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Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain

Publié le 28/03/2011

Extrait du document

Les prolétaires, depuis cinquante ans, ont rêvé de devenir des bourgeois, comme les bourgeois d'il y a deux cents ans de devenir nobles. Leur imagination n'est pas allée plus loin que celle du premier bourgeois qui passe. On affecte de le mépriser, mais on ne cesse pas de l'imiter. L'imitation est d'abord tout extérieure. Cela commence par le costume, la cravate, le chapeau, mais, et cela ne tarde guère, on pense bientôt comme lui. Dans ce monde d'argent, du haut en bas, de degré en degré de fortune, de classe en classe, c'est imitation d'imitation, ambition ridicule et misérable envie, copie de copie, et ainsi s'est établie cette société confuse et satisfaite, à la fois snob et conformiste dans laquelle nous vivons. Le plus mauvais de chacun définit son snobisme qui, par l'imitation des autres, tend à se généraliser. Tout respect de la nature vraie et profonde se perd et s'oublie dans cette dégradation peut-être inévitable.    Comment empêcher cet avilissement insidieux ? Il se fait en nous tous, inconsciemment. La plus ferme volonté d'être fidèle à cette simplicité, à cette pureté de pauvre dans laquelle on est né, se défait, sans qu'on y pense, et au bout du compte, quand on a longtemps vécu, il vient un jour où il faut bien s'avouer et reconnaître sa défaite. On n'est pas resté soi. Il peut bien y avoir dans ces réflexions quelque masochisme. Mais comment se mentir à soi-même ? On est devenu un bourgeois. C'est une espèce qui tend à la tranquillité. Tout commence avec la sécurité que donne quelque argent, quelque surplus. Un peu plus d'argent encore et l'on est « à son aise«. C'est un grand bonheur dans l'instant qui passe et qui détruit tout souvenir. On oublie avec délices, ou, si l'on se souvient, ce n'est que pour mesurer assez fièrement les merveilleux progrès qu'on a faits et comme s'est éloignée la misère. On ne manque pas de s'en attribuer tout le mérite. « Parvenu «. Vient le contentement de soi et la vanité. On est tout prêt à penser qu'il faut être un peu fainéant pour demeurer pauvre. Vous voilà riche, tout à fait riche, tout fidélité perdue. Il faudrait du génie pour seulement imaginer la pauvreté universelle et les pauvres, s'il y en a, autrement que comme une espèce triste et dangereuse, celle-là même qu'on frôle tous les jours et contre laquelle on est en garde.    Ainsi va le monde. L'avilissement des individus tourne curieusement en une sorte de vanité et une volonté de puissance, et tout cela fait une « civilisation « sans particulière cruauté, sans trop voyante laideur, un peu grossière et un peu bête, contente d'elle-même-et assez heureuse. On y pense peu. Quelques-uns pensent, tous les autres suivent et pensent par procuration. Mais du haut jusqu'en bas, le parvenu est satisfait, s'il espère mieux parvenir encore. On pense d'autant moins aux autres qu'on est dans une plus grande sécurité.    Changer sa propre vie n'est pas une grande affaire, il n'y faut qu'un certain entêtement. Sans doute faudrait-il changer l'homme même. Je ne saurais dire si je l'ai jamais souhaité profondément. C'est, dans le fond, une assez bonne bête. Tout n'est peut-être qu'affaire d'institutions.    Je crois, mais ce n'est que croyance, que ce qui définit un homme vrai n'est pas son appartenance à une classe, à un milieu, c'est une impatience profonde de sa condition, un espoir de devenir un jour ce qu'au fond de lui il pense qu'il mérite d'être. C'est cette volonté et cet espoir que les institutions devraient constamment entretenir et mettre en œuvre.    La vie que nous avons à changer, c'est la vie telle que nous l'avons laissée devenir par nos faiblesses... Mais je me sens retourner à mon Rousseau, à ma foi au bon sauvage. C'est la condition de tout optimisme.    Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain, 1971.    1. Résumé (8 points)    Vous ferez de ce texte un résumé en 170 mots.    2. Questions de vocabulaire (2 points)    Expliquez le sens dans le texte du mot et de l'expression en italique :    — «avilissement«,    — « impatience profonde «.    3. Discussion (10 points)    « On n'est pas resté soi « écrit Jean Guéhenno. Dans quelle mesure peut-on partager, nuancer ou discuter cette réflexion et les éléments du texte qui l'illustrent ?    Vous organiserez votre argumentation en vous référant à votre expérience et à vos lectures.   

