente plutôt vers le système de départ ou plutôt vers le système d'arrivée) et de proposer une troisième approche, la "traduction de la lettre", définie par une éthique de la traduction respectant plus la visée du texte que l'exactitude linguistique, mais qui, poussée trop loin, peut porter atteinte à la lisibilité du texte. Dans "La tâche du traducteur"[18], le texte fondamental qui nous servira de référence tout au long de ce travail, Benjamin commence par une réflexion sur le fait qu'une oeuvre littéraire n'a pas pour but de communiquer, mais que son essence est de l'ordre de l'insaisissable, du mystérieux, du poétique ; une traduction qui vise à "communiquer" ne peut ainsi être qu'une mauvaise traduction[19]. Nous résumerons ensuite ses propos en citant certains termes ou passages essentiels. La traduction a pour but d'exprimer le rapport le plus intime entre les langues. Ce rapport caché, elle ne peut le révéler ni le restituer, mais elle peut le représenter en l'actualisant dans son germe et dans son intensité. Ce lien entre les langues est celui d'une convergence originale[20], car la parenté entre les langues est de l'ordre de leur visée : alors que tous les éléments singuliers, les mots, les propositions, les corrélations de langues étrangères s'excluent, ces langues se complètent dans leurs visées intentionnelles mêmes[21]. Ainsi, toute traduction est une manière pour ainsi dire provisoire de se mesurer à ce qui rend les langues étrangères l'une à l'autre. La tâche du traducteur consiste alors à trouver, dans la langue où est traduit l'original, cette visée intentionnelle qui éveille en elle l'écho de cet original. La traduction n'est pas, comme la création littéraire, plongée dans la forêt de la langue ; elle se tient en dehors et elle y fait résonner l'original. Si la visée de l'écrivain est naïve, première, intuitive ; celle du traducteur est dérivée, dernière, idéelle[22]. La "fidélité" du mot à mot ne peut pas restituer pleinement le sens qu'a le mot dans l'original. C'est pourquoi l'on dit que les mots portent avec eux une tonalité affective. La "vraie" fidélité, c'est que l'ouvrage puisse exprimer la grande nostalgie d'un complément apporté à son langage. La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l'original, elle ne se met pas devant sa lumière, mais c'est le pur langage que simplement, comme renforcé par son propre medium, elle fait d'autant plus pleinement tomber sur l'original (c'est nous qui soulignons)[23]. Benjamin ajoute que la tâche du traducteur est de racheter dans sa propre langue le pur langage exilé dans la langue étrangère, et de libérer en le transposant ce pur langage captif dans l'oeuvre. En faveur de ce pur langage, et c'est ce que Berman a principalement retenu de ce texte, le traducteur fait sauter les cadres vermoulus de sa propre langue[24]. Benjamin cite alors en exemple les traductions de Sophocle par Hölderlin, qui ont élargi les frontières de l'allemand, mais il relève également le danger d'un trop grand élargissement du langage : Et c'est précisément pourquoi elles (les traductions de Pindare par Hölderlin) sont exposées plus que d'autres à l'immense danger qui, dès le départ, guette toute traduction : que les portes d'un langage si élargi et si dominé retombent et enferment le traducteur dans le silence[25]. Nous verrons que Jaccottet pressentira en effet ce danger, dans la mesure où l'effacement qu'il recherche est impossible s'il violente la langue de manière trop "visible", car celle-ci prend dès lors la marque de l'intervention du traducteur, et masque le message de l'original. La question du vieillissement des traductions n'a jamais été mieux exprimée qu'ici, car elle est étroitement liée au statut "intermédiaire" de la traduction telle que la conçoit Benjamin : dans l'original, teneur et langage forment une unité déterminée, tandis que le langage de la traduction est le signifiant d'un langage supérieur à lui-même et reste ainsi, par rapport à sa propre teneur, inadéquat, forcé, étranger. Cette brisure interdit une transmission qui, en même temps, est inutile[26]. Si la parole de l'écrivain survit dans sa propre langue, le destin de la plus grande traduction est de périr dans la croissance de la sienne, de périr quand cette langue s'est renouvelée[27]. Nous verrons que cette notion de vieillissement des traductions est centrale, notamment en ce qui concerne la question de la voix personnelle du traducteur pouvant se dégager des textes. La "tâche du traducteur" est