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la cousine bete

Publié le 07/07/2015

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Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Balzac Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 1 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 2 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette éditions eBooksFrance www.ebooksfrance.com Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 3 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Adaptation d'un texte électronique provenant de la Bibliothèque Nationale de France : http://www.bnf.fr/ Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 4 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 5 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette A DON MICHELE ANGELO CAJETANI, PRINCE DE TEANO. Ce n'est ni au prince romain, ni à l'héritier de l'illustre maison de Cajetani qui a fourni des papes à la Chrétienté, c'est au savant commentateur de Dante que je dédie ce petit fragment d'une longue histoire. Vous m'avez fait apercevoir la merveilleuse charpente d'idées sur laquelle le plus grand poète italien a construit son poème, le seul que les modernes puissent opposer à celui d'Homère. Jusqu'à ce que je vous eusse entendu, la DIVINE COMEDIE me semblait une immense énigme, dont le mot n'avait été trouvé par personne, et moins par les commentateurs que par qui que ce soit. Comprendre ainsi Dante, c'est être grand comme lui ; mais toutes les grandeurs vous sont familières. Un savant français se ferait une réputation, gagnerait une chaire et beaucoup de croix, à publier, en un volume dogmatique, l'improvisation par laquelle vous avez charmé l'une de ces soirées où l'on se repose d'avoir vu Rome. Vous ne savez peut-être pas que la plupart de nos professeurs vivent sur l'Allemagne, sur l'Angleterre, sur l'Orient ou sur le Nord, comme des insectes sur un arbre ; et, comme l'insecte, ils en deviennent partie intégrante, empruntant leur valeur de celle du sujet. Or, l'Italie n'a pas encore été exploitée à chaire ouverte. On ne me tiendra jamais compte de ma discrétion littéraire. J'aurais pu, vous dépouillant, devenir un homme docte de la force de trois Schlegel ; tandis que je vais rester simple docteur en médecine sociale, le vétérinaire des maux incurables ne fût-ce que pour offrir un témoignage de reconnaissance à mon cicerone, et joindre votre illustre nom à ceux des Porcia, des San Severino, des Pareto, des di Negro, des Belgiojoso, qui représenteront dans la COMEDIE HUMAINE cette alliance intime et continue de l'Italie et de la France que déjà le Bandello, cet évêque, auteur de contes très-drôlatiques, consacrait de la même manière, au seizième siècle, dans ce magnifique recueil de nouvelles d'où sont issues plusieurs pièces de Shakespeare, quelquefois même des rôles entiers, et textuellement. Les deux esquisses que je vous dédie constituent les deux éternelles faces d'un même fait. Homo duplex, a dit notre grand Buffon, pourquoi ne pas ajouter : Res duplex ? Tout est double, même la vertu. Aussi Molière présente-t-il toujours les deux côtés de tout problème humain ; à son imitation, Diderot écrivit un jour : CECI N'EST PAS UN CONTE, le chef-d'oeuvre de Diderot peut-être, où il offre la sublime figure de mademoiselle de Lachaux immolée par Gardanne, en regard de celle d'un parfait amant tué par sa maîtresse. Mes deux nouvelles sont donc mises en pendant, comme deux jumeaux de sexe différent. C'est une fantaisie littéraire à laquelle on peut sacrifier une fois, surtout dans un ouvrage où l'on essaie de représenter toutes les formes qui servent de vêtement à la pensée. La plupart des disputes humaines viennent de ce qu'il existe à la fois des savants et des ignorants, constitués de manière à ne jamais voir qu'un seul côté des faits ou des idées ; et chacun de prétendre que la face qu'il a vue est la seule vraie, la seule bonne. Aussi le Livre Saint a-t-il jeté cette prophétique parole : Dieu livra le monde aux discussions. J'avoue que ce seul passage de l'Ecriture devrait engager le Saint-Siége à vous donner le gouvernement des deux Chambres pour obéir à cette sentence commentée, en 1814, par l'ordonnance de Louis XVIII. Que votre esprit, que la poésie qui est en vous protègent les deux épisodes des PARENTS PAUVRES De votre affectionné serviteur, DE BALZAC. