Joubert à Chateaubriand après la lecture de René
Publié le 10/02/2012
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Mon Cher Ami,
Dès sa réception j'ai lu, tout d'un trait, votre dernier paru. «Ah! l'enchanteur!« m'écriai-je en refermant votre petit livre, trop mince à mon gré ... Je m'interdis toutefois de vous écrire sur-le-champ pour vous féliciter. L'enchantement était réel, mais à mon enthousiasme se mêlait je ne sais quel malaise; j'étais ravi, mais non point satisfait. J'ai soumis cette impression trouble à l'épreuve du temps, qui est souvent celle du bon sens. Loin de se dissiper, ma gêne n'a fait que croître; petit à petit je me la suis expliquée et maintenant que la pleine lumière s'est faite en mon âme, je n'hésite plus, je vous écris...
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«
là ces contradictions, ces exigences tyranniques, cette demi-folie, disons le
mot; ,d'autan.t plus dangereuse qu'elle est intelligente et, _par beapcoup de
côtés, séduisante.
' - En d'autres temps, votre roman eût été anodin, ou presquè.
J'imagine
que ces.
grandes dames du siècle de Louis .XIV, les Sévigné, les.
La .Fayef!e,
les Maintenon, vraies merveilles d'équilibre moral, en eussent très peu p i.
« Tout est sain aux sains >, affirmait tranquillement ·la bonne Marquise,
à propos des lectures de sa petitè-fille.
De nos jours, c'est de l'huile sur le
feu.
A quelle génération s'adresse «René>? Question oiseuse! Vous con
naissez mieux que moi cette jeunesse inquiète, et l'accueil fait à votre livre
dès son apparition, vous prouve suffisamment q_ue les René pulluient dans
la France et dans l'Europe d'aujourd'hui.
Les « enfimts du siècle » errent
un peu partout, fils du malheur, chasseurs d'infini, amants de la chimère,
traînant sur tous les rivages le vide d'un cœur inassouvi, splendidement
inutiles, dégoûtés de l'action avant d'avoir agi, vaincus de la vie avant
d'avoir vécu.
Est-ce à eux qu'il convient de montrer René fuyant au fond
des forêts .
américaines?
Déjà vous n'avez été que
trop bien compris.
Ils se sont reconnus, tous ces
désespérés,
vrais ou faux, dans le brillant portrait que vous avez peint.
Mais
de votre œuvre ils n'ont compris que.
ce qu'ils ont voulu ou pu com
prendre : ce qui flattait leur esprit et leur cœur malades.
Lequel s'est inté
ressé à votre thèse, ou bien a médité la leçon finale qui, dans vos inten
tions,
doit donner à votre livre son vrai sens? Je doute qu'ils ouvrent
l'oreille à ces sages paroles du père Souël : « Je vois un jeune homme
entêté de chimères, à qui tout déplaît et qui s'est soustrait aux charges de
la société pour se livrer à d'inutiles rêveries ...
On ne hait les hommes et
la vie que faute de voir assez loin ...
Quiconque a reçu des forces doit les
consacrer au service de ses semblables; s'il les laisse inutiles, il en est
d'abord puni par une secrète misère, et tôt ou tard le Ciel lui envoie un
châtiment effroyable.
» Aucun non plus, je vous le garantis, après la gri
serie causée par tant de pages ensorceleuses, ne suivra le conseil que
donne,
à la dernière, le vieux Chactas à René : « II faut que tu renonces
à cette vie extraordinaire, qui est pleine de soucis; il n'y a de bonheur que
dans les voies communes.
>
On
trouve, dans l'office divin, des «leçons> dites brèves; la vôtre appar
tiènt à cette catégorie.
Elle l'est trop par rapport au reste; et elle est aussi
trop tardive.
Il eût fallu, tout au long de l'ouvrage, un exemple parallèle
qui justifiât de si belles conclusions et neutralisât les effets pernicieux de
la conduite de .René.
Il en_ est un peu de votre roman comme du «Tartufe»
de Molière.
On y fait de la piété un éloge très judicieux, très éloquent,
mais aucun vrai dévot ne paraît en scène.
Le vice, croyez-m'en, y trouve
son compte.
De même la confession de René fera plus de mal que de bien,
en dépit de vos excellentes conclusions, faute d'un personnage authenti
quement vertueux, ·qui n'ait jamais quitté «les voies communes >.
Les
exemples vivants sont
d'un autre pouvoir ...
Dussé-je vous peiner, je vous
affirme que René,
loin de guérir cette mélancolie fatale qui s'est emparée
de nos jeunes contemporains, ne fera que l'aggraver.
Combien
j'aurais été heureux de vous applaudir sans être obligé, mon
cher Ami, de formuler aussitôt des réserves de cette gravité 1 Mais peut
être n'est-il pas trop tard pour réparer le mal? Pourquoi, en face de ce
roman de la passion malheureuse, ne dresseriez-vous pas le roman de
l'énergie vertueuse et victorieuse? «La bataille est perdue; il est encore
temps d'en gagner une autre ...
» Il en est des batailles morales comme des.
»
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