ainsi, plus que la recherche d'une exactitude vaine ou relative qui demanderait une étude très précise à la fois de la langue, du contexte, de la réception du texte au moment de sa parution et lors de chaque réédition, celle de restituer l'intention cachée du texte, la visée contenue dans chaque mot. Il est intéressant de noter que Cicéron, dans Du meilleur genre d'orateurs, tient quelques propos sur ses propres traductions d'Eschine et de Démostène qui vont déjà dans le sens de ce que développera Benjamin plusieurs siècles plus tard : Je les (leurs discours) ai traduits non en interprète, mais en orateur, (...) en adaptant les mots à notre propre langue. Pour ceux- ci je n'ai pas jugé bon de les rendre mot pour mot, mais j'ai conservé dans leur entier le genre des expressions et leur valeur. Je n'ai pas cru en effet que je dus en rendre au lecteur le nombre, mais en quelque sorte le poids[28]. Au lieu de s'appliquer à rester le plus littéral possible, à viser une exactitude linguistique (traduire les discours mot pour mot), Cicéron exprime ici la nécessité de rendre le "poids" des mots, la "valeur" des expressions. Il convient à présent de situer la démarche de Jaccottet par rapport à ce que nous venons d'exposer. Lors de la parution du recueil D'une lyre à cinq cordes, Jaccottet définit en quelque sorte son école de traduction[29] : il dit se situer entre les traducteurs qui tentent de faire oublier la traduction au profit d'un beau poème français (comme Valéry l'a fait en traduisant les Bucoliques) et ceux qui violentent le français pour y faire résonner l'étrangeté de l'original (il prend justement l'exemple de la traduction de L'Enéide de Klossowski). Plus docile à l'original que Valéry ou P.-L. Matthey, il ne s'attache pas systématiquement à une fidélité absolue. La traduction est pour lui une écoute de chaque poète et de sa singularité. La poésie est avant tout une voix et un ton, une affaire de nuances, d'instinct, de sens du relatif, de connaissance de ce qui, chez un poète, compte plus que chez un autre. La recherche de cette voie médiane, de la justesse d'un ton plutôt que d'une "fidèle" exactitude ou d'une trop grande liberté, est intuitivement proche de ce que Benjamin décrit dans "La tâche du traducteur". La transparence dont parle Benjamin (cf. infra p. 13) rejoint la volonté d'effacement de Jaccottet, qui vise avant tout à ne pas voiler, ni cacher, ni obscurcir, ou au contraire rendre trop "lumineux" l'original. Ce pur langage, nous le verrons dans les chapitres concernant la poétique de Jaccottet, puis dans le rapprochement entre poésie et traduction, est également ce que le poète cherche à atteindre. Dans les textes réflexifs où il décrit son objectif d'effacement, Jaccottet théorise ce qu'il a en quelque sorte recherché intuitivement au cours de son travail, et qui s'est confirmé au fil des années. Si Jaccottet n'a jamais formulé de théorie de la traduction, nous montrerons dans un premier temps de quelle manière, par sa visée d'effacement, il respecte "intuitivement" l'éthique de traduction de Benjamin (particulièrement en ce qui concerne la "visée intentionnelle" des langues et la question de la "transparence"), et dans un deuxième temps, en fin de travail, nous mettrons en évidence le lien étroit entre cette réflexion sur le langage et les enjeux poétiques propres à Jaccottet. 2. 2. La démarche de Jaccottet Si Jaccottet s'est très peu exprimé au sujet de la traduction, certaines de ses réactions face aux travaux d'autres traducteurs révèlent son propre point de vue ; de plus, quelques entretiens permettent de mieux saisir sa démarche. Il est clair que les réflexions de Jaccottet sur son travail de traducteur sont le fruit d'une longue expérience : ce qu'il nomme avec le recul "effacement" découle d'une quête progressive de la transparence qu'il ne peut définir qu'a posteriori. Comment Jaccottet en est-il venu à la traduction ? Aussi bien en ce qui concerne son parcours de poète que celui de traducteur, la rencontre avec Gustave Roud en 1941, alors que Jaccottet n'a que seize ans, est décisive. Le très jeune poète découvre dans la poésie et dans la personnalité de Roud une résonance qui sera à la fois un premier encouragement et un enrichissement pour son propre travail poétique. De ces visites à Carrouge, où Roud vivait en marge des groupes littéraires, dans une sorte de recueillement et d'attente favorables à la poésie, naît une amitié qui durera jusqu'à la mort de Roud en 1976. Il fait découvrir à Jaccottet