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 6 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette LA COUSINE BETTE PREMIERE PARTIE LE PERE PRODIGUE Paris, août-septembre 1846. Vers le milieu du mois de juillet de l'année 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées des milords, cheminait, rue de l'Université, portant un gros homme de taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale. Dans le nombre de ces Parisiens accusés d'être si spirituels, il s'en trouve qui se croient infiniment mieux en uniforme que dans leurs habits ordinaires, et qui supposent chez les femmes des goûts assez dépravés pour imaginer qu'elles seront favorablement impressionnées à l'aspect d'un bonnet à poil et par le harnais militaire. La physionomie de ce capitaine appartenant à la deuxième légion respirait un contentement de lui-même qui faisait resplendir son teint rougeaud et sa figure passablement joufflue. A cette auréole que la richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retirés, on devinait l'un des élus de Paris, au moins ancien adjoint de son arrondissement. Aussi, croyez que le ruban de la Légion-d'Honneur ne manquait pas sur la poitrine, crânement bombée à la prussienne. Campé fièrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer son regard sur les passants qui souvent, à Paris, recueillent ainsi d'agréables sourires adressés à de beaux yeux absents. Le milord arrêta dans la partie de la rue comprise entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte d'une grande maison nouvellement bâtie sur une portion de la cour d'un vieil hôtel à jardin. On avait respecté l'hôtel qui demeurait dans sa forme primitive au fond de la cour diminuée de moitié. A la manière seulement dont le capitaine accepta les services du cocher pour descendre du milord, on eût reconnu le quinquagénaire. Il y a des gestes dont la franche lourdeur a toute l'indiscrétion d'un acte de naissance. Le capitaine remit son gant jaune à sa main droite, et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers le perron du rez-de-chaussée de l'hôtel d'un air qui disait : " Elle est à moi ! " Les portiers de Paris ont le coup d'oeil savant, ils n'arrêtent point les gens décorés, vêtus de bleu, à démarche pesante ; enfin ils connaissent les riches. Ce rez-de-chaussée était occupé tout entier par monsieur le baron Hulot d'Ervy, commissaire ordonnateur sous la République, ancien intendant-général d'armée, et alors directeur d'une des plus importantes administrations du Ministère de la Guerre, Conseiller-d'Etat, grand-officier de la Légion-d'Honneur, etc., etc. Ce baron Hulot s'était nommé lui-même d'Ervy, lieu de sa naissance, pour se distinguer de son frère, le célèbre général Hulot, colonel des grenadiers de la garde impériale, que l'Empereur avait créé comte de Forzheim, après la campagne de 1809. Le frère aîné, le comte, chargé de prendre soin de son frère cadet, l'avait, par prudence paternelle, placé dans l'administration militaire où, grâce à leurs doubles services, le baron obtint et mérita la faveur de Napoléon. Dès 1807, le baron Hulot était intendant-général des armées en Espagne. Après avoir sonné, le capitaine bourgeois fit de grands efforts pour remettre en place son habit, qui s'était autant retroussé par derrière que par devant, poussé par l'action d'un ventre pyriforme. Admis aussitôt qu'un domestique en livrée l'eut aperçu, cet homme important et imposant suivit le domestique, qui dit en ouvrant la porte du salon : - Monsieur Crevel ! Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 7 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette En entendant ce nom, admirablement approprié à la tournure de celui qui le portait, une grande femme blonde, très-bien conservée, parut avoir reçu comme une commotion électrique et se leva. - Hortense, mon ange, va dans le jardin avec ta cousine Bette, dit-elle vivement à sa fille qui brodait à quelques pas d'elle. Après avoir gracieusement salué le capitaine, mademoiselle Hortense Hulot sortit par une porte-fenêtre, en emmenant avec elle une vieille fille sèche qui paraissait plus âgée que la baronne, quoiqu'elle eût cinq ans de moins. - Il s'agit de ton mariage, dit la cousine Bette à l'oreille de sa petite cousine Hortense sans paraître offensée de la façon dont la baronne s'y prenait pour les renvoyer, en la comptant pour presque rien. La mise de cette cousine eût au besoin expliqué ce sans-gêne. Cette vieille fille portait une robe de mérinos, couleur raisin de Corinthe, dont la coupe et les lisérés dataient de la Restauration, une collerette brodée qui pouvait valoir trois francs, un chapeau de paille cousue à coques de satin bleu bordées de paille comme on en voit aux revendeuses de la halle. A l'aspect de souliers en peau de chèvre dont la façon annonçait un cordonnier du dernier ordre, un étranger aurait