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Jean-Paul SARTRE (Situations III,2): J'aime New York... "

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

sartre

J'aime New York. J'ai appris à l'aimer. Je me suis habitué à ses ensembles massifs, à ses grandes perspectives. Mes regards ne s'attardent plus sur les façades, en quête d'une maison qui, par impossible, ne serait pas identique aux autres maisons. Ils filent tout de suite à l'horizon chercher les buildings perdus dans la brume, qui ne sont plus rien que des volumes, plus rien que l'encadrement austère du ciel. Quand on sait regarder les deux rangées d'immeubles qui, comme des falaises, bordent une grande artère, on est récompensé : leur mission s'achève là-bas, au bout de l'avenue, en de simples lignes harmonieuses, un lambeau de ciel flotte entre elles.

New York ne se révèle qu'à une certaine hauteur, à une certaine distance, à une certaine vitesse : ce ne sont ni la hauteur, ni la distance, ni la vitesse du piéton. Cette ville ressemble étonnamment aux grandes plaines andalouses : monotone quand on la parcourt à pied, superbe et changeante quand on la traverse en voiture.

J'ai appris à aimer son ciel. Dans les villes d'Europe, où les toits sont bas, le ciel rampe au ras du sol et semble apprivoisé. Le ciel de New York est beau parce que les gratte- ciel le repoussent très loin au-dessus de nos têtes. Solitaire et pur comme une bête sauvage, il monte la garde et veille sur la cité. Et ce n’est pas seulement une protection locale : on sent qu'il s'étale au loin sur toute l'Amérique ; c'est le ciel du monde entier.

J'ai appris à aimer les avenues de Manhattan. Ce ne sont pas de graves petites promenades encloses entre des maisons : ce sont des routes nationales. Dès que vous mettez le pied sur l'une d'elles, vous comprenez qu'il faut qu'elle file jusqu’à Boston ou Chicago. Elle s’évanouit hors de la ville et l'œil peut presque la suivre dans la campagne. Un ciel sauvage au- dessus de grands rails parallèles : voilà ce qu'est New York, avant tout. Au cœur de la cité, vous êtes au cœur de la nature.

Il s'agit comme souvent d'un texte en prose mais à forte teneur poétique, décrivant un paysage à travers le regard d'un spectateur privilégié. Le devoir, comme le suggère l'intitulé, s'attachera donc à analyser la description, mais aussi les sentiments du narrateur. Ces deux centres d'intérêt peuvent fournir le plan. Ici on commencera par le point de vue de Sartre, puisque sa peinture de la ville découle de son évolution personnelle. • Soyez attentif à la date du texte : Sartre ne découvre le Nouveau Monde qu'en 1945. Il ne connaît alors que les villes européennes, peu modernes. Tenez compte de cet élément pour comprendre ses réactions. • Suggestions : 1. Étudiez les sonorités de la fin du premier paragraphe : allitérations en [l], assonances en [i] et [e]. Même remarque pour le passage « les buildings... volumes «. 2. Repérez les comparaisons et les métaphores : à quels registres appartiennent-elles ? Quel est leur but ?

sartre

« éprouva une certaine surprise devant les « ensembles massifs », les « grandes perspectives » (l.

2), les « façades »(l.

3) identiques à l'infini, les formes géométriques austères (l.

6) et monotones, enfin les rues dont la taille supprimetoute intimité.Plusieurs expressions montrent que l'adaptation fut progressive : « j'ai appris à l'aimer » (l.

1), « j'ai appris à aimer »(deux fois, 1.

18, 26), « je me suis habitué » (l.

1), « New York ne se révèle qu'à...

» (l.

11).

Peu à peu l'auteur a suévoluer pour apprécier les beautés particulières de ce paysage.Transformation d'abord du regard, qui va plus loin qu'en Europe pour saisir les perspectives : « mes regards nes'attardent plus...

» (l.

2-3).

Alors les gratte-ciel deviennent moins écrasants.

Le choix d'un point de vue élevé oude la voiture comme moyen de découverte favorise aussi la ville : « New York ne se révèle qu'à une certainehauteur, à une certaine distance, à une certaine vitesse » (l.

11-12).

Enfin la présence de la nature, sensible enEurope avec les arbres bordant les rues, les petits jardins ou les parcs, se révèle tout aussi réelle dans les villesaméricaines, mais sous une autre forme.Cet effort est « récompensé » (l.

8) : la ville offre ses charmes à celui qui « sait regarder » (l.

7).

Maintenant Sartrela juge « superbe et changeante » (l.

15).

« Superbe » signifie à la fois « hautaine » et « admirable », tandis que «changeante » contraste avec l'impression d'uniformité lassante d'abord ressentie, comme l'indiquent les phrases « enquête d'une maison qui par impossible ne serait pas identique aux autres maisons » (l.

3-4) et « monotone quand onla parcourt à pied » (l.

14-15).Pour ne pas avoir été un coup de foudre, l'amour éprouvé vis-à-vis de cette ville n'en est pas moins grand, commele montre l'anaphore du verbe « aimer » au début de trois paragraphes sur quatre : « J'aime New York.