le monde des Romantiques allemands (Novalis et Hölderlin) qu'il traduit justement à cette époque ; un premier échange de traductions a lieu (Jaccottet traduit alors des poèmes de Rilke). La deuxième rencontre décisive en ce qui concerne son choix pour la traduction est celle de l'éditeur Mermod, à qui Jaccottet propose témérairement ses services à la fin de ses études de lettres. C'est alors qu'il entreprend avec succès sa première traduction, celle de La Mort à Venise, et que Mermod lui propose de partir à Paris, en 1946, afin de travailler pour lui, tout en poursuivant son activité de traducteur. Nous l'avons dit, Jaccottet a souvent insisté sur la nécessité de distinguer son métier de son oeuvre personnelle, à la fois pour mieux servir l'auteur qu'il traduit, et pour mieux trouver sa voix propre. Si Jaccottet se réclame de la même "école de traduction" que Roud, sur ce point, sa position diffère de celle de son ami, pour qui il y a en quelque sorte, comme l'écrit Jean Starobinski[30], osmose entre les deux activités (dans la mesure où il investit ses traductions de son style propre). La nécessité de garder ces deux activités distinctes est liée à un souci d'authenticité, à l'acceptation de l'altérité à laquelle confronte toute traduction, et au désir d'épouser la voix de l'auteur (de laisser en quelque sorte parler l'auteur en s'"effaçant" autant que possible). La publication récente du livre D'une lyre à cinq cordes témoigne de l'importance que Jaccottet accorde à ses traductions de poésie (il est en effet très rare qu'un traducteur publie un recueil de ses traductions regroupant des auteurs de domaines linguistiques et d'époques si diverses), sans toutefois qu'il ne mêle des poèmes traduits aux siens. Ce recueil composite met de plus l'accent sur la singularité de son entreprise de traduction : les cinq cordes désignent les cinq domaines linguistiques desquels Jaccottet traduit (allemand, italien, espagnol, russe et tchèque via l'allemand), et révèle une perspective ambitieuse et totalisante qui ne se limite pas à la barrière de l'apprentissage d'une langue. Si de nombreux traducteurs travaillent à partir d'une seule langue, Jaccottet, en plus des quatre langues qu'il maîtrise de manière inégale, n'hésite pas à publier des traductions du tchèque effectuées à partir de l'allemand. Ce choix de base, qui peut sembler un obstacle à sa visée d'effacement, révèle au contraire la nécessité d'une "correspondance" poétique, d'affinités profondes entre l'auteur et le traducteur, qui puissent en quelque sorte "garantir" la restitution du ton original de manière plus profonde que l'exactitude linguistique. C'est dans l'introduction à ce même recueil de traductions, D'une lyre à cinq cordes[31] que Jaccottet, après plus de quarante ans de pratique de la traduction, expose son esthétique de l'"effacement". Dans cette introduction, Jaccottet exprime sa réaction à une critique formulée par Pierre-Louis Matthey dans une lettre à Gustave Roud. Dans cette lettre datant de 1957, Matthey qualifie la traduction d'Hypérion de Hölderlin par Jaccottet de plate, universitaire et sans accent fort. Jaccottet explique alors en quoi son esthétique de la traduction diffère de celle de Matthey. Pour Matthey, qui a traduit des poètes anglais tels Shakespeare, Shelley et Keats, la traduction est réinvention. Son travail de traduction est proche de sa poétique personnelle, où chaque tournure doit paraître neuve, chaque métaphore surprenante, où chaque élément de la phrase ou du vers doit être chargé d'un maximum d'intensité. Afin de montrer en quoi sa poétique de traduction diffère de celle de Matthey, Jaccottet relate la tendance qui a semblé, dès son départ à Paris, s'affirmer dans son travail de manière de plus en plus prononcée : (...) il me sembla que l'essentiel de la poésie, ce qu'elle avait de plus intérieur, devait circuler dans le poème à travers des mots et des tournures plus proches du langage quotidien, non pas refuser l'ornement mais en éviter l'abus, abandonner tout vêtement royal ou sacerdotal pour une vêture de tous les jours ; enfin, plutôt que de prétendre à créer de la lumière -laquelle risquait alors de n'être plus que clinquant et faux éclat-, ménager à celle-ci un passage dans les mots (...). Pour décrire ce qui lui est essentiel, Jaccottet dénonce, en des termes forts qui révèlent un jugement sévère (abus ; vêtement royal ou acerdotal ; abus ; prétendre à créer de la lumière ; clinquant et faux éclat), une pratique trop "brillante" de