hésité à saluer la cousine Bette comme une parente de la maison, car elle ressemblait tout à fait à une couturière en journée. Néanmoins la vieille fille ne sortit pas sans faire un petit salut affectueux à monsieur Crevel, auquel ce personnage répondit par un signe d'intelligence. - Vous viendrez demain, n'est-ce pas, mademoiselle Fischer ? dit-il. - Vous n'avez pas de monde ? demanda la cousine Bette. - Mes enfants et vous, voilà tout, répliqua le visiteur. - Bien, répondit-elle, comptez alors sur moi. - Me voici, madame, à vos ordres, dit le capitaine de la milice bourgeoise en saluant de nouveau la baronne Hulot. Et il jeta sur madame Hulot un regard comme Tartuffe en jette à Elmire, quand un acteur de province croit nécessaire de marquer les intentions de ce rôle, à Poitiers ou à Coutances. - Si vous voulez me suivre par ici, monsieur, nous serons beaucoup mieux que dans ce salon pour causer d'affaires, dit madame Hulot en désignant une pièce voisine qui, dans l'ordonnance de l'appartement, formait un salon de jeu. Cette pièce n'était séparée que par une légère cloison du boudoir dont la croisée donnait sur le jardin, et madame Hulot laissa monsieur Crevel seul pendant un moment, car elle jugea nécessaire de fermer la croisée et la porte du boudoir, afin que personne ne pût y venir écouter. Elle eut même la précaution de fermer également la porte-fenêtre du grand salon, en souriant à sa fille et à sa cousine qu'elle vit établies dans un vieux kiosque au fond du jardin. Elle revint en laissant ouverte la porte du salon de jeu, afin d'entendre ouvrir celle du grand salon, si quelqu'un y entrait. En allant et venant ainsi, la baronne, n'étant observée par personne, laissait dire à sa physionomie toute sa pensée ; et qui l'aurait vue, eût été presque épouvanté de son agitation. Mais en revenant de la porte d'entrée du grand salon au salon de jeu, sa figure se voila sous cette réserve impénétrable que toutes les femmes, même les plus franches, semblent avoir à commandement. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 8 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Pendant ces préparatifs au moins singuliers, le garde national examinait l'ameublement du salon où il se trouvait. En voyant les rideaux de soie, anciennement rouges, déteints en violet par l'action du soleil, et limés sur les plis par un long usage, un tapis d'où les couleurs avaient disparu, des meubles dédorés et dont la soie marbrée de taches était usée par bandes, des expressions de dédain, de contentement et d'espérance se succédèrent naïvement sur sa plate figure de commerçant parvenu. Il se regardait dans la glace, par-dessus une vieille pendule-Empire, en se passant lui-même en revue, quand le froufrou de la robe de soie lui annonça la baronne. Et il se remit aussitôt en position. Après s'être jetée sur un petit canapé, qui certes avait été fort beau vers 1809, la baronne indiquant à Crevel un fauteuil dont les bras étaient terminés par des têtes de sphinx bronzées dont la peinture s'en allait par écailles en laissant voir le bois par places, lui fit signe de s'asseoir. - Ces précautions que vous prenez, madame, seraient d'un charmant augure pour un... - Un amant, répliqua-t-elle en interrompant le garde national. - Le mot est faible, dit-il en plaçant sa main droite sur son coeur et roulant des yeux qui font presque toujours rire une femme quand elle leur voit froidement une pareille expression, amant ! amant ! dites ensorcelé ? - Ecoutez, monsieur Crevel, reprit la baronne trop sérieuse pour pouvoir rire, vous avez cinquante ans, c'est dix ans de moins que monsieur Hulot, je le sais ; mais, à mon âge, les folies d'une femme doivent être justifiées par la beauté, par la jeunesse, par la célébrité, par le mérite, par quelques-unes des splendeurs qui nous éblouissent au point de nous faire tout oublier, même notre âge. Si vous avez cinquante mille livres de rentes, votre âge contrebalance bien votre fortune ; ainsi de tout ce qu'une femme exige, vous ne possédez rien... - Et l'amour ? dit le garde national en se levant et s'avançant, un amour qui... - Non, monsieur, de l'entêtement ! dit la baronne en l'interrompant pour en finir avec cette ridiculité. - Oui, de l'entêtement et de l'amour, reprit-il, mais aussi quelque chose de mieux, des droits... - Des droits ? s'écria madame Hulot qui devint sublime de mépris, de défi, d'indignation. Mais, reprit-elle, sur ce ton, nous ne finirons jamais, et je ne vous ai pas demandé de venir ici pour causer de ce qui vous en a fait bannir malgré l'alliance de nos deux familles... - Je l'ai cru... - Encore ! reprit-elle. Ne voyez-vous pas, monsieur, à la manière leste et dégagée dont je parle d'amant, d'amour, de tout ce qu'il y a de plus scabreux pour une femme, que je suis parfaitement sûre de rester vertueuse ? Je ne crains rien, pas même d'être soupçonnée en m'enfermant avec vous. Est-ce là la conduite d'une femme faible ? Vous savez bien pourquoi je vous ai prié de venir ! . - Non, madame, répliqua Crevel en prenant un air froid. Il se pinça les lèvres et se remit en position. - Et bien ! je serai brève pour abréger notre mutuel supplice, dit la baronne Hulot en regardant Crevel. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 9 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Crevel fit un salut ironique dans lequel un homme du métier eût reconnu les grâces d'un ancien commis-voyageur. - Notre fils a épousé votre fille... - Et si c'était à refaire ! ... dit Crevel. - Ce mariage ne se ferait pas, répondit vivement la baronne, je m'en doute. Néanmoins, vous n'avez pas à vous plaindre. Mon fils est non-seulement un des premiers avocats de Paris, mais encore le voici député depuis un an, et son début à la chambre est assez éclatant pour faire supposer qu'avant peu de temps il sera ministre. Victorin a été nommé deux fois rapporteur de lois importantes, et il pourrait déjà devenir, s'il le voulait, avocat-général à la Cour de Cassation. Si donc vous me donnez à entendre que vous avez un gendre sans fortune... - Un gendre que je suis obligé de soutenir, reprit Crevel, ce qui me semble pis, madame. Des cinq cent mille francs constitués en dot à ma fille, deux cents ont passé, Dieu sait à quoi ! ... à payer les dettes de monsieur votre fils, à meubler mirobolamment sa maison, une maison de cinq cent mille francs qui rapporte à peine quinze mille francs, puisqu'il en occupe la plus belle partie, et sur laquelle il reçoit deux cent soixante mille francs... Le produit couvre à peine les intérêts de la dette. Cette année, je donne à ma fille une vingtaine de mille francs pour qu'elle puisse nouer les deux bouts. Et mon gendre, qui gagnait trente mille francs au Palais, disait-on, va négliger le Palais pour la Chambre... - Ceci, monsieur Crevel, est encore un hors-d'oeuvre, et nous éloigne du sujet. Mais, pour en finir là-dessus, si mon fils devient ministre, s'il vous fait nommer officier de la Légion-d'Honneur, et conseiller de Préfecture à Paris, pour un ancien parfumeur, vous n'aurez pas à vous plaindre ? ... - Ah ! nous y voici, madame. Je suis un épicier, un boutiquier, un ancien débitant de pâte d'amande, d'eau de Portugal, d'huile céphalique, on doit me trouver bien honoré d'avoir marié ma fille unique au fils de monsieur le baron Hulot d'Ervy, ma fille sera baronne. C'est Régence, c'est Louis XV, Oeil-de-Boeuf ! c'est très-bien.. J'aime Célestine comme on aime une fille unique, je l'aime tant que, pour ne lui donner ni frère ni soeur, j'ai accepté tous les inconvénients du veuvage à Paris (et dans la force de l'âge, madame ! ), mais sachez bien que, malgré cet amour insensé pour ma fille, je n'entamerai pas ma fortune pour votre fils dont les dépenses ne me paraissent pas claires, à moi, ancien négociant... - Monsieur, vous voyez en ce moment même au Ministère du Commerce, monsieur Popinot, un ancien droguiste de la rue des Lombards. - Mon ami, madame ! .. dit le parfumeur retiré ; car moi, Célestin Crevel, ancien premier commis du père César Birotteau, j'ai acheté le fonds dudit Birotteau, beau-père de Popinot, lequel Popinot était simple commis dans cet établissement, et c'est lui qui me le rappelle, car il n'est pas fier (c'est une justice à lui rendre) avec les gens bien posés et qui possèdent soixante mille francs de rente. - Eh bien ! monsieur, les idées que vous qualifiez par le mot Régence ne sont donc plus de mise à une époque où l'on accepte les hommes pour leur valeur personnelle ? et c'est ce que vous avez fait en mariant votre fille à mon fils... - Vous ne savez pas comment s'est conclu ce mariage ! ... s'écria Crevel. Ah ! maudite vie de garçon ! Sans mes déportements, ma Célestine serait aujourd'hui la vicomtesse Popinot ! - Mais, encore une fois, ne récriminons pas sur des faits accomplis, reprit énergiquement la baronne. Parlons du sujet de plainte que me donne votre étrange conduite. Ma fille Hortense a pu se marier, le mariage Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 10 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette dépendait entièrement de vous, j'ai cru à des sentiments généreux chez vous, j'ai pensé que vous auriez rendu justice à une femme qui n'a jamais eu dans le coeur d'autre image