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Jeunesse et amitié - François Mauriac

Publié le 09/08/2014

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François Mauriac

LE JEUNE HOMME, (ÉDITIONS HACHETTE, 1926)

L'héritage de nos amours est plus trouble que celui de nos amitiés

Dans le jeune homme, deux instincts se combattent comme chez les oiseaux : celui de vivre en bande et celui de s'isoler avec une oiselle'. Mais le goût de la camaraderie est longtemps le plus fort. Si tout notre malheur vient, comme le veut Pascal, de ne pouvoir demeurer seul dans 5 une chambre, il faut plaindre les jeunes gens : c'est justement la seule épreuve qui leur paraisse insupportable ; ainsi les voyez-vous s'attendre, s'appeler, s'abattre sur les bancs du Luxembourg2 comme des pierrots3, s'entasser dans les brasseries ou dans les bars. Ils n'ont pas encore de vie individuelle ; ce sont eux qui ont dû inventer l'expression se sentir les 10 coudes. La vie collective en eux circule par les coudes. Même pour prépa­rer un concours, ils aiment être plusieurs ; et si ce n'était que pour prépa­rer un concours !

Leur noctambulisme vient de cette répugnance à se retrouver seul entre quatre murs. Aussi s'accompagnent-ils indéfiniment les uns les autres, et

15 reviennent-ils sur leurs pas jusqu'à ce que l'excès de fatigue les oblige à dormir enfin. Comme la vie des moineaux en pépiements, celle des jeunes hommes se passe en conversations.

Les promiscuités de la caserne, c'est cela au fond qui la rend suppor­table à la jeunesse.

20 La camaraderie mène à l'amitié : deux garçons découvrent entre eux une ressemblance : « Moi aussi... C'est comme moi... « tels sont les mots qui d'abord les lient. Le coup de foudre est de règle en amitié. Voilà leur semblable enfin, avec qui s'entendre à demi-mot. Sensibilités accordées ! Les mêmes choses les blessent et les mêmes les enchantent. Mais c'est

25 aussi par leurs différences qu'ils s'accordent : chacun admire dans son ami la vertu dont il souffrait d'être privé.

Peut-être ont-ils aimé déjà ; mais que l'amitié les change de l'amour ! Peut-être l'amour n'a-t-il rien pu contre leur solitude. Une fois assouvie la faim qu'ils avaient eue d'un corps, ils étaient demeurés seuls en face d'un 30 être mystérieux, indéchiffrable, d'un autre sexe — c'est-à-dire d'une autre

planète. Aucun échange possible avec la femme, trop souvent, que le plai­sir ; hors cet accord délicieux (et qu'il est vrai qu'à cet âge on renouvelle sans lassitude), l'amour leur avait peut-être été, sans qu'ils se le fussent avoué, un dépaysement. Car il arrive que la complice la plus chère ne

35 parle pas notre langue et mette l'infini là où nous ne voyons que baga­telles. En revanche, rien de ce qui compte pour nous ne lui importe, et notre logique lui demeure incompréhensible. Une maîtresse est quelque­fois un adversaire hors de notre portée, incontrôlable. C'est pourquoi amour se confond avec jalousie : qu'il est redoutable, l'être dont toutes les

40 démarches nous surprennent et sont pour nous imprévisibles ! De cette angoisse, Proust a composé son oeuvre.

Dans l'amitié véritable, tout est clair, tout est paisible ; les paroles ont un même sens pour les deux amis.

La chair et le sang ne font point ici leurs ravages. Chacun sait ce que

45 signifie respect de la parole donnée, discrétion, honneur, pudeur. Le plus intelligent rend ses idées familières au plus sensible ; et le plus sensible lui ouvre l'univers de ses songes. Le bilan d'une amitié, c'est presque tou­jours des livres que nous n'eussions pas été capables d'aimer seuls, une musique inconnue de nous, une philosophie. Chacun apporte à l'autre ses

50 richesses. Faites cette expérience : évoquez les visages de votre jeunesse, interrogez chaque amitié : aucune qui ne représente une acquisition. Celui-là m'a prêté Les Frères Karamazoff4 ; cet autre a déchiffré pour moi la Sonatine de Ravel ; avec celui-ci, je fus à une exposition de Cézanne, et mes yeux s'ouvrirent comme ceux de l'aveugle-né.

55     Mais les jeunes hommes sont redevables les uns aux autres d'acquisi‑ tions plus précieuses : le souci de servir une cause qui nous dépasse, que cela est particulier à la jeunesse dès qu'elle se groupe ! Tous les mouve­ments sociaux, politiques, religieux, ont marqué notre époque dans la mesure où ils ont été des amitiés. Dès qu'ils ne sont plus des amitiés, c'est 60 le signe que la jeunesse s'en retire ; alors ils deviennent des partis : une association d'intérêts ; l'homme mûr y remplace le jeune homme. Nos jeunes amours ne nous ont-elles aussi enrichis et instruits ? Nos maîtresses ne furent-elles nos meilleurs maîtres ? Il est vrai. N'empêche que l'héritage de nos amours est plus trouble que celui de nos amitiés.

 

1.   Une oiselle : féminin de oiseau. 2.   Luxembourg : les Jardins du Luxembourg à Paris. 3.   Les pierrots : nom familier donné aux moineaux. 4.   Les Frères Karamazoff : roman de Dostoïevski.

François Mauriac, dans ce texte, semble considérer l'amitié comme l'expérience la plus enrichissante pour la jeunesse. Partagez-vous son point de vue ?

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