la traduction à laquelle il n'adhère pas. Il esquisse également sa propre rhétorique, celle du dépouillement : les tournures doivent être celles du langage quotidien, la vêture des mots doit être celle de tous les jours, la lumière doit se frayer un passage dans les mots. En précisant sa poétique, Jaccottet résume ce qu'a pu ressentir Matthey à la lecture de sa traduction de l'Hypérion de Hölderlin : (...) cette volonté d'effacement qui commençait alors à guider mon travail, cette crainte d'attirer l'attention du lecteur par des trouvailles ingénieuses, des ruptures de ton non nécessaires, tout abus d'ornementation, pouvaient parfaitement ne produire que grisaille, fadeur et platitude ; plus aisément encore dans le travail de la traduction, où le passage de la langue originale à l'autre, dégradant par nature puisque l'élan originel en est inévitablement absent, peut requérir dans certains cas du traducteur une intervention plus libre, plus hardie, ou une réaccentuation nouvelle du chant premier (...). Malgré la reconnaisance que son parti pris de discrétion contient le risque de la "platitude" que lui à reprochée Matthey, Jaccottet poursuit son élaboration d'une contre-rhétorique de l'ornement en des termes à nouveau percutants, en dénonçant les trouvailles ingénieuses, les ruptures de ton non nécessaires et l'abus d'ornementation de la pratique d'autres traducteurs. Il justifie ensuite sa recherche de l'effacement : Mais, comme elle est malgré tout une voix plutôt sourde, discrète, sinon faible, je me dis qu'il a pu lui arriver de servir mieux que d'autres, plus inventives ou plus turbulentes, la voix native du poème étranger ; au moins chaque fois que celle-ci m'aura retenu parce que j'y avais deviné un exemple pour la mienne. Ainsi, à la grisaille, la fadeur et la platitude que Matthey a pu reprocher au ton de ses traductions, Jaccottet oppose une voix sourde, discrète et faible qui vise à servir la voix native. De même qu'il poursuit sa contre- rhétorique de l'ornement par la dénonciation d'autres voix peut-être plus inventives, mais aussi plus turbulentes, de même il décrit les modalités de sa propre rhétorique en insistant sur la recherche d'une position en retrait, visant la retenue, la discrétion. Dans deux entretiens récents, Jaccottet confirme cette poétique de l'effacement : La poésie, c'est pour moi d'abord et presque toujours une voix et un ton. Quand je traduis, j'ai l'illusion que j'entends la voix de l'écrivain, et j'essaie, très intuitivement, de l'épouser de mon mieux. De copier, de calquer[32]. En définissant la poésie comme une voix et un ton, Jaccottet précise les modalités de son travail en retrait : il s'agit d'épouser la voix de l'auteur, de trouver l'adéquation à ce chant premier par le calque, qui exige la plus grande retenue. Cette recherche d'une voix en sourdine est un effort constant, et si Jaccottet dit qu'il (s)'efforce toujours de (s)'effacer derrière le poète qu'(il) tradui(t)[33], on sait que cet aboutissement, quand il a lieu, est le fruit d'un long travail que le poète- traducteur évalue et définit lui-même a posteriori. Les enjeux de cette vision de la traduction liée à l'effacement montrent la nécessité d'une recherche d'"appropriation" du texte ; le traducteur doit s'imprégner de la pensée et de la langue de l'auteur. Cet effort d'effacement exige l'oubli provisoire de soi, de ses idées et de ses choix poétiques personnels : c'est pour cela que le choix des auteurs à traduire se révèle primordial. Mais l'humilité que suppose un tel idéal témoigne dans un même temps du caractère contradictoire de ce mouvement d'effacement : pour s'"effacer", le traducteur doit être présent au sein de la parole qu'il rend malgré tout sienne, par le changement de langue qui s'opère, par l'interprétation que suppose la lecture et par les choix qui en découlent. L'acte de traduire est en lui-même ambivalent : c'est "montrer" que l'on se cache, et ainsi laisser, même en se faisant le plus discret possible, une trace de cette transmission. De même que le traducteur se révèle par le fait même de se dissimuler, de même, nous le verrons, l'effacement du poète n'est possible que dans la mesure où il a été en quelque sorte "présent", dans la mesure où il a "marqué" le lieu poétique duquel il se retire, où il laisse des traces de sa présence. Le traducteur se trouve ainsi dans une position périlleuse : il doit maintenir l'équilibre de la "justesse" à laquelle il aspire. S'il n'y prend garde et oriente ses choix