« un conformisme navrant qui ruine la véritable personnalité de chacun. Le phénomène est quasi général ; malgré notre volonté de rester fidèles à nos racines sociales, nous noustransformons inconsciemment en bourgeois qui d'abord connaissent la sécurité procurée par quelque argent, puis setrouvent «à leur aise» et finissent par devenir des «parvenus».

Une fois riches, nous avons même du mal à penserque la pauvreté puisse exister autrement que pour les paresseux. De ce fait, notre société devient médiocre, satisfaite d'elle-même, égoïste ; la pensée y est réservée à une élite. L'homme vrai n'a de cesse d'abandonner sa condition pour accéder à celle qu'il pense mériter.

C'est ce que devraientfavoriser nos institutions pour changer la vie qui s'est dégradée par notre faute.

Il faut encore une fois avoir,comme Rousseau, confiance dans la nature de l'homme.

(181 mots) VOCABULAIRE • avilissement : c'est le fait de devenir vil, méprisable.

Pour l'auteur, cet avilissement consiste en la perte de sonindividualité par la recherche d'un conformisme bourgeois et en une fermeture aux problèmes des autres qui n'ontpas eu la chance de connaître une promotion sociale. • impatience profonde : le mot « impatience » doit être pris dans son sens premier (du latin patior, supporter) quiest le fait de ne plus supporter quelque chose.

Ici, « l'homme vrai » ne se satisfait pas de sa condition présente, ilcherche passionnément à la dépasser. DISCUSSION : PLAN DÉTAILLÉ Introduction La standardisation de notre société fait souvent s'interroger les écrivains.

C'est ainsi qu'en 1971, Jean Guéhennoconstatait assez amèrement que chacun visant l'intégration dans une classe supérieure paie cette promotion de laperte de son identité sociale : « on n'est pas resté soi ». On peut se demander ce qui a motivé chez lui une telle réflexion et si cette vision n'est pas trop radicale. I.

Les raisons de la perte de l'individualité. 1.

L'uniformisation des modes de vie. Qu'il s'agisse du paysage urbain, de la mode vestimentaire, de l'utilisation des loisirs, il est certain qu'on assisteaujourd'hui à un nivellement des différences sociales.

Par rapport au siècle dernier, les privilèges du confort, de lamode, des loisirs n'ont cessé de diminuer ; les différentes couches sociales se distinguent beaucoup moins par leurapparence qu'elles ne pouvaient le faire, par exemple au XIXe siècle comme nous le montre Zola dans Pot-Bouille quiest l'histoire des habitants d'un même immeuble, des plus misérables (au dernier étage) aux plus riches (aux étages« nobles »). 2.

L'ambition de s'élever dans l'ordre social. Il faut remarquer — comme le fait d'ailleurs l'auteur au début du texte — que cette évolution a commencé depuislongtemps.

Ce désir de promotion fournit même à Molière le sujet de son Bourgeois Gentilhomme et se retrouvesouvent dans son théâtre {cf.

l'attrait de la capitale pour les petits nobles de province comme Monsieur dePourceaugnac et La Comtesse d'Escarbagnas, l'attrait de la mode chez Les Précieuses Ridicules et Les FemmesSavantes).

C'est aussi le désir d'ascension sociale qui caractérise bien des héros de romans du xixe siècle, commeRastignac chez Balzac ou Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal. De nos jours, cette ambition passe souvent par le désir de posséder toujours plus de biens de consommation commec'est le cas pour les personnages du roman de G.

Pérec, Les Choses, qui se prennent au piège de cetteconsommation et s'épuisent dans une course sans fin.

Dans les dernières pages du roman : « Ils étaient à bout decourse, au terme de cette trajectoire ambiguë qui avait été la leur pendant six ans, au terme de cette quêteindécise qui ne les avait menés nulle part, qui ne leur avait rien appris».

3.

L'uniformisation des modes de pensée. Jean Guéhenno écrit que dans notre société «on [...] pense peu.

Quelques-uns pensent, tous les autres suivent etpensent par procuration ».

Cette démission des individus devant les idées des autres est un thème fréquemmentrepris dans les romains de science fiction (cf.

G.

Orwell, 1984 ; A.

Huxley, Le meilleur des mondes ; Ray Bradburry,Farenheit 451). Les mass-media jouent un grand rôle dans cette uniformisation de la pensée, par leur puissance même de diffusion.Qu'y avait-il de comparable dans les siècles passés à l'impact d'une émission télévisée, d'un spot publicitaire ? Lagénéralisation de l'enseignement joue également un rôle uniformisateur dans la mesure où il donne accès auxconnaissances et à la culture à un nombre sans cesse grandissant d'individus.. »

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