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Jules SUPERVIELLE: Le voleur d'enfants

Publié le 22/05/2010

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Antoine a sept ans, peut-être huit. Il sort d'un grand magasin, entièrement habillé de neuf, comme pour affronter une vie nouvelle. Mais pour l'instant, il est encore un enfant qui donne la main à sa bonne, boulevard Haussmann. Il n'est pas grand et ne voit devant lui que des jambes d'hommes et des jupes très affairées. Sur la chaussée, des centaines de roues qui tournent ou s'arrêtent aux pieds d'un agent âpre comme un rocher. Avant de traverser la rue du Havre, l'enfant remarque, à un kiosque de journaux, un énorme pied de footballeur qui lance le ballon dans des « buts « inconnus. Pendant qu'il regarde fixement la page de l'illustré, Antoine a l'impression qu'on le sépare violemment de sa bonne. Cette grosse main à bague noire et or qui lui frôla l'oreille ? L'enfant est entraîné dans un remous de passants. Une jupe violette, un pantalon à raies, une soutane, des jambes crottées de terrassier, et par terre une boue déchirée par des milliers de pieds. C'est tout ce qu'il voit. Amputé de sa bonne, il se sent rougir. Colère d'avoir à reconnaître son impuissance dans la foule, fierté refoulée d'habitude et qui lui saute au visage ? Il lève la tête. Des visages indifférents ou tragiques. De rares paroles entendues n'ayant aucun rapport avec celles des passants qui suivent : voilà d'où vient la nostalgie de la rue. Au milieu du bruit, l'enfant croit entendre le lugubre appel de sa bonne : « Antoine ! « La voix lui arrive déchiquetée comme par d'invisibles ronces. Elle semble venir de derrière lui. Il rebrousse chemin, mais ne répond pas. Et toujours le bruit confus de la rue, ce bruit qui cherche en vain son unité parmi des milliers d'aspirations différentes. Antoine trouve humiliant d'avoir perdu sa bonne et ne veut pas que les passants s'en aperçoivent. Il saura bien la retrouver tout seul. Il marche maintenant du côté de la rue de Provence, gardant dans sa paume le souvenir de la pression d'une main chère et rugueuse dont les aspérités semblaient faites pour mieux tenir les doigts légers d'un enfant. Sans dissocier la forme et le fond, vous rédigerez un commentaire composé de cette page, la première d'un roman de Jules Supervielle. Vous pourrez par exemple étudier comment ce texte, par les yeux d'un enfant, vous fait percevoir le monde.

Tous les biographes et les critiques de Supervielle évoquent le drame qui assombrit l'enfance de l'écrivain — ses parents meurent d'avoir bu à une source empoisonnée — et les allées et venues de l'enfant entre ses deux patries, la France et l'Uruguay.  Faut-il y voir l'origine de ces inquiétudes, de ces vertiges dont le premier recueil, publié à 17 ans, Brumes du Passé, nous donne la mesure : « Il est deux êtres chers, deux êtres que j'adore/Mais je ne les ai jamais vus, /Je les cherchais longtemps et je les cherche encore... «?  Faut-il prendre au sérieux Le Voleur d'enfants, ce conte dont la première page nous présente l'histoire du petit Antoine, brusquement arraché à la main de celle qui le conduit, et qui cherche son chemin à travers une foule inquiétante ?

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« jour de ses propres ailes...Sa stupeur même, tant la coupure fut brutale : « on le sépare violemment de sa bonne ».

Antoine et sa protectrice— notons la marque de la possession — cessent brusquement de former un tout.

Une puissance subie à l'aveugle,impossible à identifier — « on » — opère ce schisme.

Ainsi, le colonel Bigua qui adorait les enfants et ne pouvait enavoir à lui, les volait-il ou les recueillait-il...

Cette histoire d'une de ses tentatives avortées, véritable occasion pourAntoine de naître à la solitude, nous est contée par Supervielle avec un naturel, une sympathie, une tendresse pourle monde de l'enfance qu'il a souvent manifestée dans son oeuvre que ce soit L'Enfant de la haute mer ou Le Forçatinnocent.L'enfant est désormais à la recherche de cette unité perdue : enfant choyé, il a connu la paix de celui qui se sentguidé, protégé — comme en témoigne le rythme tranquille et persuasif des premières phrases — il a connu laconfiance de celui dont on sait le nom, que l'on reconnaît.

Antoine sera désigné de façon de plus en plus abstraite àmesure qu'il s'éloigne de sa nourrice : « l'enfant » puis « il »...

Il est « tout seul » et inconnu parmi la foule.Retenons pour finir ces quelques vers d'un poème du Forçat qui disent bien la difficile accession d'un enfant aumonde de ces personnes « si sévères et si grandes » :Pourtant cet exil ne sera pas vécu dans la panique.

Avec la rupture, l'enfant découvre le plaisir amer del'indépendance.

« Habillé de neuf », il était armé « pour affronter une vie nouvelle » : prémonition ironique pas tout àfait illusoire.

En effet, Antoine assume sa solitude dans un mélange de « colère », d' « humiliation » face à cettedécouverte inattendue, mais aussi avec une « fierté » dont la valeur assertive du futur « il saura » nous donne bienl'idée.

S'accommodant de ce mauvais tour du destin, il cherche résolument à retrouver seul « la pression d'une mainchère et rugueuse dont les aspérités semblaient faites pour mieux tenir les doigts légers d'un enfant ».

Il accepteavec nostalgie et une pointe de L'enfant née depuis peu Le bruit de la cité qui cherche son oreille Désire y pénétrer comme une obscure abeille,Hésite, puis s'éloigne, effrayée par degrésDe cette chair encore trop près de son secret.Et qui s'expose toute, avec sa petitesseA l'air luisant, aveugle et tremblant de promessesAprès le long voyage où les yeux étaient clos Dans un pays toujours nocturne, sans échos,Et dont le souvenir est dans les mains serrées(ne les desserrez pas, laissez-lui sa pensée.). »

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