vers une trop grande littéralité - choix ayant l'avantage de la précision du mot à mot-, la traduction risque de ne plus "couler" dans la langue d'arrivée. Si au contraire il oriente ses choix avec trop de liberté vers une interprétation univoque, vers une originalité qui n'échappera pas à l'expression de ses affinités personnelles, qui "sonnera bien" toutefois dans la langue d'arrivée, il risquera de ne plus "respecter la lettre", et de s'éloigner de la pensée et de l'intention de l'auteur. L'irrespect de certaines règles de métrique, par exemple, peut être nécessaire à l'adéquation du ton propre à l'auteur. Ainsi, pour chaque texte que Jaccottet traduit, il s'agit de retrouver la voix originale de l'écrivain, le ton du poème, et de respecter, en s'effaçant, l'altérité imposée par le style des auteurs. En cela, il adhère parfaitement à la poétique de Benjamin décrivant la traduction comme la recherche de la "visée intentionnelle" de la langue originale. Si nous avons choisi d'étudier certaines traductions de Hölderlin et de Leopardi, c'est qu'il nous a paru intéressant, d'une part, de décrire les modalités que Jaccottet utilise dans deux domaines linguistiques différents, d'autre part, d'analyser des textes mettant en évidence l'aboutissement de sa poétique (par les traductions de Hölderlin) ainsi que d'autres révélant les décalages possibles entre l'effort poursuivi et le résultat obtenu (par la traduction d'un poème de Leopardi). Avant d'en venir à l'étude des traductions, nous aimerions insister à la fois sur la diversité des auteurs et des langues que Jaccottet a traduits -la grande singularité de ce traducteur étant avant tout celle de couvrir pratiquement tout l'horizon judéo-chrétien, en traduisant de langues qu'il ne maîtrise pas lui-même (notamment le russe)- et sur le lien étroit qui unit chaque auteur à ses préoccupations poétiques propres. Nous aborderons ainsi brièvement quelques auteurs importants traduits par Jaccottet : Homère, Rilke, Ungaretti et Musil. Afin d'accomplir un tour d'horizon des univers culturels que Jaccottet a abordés par la traduction, il convient au moins de citer deux auteurs que Jaccottet a traduits de manière plus ponctuelle, Mandelstam[34] pour le domaine russe, et Gongora[35] pour le domaine espagnol, mais que nous n'évoquerons pas ici. Pour chacun de ses auteurs, il s'agit d'une véritable "rencontre". En traduisant Homère, c'est la musicalité du chant que Jaccottet désire transmettre. En optant pour une traduction en vers respectant la lettre même du texte, il aimerait amener les lecteurs à lire à haute voix, ainsi qu'on le faisait aux origines de l'épopée, afin que le texte retrouve sa lenteur nécessaire, son mouvement, quelque chose de sa résonance[36]. La nostalgie de Jaccottet à l'égard de la poésie grecque est celle d'un temps où la parole passait à travers les lieux et les hommes de manière spontanée, d'un temps où le chant faisait coïncider la parole et ce qu'elle désigne. Par le passage à l'écriture, le langage perd son rapport direct avec le monde. Traduire Homère, c'est entrer dans l'univers lumineux et "divin" de la Grèce, c'est découvrir ces paysages intacts qui échappent au temps. Avant même de découvrir cette ancienne terre, il pressent que le mot "paradis" lui est étroitement lié : Je découvris bientôt qu'à ce mot, qui voulait sans doute d'abord traduire dans mon esprit une impression d'exaltation, de perfection, de lumière, se liait une idée de la Grèce (...)[37]. Après un voyage en Grèce, Jaccottet décrit les impressions que suscite la découverte de ces lieux d'où émane un souffle, à la fois le plus ancien et le plus neuf : Nulle part au monde autant que dans ce pays, au cours de ce voyage, la terre encore habitable -plaines, champs, vallées grèves et forêts- ne m'a paru si comparable à un chant auquel il était impossible que ne s'ajoutât pas une fois au moins le chant de la parole humaine (...)