J'ai appris àl'aimer », « j'ai appris à aimer son ciel », « j'ai appris à aimer les avenues ».Fort de cet amour à la fois raisonné et affectif, l'écrivain tentera de faire partager son enthousiasme à ses lecteursrestés en France, par une description poétique de la ville qui en retient les aspects les plus significatifs.

Sonexemple portera d'ailleurs ses fruits, car Albert Camus, alors dirigeant de Combat, et qui reçut des articles de soncompatriote, écrira l'année suivante ses premières impressions devant New York : « Le coeur tremble devant tantd'admirable inhumanité.

Au premier regard, violente ville inhumaine.

Mais je sais qu'on change d'avis.

»Véritable guide, J.-P.

Sartre dirige nos regards dans une immensité qui resterait incompréhensible sans lui.

Il va, parsa description, contredire les jugements habituels sur New York, dont on juge l'architecture lourde, écrasante etinhumaine.Sensible à la sobriété élégante des formes géométriques, il relève avec le langage d'un peintre, dans le premierparagraphe, que les buildings « ne sont plus rien que des volumes, plus rien que l'encadrement austère du ciel » (l.6-7).

Leurs deux rangées forment « de simples lignes harmonieuses » (l.

9-10), horizontales et verticales.L'absence de couleur et de présence humaine donne l'impression d'un tableau abstrait en noir et blanc ou gris.

Seulel'expression « un lambeau de ciel flotte entre elles » (l.

10) introduit un mouvement et peut-être une teinte plusvive.

Des allitérations en [1] et des assonances en [u] dans la description des « buildings perdus dans la brume » (l.5) traduisent au niveau des sonorités la légèreté des formes et leur uniformité.

L'avant-dernière phrase du texterésume de façon frappante cette composition : « un ciel sauvage au-dessus de grands rails parallèles : voilà cequ'est New York, avant tout ».Loin de produire une impression désagréable par la taille imposante de ses gratte-ciel, la cité procure donc unevision esthétique splendide, mais influence aussi la psychologie.

L'auteur insiste en effet sur le sentiment de sécuritéet de liberté qui s'en dégage, essentiellement grâce à la personnification du ciel, qui anime le paysage.Si les buildings semblent « perdus » dans la brume, nulle angoisse n'en découle, car le ciel « monte la garde et veillesur la cité » (l.

19-20).

Cette « protection » est d'autant plus rassurante qu'elle semble universelle, s'étendant surle pays mais aussi sur le « monde entier » (l.

22).

On peut se demander si cette impression vient seulement desgrands espaces propres au relief plat de cette région : Sartre était invité par les États-Unis pour rendre compte del'effort de guerre fourni par cette nation.

Par ailleurs, il se souvient, comme le dit Simone de Beauvoir dans La Forcedes choses à propos de son voyage, que pour les Européens de 1945 « L'Amérique, c'était aussi la terre d'où nousétait venue la délivrance » (NRF, p.

28).

Ainsi s'explique son enthousiasme lorsqu'il retrouve sur place la confirmationvisuelle des événements historiques.Car cette protection ne se révèle pas contraignante.

Au contraire, paradoxalement, elle assure la liberté.

Par unretournement, c'est le ciel d'Europe qui paraît peser comme un couvercle sur les êtres.

Une métaphore prolonge lapersonnification du cielgardien de l'univers, opposant l'animal « apprivoisé » mais inquiétant (il « rampe », l.

17), ou du moins peu estimable,à l'espace « solitaire et pur comme une bête sauvage » (l.

19).

Le choix de termes laudatifs rend sensiblesl'admiration et le respect pour cet être exceptionnel, à la fois indépendant et bénéfique.Toujours soucieux de justifier rationnellement ses impressions, l'auteur explique de deux manières cette image :d'abord par l'effet des gratte-ciel (l.

21), qui repoussent le ciel « très loin au-dessus de nos têtes », mais aussi parles étendues horizontales infinies des rues.

Comme elles, le regard « file » à l'horizon (le verbe apparaît deux fois, 1.4 et 26), dans une course qui mène à des milliers de kilomètres de là, vers les autres métropoles, Chicago ouBoston.

La vitesse des voitures évoquée dans le second paragraphe participe à cette impression de liberté et degrands espaces, comme la métaphore des « grands rails parallèles » qui suggère les départs toujours possibles (l.28).

Le champ lexical de la grandeur produit le même effet, avec l'adjectif « grand » qui intervient quatre fois, les «ensembles massifs » (l.

2), l' « artère », « l'avenue », les « routes nationales » (l.

8, 9, 25).Dernier charme de cette cité, et dernier paradoxe envoûtant, la présence de la nature s'affirme partout.

Sartre neparle pas de Central Park, espace vert immense au coeur de la ville.

Plus subtilement, il utilise des comparaisons etdes métaphores appartenant au règne minéral ou animal.

Il évoque en effet la splendeur horizontale des plainesandalouses (l.

14) et la verticalité impressionnante des falaises (l.

8), cadres aussi sauvages que l'animal indéfini, àmi-chemin entre le chien et le loup, désignant le ciel (« solitaire et pur comme une bête sauvage », 1.

19) De plus lavéritable nature reste toujours facilement accessible, ne serait-ce que par le regard, puisque « l'oeil peut presquesuivre » une artère « dans la campagne » (l.

28).. »

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