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Jean GUÉHENNO, Carnets du vieil écrivain

Publié le 23/05/2011

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Les prolétaires, depuis cinquante ans, ont rêvé de devenir des bourgeois, comme les bourgeois d'il y a deux cents ans de devenir nobles. Leur imagination n'est pas allée plus loin que celle du premier bourgeois qui passe. On affecte de le mépriser, mais on ne cesse pas de l'imiter. L'imitation est d'abord tout extérieure. Cela commence par le costume, la cravate, le chapeau, mais, et cela ne tarde guère, on pense bientôt comme lui. Dans ce monde d'argent, du haut en bas, de degré en degré de fortune, de classe en classe, c'est imitation d'imitation, ambition ridicule et misérable envie, copie de copie, et ainsi s'est établie cette société confuse et satisfaite, à la fois snob et conformiste dans laquelle nous vivons. Le plus mauvais de chacun définit son snobisme qui, par l'imitation des autres, tend à se généraliser. Tout respect de la nature vraie et profonde se perd et s'oublie dans cette dégradation peut-être inévitable. Comment empêcher cet avilissement insidieux? Il se fait en nous tous, inconsciemment. La plus ferme volonté d'être fidèle à cette simplicité, à cette pureté de pauvre dans laquelle on est né, se défait, sans qu'on y pense, et au bout du compte, quand on a longtemps vécu, il vient un jour où il faut bien s'avouer et reconnaître sa défaite. On n'est pas resté soi. Il peut bien y avoir dans ces réflexions quelque masochisme. Mais comment se mentir à soi-même? On est devenu un bourgeois. C'est une espèce qui tend à la tranquillité. Tout commence avec la sécurité que donne quelque argent, quelque surplus. Un peu plus d'argent encore et l'on est « à son aise «. C'est un grand bonheur dans l'instant qui passe et qui détruit tout souvenir. On oublie avec délices, ou, si l'on se souvient, ce n'est que pour mesurer assez fièrement les merveilleux progrès qu'on a faits et comme s'est éloignée la misère. On ne manque pas de s'en attribuer tout le mérite. « Parvenu «. Vient le contentement de soi et la vanité. On est tout prêt à penser qu'il faut être un peu fainéant pour demeurer pauvre. Vous voilà riche, tout à fait riche, toute fidélité perdue. Il faudrait du génie pour seulement imaginer la pauvreté universelle et les pauvres, s'il y en a, autrement que comme une espèce triste et dangereuse, celle-là même qu'on frôle tous les jours et contre laquelle on est en garde. Ainsi va le monde. L'avilissement des individus tourne curieusement en une sorte de vanité et une volonté de puissance, et tout cela fait une « civilisation « sans particulière cruauté, sans trop voyante laideur, un peu grossière et un peu bête, contente d'elle-même et assez heureuse. On y pense peu. Quelques-uns pensent, tous les autres suivent et pensent par procuration. Mais du haut jusqu'en bas, le parvenu est satisfait, s'il espère mieux parvenir encore. On pense d'autant moins aux autres qu'on est dans une plus grande sécurité. Changer sa propre vie n'est pas une grande affaire, il n'y faut qu'un certain entêtement. Sans doute faudrait-il changer l'homme même. Je ne saurais dire si je l'ai jamais souhaité profondément. C'est, dans le fond, une assez bonne bête. Tout n'est peut-être qu'affaire d'institutions. Je crois, mais ce n'est qu'une croyance, que ce qui définit un homme vrai n'est pas son appartenance à une classe, à un milieu, c'est une impatience profonde de sa condition, un espoir de devenir un jour ce qu'au fond de lui il pense qu'il mérite d'être. C'est cette volonté et cet espoir que les institutions devraient constamment entretenir et mettre en oeuvre. La vie que nous avons à changer, c'est la vie telle que nous l'avons laissée devenir par nos faiblesses... Mais je me sens retourner à mon Rousseau, à ma foi au bon sauvage. C'est la condition de tout optimisme.

Jean GUÉHENNO, Carnets du vieil écrivain, 1971.

1. Vous ferez de ce texte un résumé en 170 mots (tolérance : 10 % en plus ou en moins). 2. Expliquez le sens dans le texte du mot et de l'expression suivants : a) avilissement ; b) impatience profonde.

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