[38]. Ce chant poétique de la source, inscrit dans l'âme même des lieux, est ce que Jaccottet désire réveiller, transmettre par sa traduction qui vise à restituer la voix lumineuse du monde antique. Le lien qui unit Jaccottet à Rilke est nourri par des affinités très profondes. Si les poèmes de Rilke sont les premiers textes que Jaccottet a traduits, c'est peut-être parce que les deux poètes ont en commun cette recherche de la justesse d'une parole qui serait en adéquation avec ce qu'elle désigne, qui se retrouve, par exemple, à travers l'évocation d'éléments matériels tels que la terre, l'air, la lumière. Ainsi, ils partagent plus d'un thème : la nature (l'arbre, la promenade, l'oiseau), la nuit, la mort, le lien entre le limité et l'illimité. Ce qui séduit Jaccottet dans les Elégies de Duino, les premiers textes qu'il a commencé de traduire à quinze ans, c'est que la poésie s'y écoule comme une respiration, comme un souffle qui suivrait un mouvement intérieur allant d'état en état, se développant d'image en image. Ces méditations sur la solitude se déploient en des modulations où s'exprime tantôt l'angoisse de la rupture du chant, tantôt l'espoir d'une promesse suggéré par une image de fraîcheur ou par la simple beauté. C'est le ton apaisé des Sonnets à Orphée, derniers textes de Rilke, qui réalisent en quelque sorte la promesse annoncée par les Elégies et marquent le passage de la plainte à la louange, que Jaccottet transmet dans ses traductions. La rencontre avec Giuseppe Ungaretti à Rome en 1946 se trouve à l'origine des premières traductions de Jaccottet de l'italien. De cette amitié est née la volonté d'apprendre cette langue pour traduire la poésie de son nouvel ami, qui représente pour Jaccottet un exemple d'équilibre entre le renouveau et la tradition, désignés chez Ungaretti par les deux termes d'"innocence" et de "mémoire". Tout l'oeuvre d'Ungaretti s'inscrit dans un rapport passionné à la lumière, que ce soit le feu de ses souvenirs d'Egypte dans l'Allégresse, ou la douce lueur mélancolique qui traverse Sentiment du temps. La personnalité généreuse, pourrait-on dire "solaire" d'Ungaretti a profondément marqué Jaccottet. Si l'extrême brièveté des poèmes de l'Allegria pose de véritables problèmes de traduction, la forte résonance du vers porté par l'accentuation naturelle de l'italien perdant de sa puissance en français, Jaccottet préfère restituer le ton des poèmes plus tardifs, où la syntaxe plus complexe permet une plus grande liberté au traducteur. Le dernier écrivain que nous aimerions évoquer est Robert Musil, dont Jaccottet a traduit plusieurs milliers de pages de ses romans et carnets. Le style limpide, précis, allusif et sans emphase de Musil, qui critique avec l'ironie la plus subtile la société de l'Autriche impériale, accompagnera Jaccottet pendant de nombreuses années. L'exigence qu'impose la transcription de cette langue intellectuelle (le Journal, par exemple, est truffé de termes scientifiques et philosophiques) est celle de ne pas faillir à la justesse, même dans les passages les plus longs et les plus fouillés. Il est clair que ce bain de langage, qui n'est pas celui dans lequel Jaccottet a l'habitude d'évoluer, ne sera pas sans influence sur le travail personnel de Jaccottet, point sur lequel nous reviendrons brièvement par la suite. Jaccottet entretient avec chaque auteur un rapport "d'affinités", son travail de traducteur s'effectue comme un dialogue avec l'auteur et son oeuvre. Tous les auteurs qu'il a traduits l'ont accompagné tout au long de son parcours poétique, et nombreux sont ceux qui ont été à la source de méditations diverses. Tous les témoignages de Jaccottet sur son travail de traducteur sont unanimes : ce qui prime, c'est de parvenir à restituer le ton, la voix de l'auteur. Aussi, le respect de certains moyens stylistiques ne doit pas influencer la traduction ; ces moyens devraient toujours être utiles à servir cette voix originale. Sa vision de la traduction est très proche de ce que Benjamin décrit dans son essai, et de ce qu'il tente d'appliquer à ses propres traductions (par exemple celles de certains poèmes des Fleurs du Mal). Le lien étroit qu'entretient Jaccottet avec l'oeuvre des auteurs qu'il traduit montre qu'il est difficile de séparer les deux activités de traducteur et de poète, malgré l'intention de l'auteur, et qu'elles ne peuvent qu'"interagir", que s'influencer mutuellement. 2. 3. Jaccottet traducteur de Hölderlin 2. 3. 1. Jaccottet et Hölderlin Si nous avons choisi Hölderlin pour le domaine allemand, c'est tout d'abord parce que Jaccottet s'inscrit dans la lignée de traducteurs des Romantiques allemands dont Gustave Roud est l'un des pionniers, ensuite parce que le nombre relativement important de traductions existant au moment où Jaccottet décide de publier les siennes l'a inévitablement contraint à rechercher une poétique de traduction qui lui soit propre. C'est en effet par l'intermédiaire de Gustave Roud que Jaccottet en est venu à découvrir l'oeuvre de Hölderlin, puis à la traduire partiellement. Roud est un grand traducteur des Romantiques allemands ; il a été l'un des premiers (avec Jouve et Klossowski pour Hölderlin) à avoir introduit des auteurs comme Novalis, Hölderlin et plus tard Trakl dans le domaine français. Ses traductions de Hölderlin, dont les premières paraissent en 1930 à Lausanne dans la revue Aujourd'hui, ont été le point de départ pour les travaux de traductions de nombreux chercheurs et écrivains. Comme Claire Jaquier l'a montré dans son ouvrage Gustave Roud et la tentation du Romantisme[39], si la traduction a permis à Roud de se confronter à la possibilité d'ouvrir un champ d'exploration dans sa propre langue, il s'est montré très résistant face aux tentatives modernes des Romantiques, et ses traductions tendent plutôt à effacer les audaces ou les étrangetés du texte au profit d'un classicisme et d'une harmonisation du français. L'unité de style et la grande continuité entre ses écrits et ses traductions témoigne de cette tendance à l'harmonisation ; sa manière de traduire serait proche de l'ethnocentrisme critiqué par Berman, que nous avons évoqué plus haut. Les qualités poétiques de ses traductions sont toutefois parfaitement reconnues, notamment par Jaccottet, qui reprend un grand nombre d'entre elles pour l'édition de la Pléiade qu'il dirige en 1967. Si l'influence de Roud a été décisive pour Jaccottet dans sa manière d'aborder et de traduire Hölderlin, Jaccottet veillera intentionnellement, dans ses traductions, à rester plus proche du texte que son "guide", en gardant sa voix personnelle la plus discrète possible. Hölderlin a suscité chez Jaccottet de nombreuses réflexions, que celui-ci a rédigées sous forme de textes de quelques pages ou de notes (par exemple dans Paysages avec figures absentes, et dans La Semaison) et qui montrent que la poésie de Hölderlin le touche au point d'être également la source de sa propre poésie. Traduire, c'est en effet tout d'abord vivre une expérience profonde et singulière de la lecture. Jaccottet voit en Hölderlin l'un des rares poètes qui aient conquis, en Occident, cette sérénité qu'il pressent chez les Grecs et qu'il retrouve dans la forme poétique japonaise du haïku. Cette sérénité serait la possibilité de dépasser la contradiction entre l'aspiration à atteindre un Paradis (état éternel), et les moments où le poète est en proie aux doutes qui entravent cet espoir. Hölderlin a cherché à réduire la distance que le christianisme et la Réforme avaient tracée entre la terre et le ciel, entre le corps et l'âme, grâce à l'expérience d'un accord possible par une autre lumière[40]. Si l'on ne peut comparer le projet poétique des deux poètes, tout d'abord par l'évident décalage du contexte littéraire et historique dans lequel s'inscrivent les deux oeuvres, ensuite par la différence notable entre l'ambition du jeune Hölderlin à s'élever Très Haut et la prudence, la modestie de Jaccottet face à son propre projet poétique, certains traits communs touchant non la forme, mais l'essence même de leur poésie permettent de mieux comprendre le lien intime entre les deux poètes. Jaccottet insiste sur certains aspects de la poésie hölderlinienne qui sont proches de ses propres préoccupations. Tout au long de sa quête poétique, Hölderlin a tenté de concilier des forces opposées telles que le Haut et le terrestre, la mesure et l'illimité, le dedans et le dehors, les dieux anciens et le Christ, la Grèce et le monde de l'Occident moderne. Jaccottet l'écrit lui-même, cette recherche d'une conciliation entre des éléments contradictoires du monde vise à atteindre la "mesure" du monde : Selon une expérience profonde du poète, toute orientation peut être négative ou positive ; c'est une question de proportion, littéralement : de mesure[41]. Cette recherche d'un équilibre entre un espace illimité (celui de la parole telle qu'elle était à l'origine, du chant initial) et le terrestre peut être mise en parallèle avec la quête poétique de Jaccottet, que nous aborderons plus loin. Pour Hölderlin toutefois, la recherche d'une mesure est liée à la nécessité, pour maintenir son équilibre mental, d'une limite. Le poème tardif En bleu adorable décrit l'angoisse d'un monde sans mesure : Dieu est-il inconnu, Est-il, comme le ciel, évident ? Je le croirais Plutôt. Telle est la mesure de l'homme (...) Est-il sur la terre une mesure ? Il n'en est Aucune. Jamais monde Du Créateur n'a suspendu le cours du tonnerre[42]. Chez Jaccottet, nous le verrons, la mesure à trouver pour atteindre la poésie pure réside à la fois dans la réunion de contraires, et dans le jeu entre la présence et l'absence du poète dans sa propre parole. Si Jaccottet a été tenté par la démesure qu'il goûte dans la poésie de Hölderlin, il sent très vite s'imposer la nécessité d'un retour à ce qui est proche, palpable. Lorsque l'équilibre est atteint, relève Jaccottet, la beauté du poème se révèle dans l'accord entre des forces opposées : Cette paix surnaturelle, cet accord suprême entre la terre et le ciel, entre les dieux et les hommes, qu'appelle la fin de Fête de Paix, il semble bien qu'ils soient restés à l'horizon du poète comme la plus belle image que l'on puisse rêver[43]. Jaccottet insiste sur l'importance de la lumière dans la poésie de Hölderlin, parfois en des termes qui correspondent parfaitement à sa propre poétique : Hölderlin n'a jamais été un romantique larmoyant : il ne se souciait que de la pure lumière[44]. Et : Hölderlin amoureux de la lumière a vu la forme qu'elle prenait dans le monde de l'homme, ce feu frais dans les herbes, ce feu brûlant sur le ciel, ces passages éblouissants à quoi, finalement, peuvent admirablement s'assimiler ses propres poèmes. Ici, la poésie surgit donc au moment où le monde extérieur est reconnu comme le miroir de ce qu'il y a en nous de plus caché et de plus personnel, le révélateur d'une réalité invisible[45] . Il écrit encore : Ce qui nous touche tant chez lui (...), c'est cette manière de toujours chercher (...) les traces de ce qu'il appelle le Sacré, et que nous pourrions aussi bien nommer la lumière[46]. Cette réalité invisible, ce Sacré est également ce que Jaccottet tente d'approcher dans sa propre recherche poétique. Si les deux poètes ont en commun différents thèmes liés à la nature (les fleuves, les chemins, les forêts, les oiseaux), c'est la fascination pour le monde grec qui semble encore plus révélatrice des affinités qui les lient : Sur les dieux grecs, nul moderne qui puisse être questionné plus utilement que Hölderlin. Ces présences par lesquelles il m'est arrivé d'être touché dans des lieux où des Anciens auraient dressé des autels (et si je l'avais fait, moi, ce n'aurait pu être qu'au dieu inconnu) ont eu pour lui une telle réalité qu'il est le seul des poètes de son temps à avoir pu les nommer et les invoquer sans paraître mentir[47]. Le poète a pour mission de retrouver les signes, les traces de la splendeur sacrée de ce pays à la perfection divine et inaccessible, dans l'espace et le temps qui sont les siens. Jaccottet dira dans ses Observations : La lumière du monde n'est pas moins pure qu'au temps des Grecs ; mais moins proche, et nos paroles moins limpides[48]. Ce qui frappe Jaccottet à la lecture de l'oeuvre de Hölderlin, c'est l'importance que revêt le fleuve tout au long de son oeuvre, qu'il voit comme l'élément réunissant les thèmes essentiels de sa poésie. Dès les premiers poèmes, la vision du fleuve s'impose comme une fascination qui s'approfondira au fil de l'oeuvre. Le fleuve est tout d'abord la continuité entre un passé et un avenir, entre un lieu de départ et un lieu d'arrivée, oppositions que le poète a de la peine à concilier. Le fleuve est lié à la terre et à la patrie, il est un mouvement perpétuel, mais qui ne peut se perdre. L'hymne Le Rhin relie deux éléments favoris de Hölderlin, à savoir le fleuve et la foudre, qui tracent une ligne entre un mouvement vertical et un mouvement horizontal, symbole de l'union et du mouvement même de la Parole. Jaccottet voit "quelque secret contact" entre Hölderlin et le thème du fleuve : c'est la nature, le fleuve lui-même qui cherche le poète, et non l'inverse. Ce qui en naît devient alors, bien plus qu'un ornement, le fruit d'une rencontre. Et c'est cette "rencontre" que Jaccottet cherche lui-même à exprimer dans sa poésie. Pour Jaccottet, ce sont les poèmes de la maturité (1800-1806) qui ont l'accent le plus moderne, car Hölderlin, après que son regard a été longtemps dans le vague, se rattache alors à des détails du monde concret. N'est-ce pas également l'un des soucis premiers de Jaccottet ? 2. 3. 2. Etude de traductions Jaccottet publie une traduction du roman Hypérion au Mercure de France en 1965, puis le Fragment Thalia ainsi que des poèmes, des hymnes et des élégies dans l'édition de la Pléiade en 1967. Dans cette brève étude de traductions, nous ne ...

« Pour Adrien Pasquali Tout effacement est comme l’ombre portée de ce qui sauve. (Adrien Pasquali, “Un silence de pierre, dans son jardin”, RBL 3-4, 1997) 2. »

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