que celle de son mari, que vous auriez reconnu la nécessité pour elle de ne pas recevoir un homme capable de la compromettre, et que vous vous seriez empressé, par honneur pour la famille à laquelle vous vous êtes allié, de favoriser l'établissement d'Hortense avec monsieur le conseiller Lebas... Et vous, monsieur, vous avez fait manquer ce mariage... - Madame, répondit l'ancien parfumeur, j'ai agi en honnête homme. On est venu me demander si les deux cent mille francs de dot attribués à mademoiselle Hortense seraient payés. J'ai répondu textuellement ceci : " - Je ne le garantirais pas. Mon gendre, à qui la famille Hulot a constitué cette somme en dot, avait des dettes, et je crois que si monsieur Hulot d'Ervy mourait demain, sa veuve serait sans pain. " Voilà, belle dame. - Auriez-vous tenu ce langage, monsieur, demanda madame Hulot en regardant fixement Crevel, si pour vous j'eusse manqué à mes devoirs ? ... - Je n'aurais pas eu le droit de le dire, chère Adeline, s'écria ce singulier amant en coupant la parole à la baronne, car vous trouveriez la dot dans mon portefeuille... Et joignant la preuve à la parole, le gros Crevel mit un genou en terre et baisa la main de madame Hulot, en la voyant plongée par ces paroles dans une muette horreur qu'il prit pour de l'hésitation. - Acheter le bonheur de ma fille au prix de... Oh ! levez-vous, monsieur, ou je sonne. L'ancien parfumeur se releva très-difficilement. Cette circonstance le rendit si furieux, qu'il se remit en position. Presque tous les hommes affectionnent une posture par laquelle ils croient faire ressortir tous les avantages dont les a doués la nature. Cette attitude, chez Crevel, consistait à se croiser les bras à la Napoléon, en mettant sa tête de trois quarts, et jetant son regard comme le peintre le lui faisait lancer dans son portrait, c'est-à-dire à l'horizon. - Conserver, dit-il avec une fureur bien jouée, conserver sa foi à un libert... - A un mari, monsieur, qui en est digne, reprit madame Hulot en interrompant Crevel pour ne pas lui laisser prononcer un mot qu'elle ne voulait pas entendre. - Tenez, madame, vous m'avez écrit de venir, vous voulez savoir les raisons de ma conduite, vous me poussez à bout avec vos airs d'impératrice, avec votre dédain, et votre... mépris ! Ne dirait-on pas que je suis un nègre ? Je vous le répète, croyez-moi ! j'ai le droit de vous... de vous faire la cour... car... Mais, non, je vous aime assez pour me taire... - Parlez, monsieur, j'ai dans quelques jours quarante-huit ans, je ne suis pas sottement prude, je puis tout écouter... - Voyons, me donnez-vous votre parole d'honnête femme, car vous êtes, malheureusement pour moi, une honnête femme, de ne jamais me nommer, de ne pas dire que je vous livre ce secret ? ... - Si c'est la condition de la révélation, je jure de ne nommer à personne, pas même à mon mari, la personne de qui j'aurai su les énormités que vous allez me confier. - Je le crois bien, car il ne s'agit que de vous et de lui... Madame Hulot pâlit. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 11 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Ah ! si vous aimez encore Hulot, vous allez souffrir ! Voulez-vous que je me taise ? ... - Parlez, monsieur, car il s'agit, selon vous, de justifier à mes yeux les étranges déclarations que vous m'avez faites, et votre persistance à tourmenter une femme de mon âge, qui voudrait marier sa fille et puis... mourir en paix ! - Vous le voyez, vous êtes malheureuse... - Moi, monsieur ? - Oui, belle et noble créature ! s'écria Crevel, tu n'as que trop souffert... - Monsieur, taisez-vous et sortez ! ou parlez-moi convenablement. - Savez-vous, madame, comment le sieur Hulot et moi, nous nous sommes connus ? ... chez nos maîtresses, madame. - Oh ! monsieur... - Chez nos maîtresses, madame, répéta Crevel d'un ton mélodramatique et en rompant sa position pour faire un geste de la main droite. - Eh bien ! après, monsieur ? ... dit tranquillement la baronne au grand ébahissement de Crevel. Les séducteurs à petits motifs ne comprennent jamais les grandes âmes. - Moi, veuf depuis cinq ans, reprit Crevel en parlant comme un homme qui va raconter une histoire, ne voulant pas me remarier, dans l'intérêt de ma fille que j'idolâtre, ne voulant pas non plus avoir d'accointances chez moi, quoique j'eusse alors une très-jolie dame de comptoir, j'ai mis, comme on dit, dans ses meubles une petite ouvrière de quinze ans, d'une beauté miraculeuse et de qui, je l'avoue, je devins amoureux à en perdre la tête. Aussi, madame, ai-je prié ma propre tante, que j'ai fait venir de mon pays (la soeur de ma mère ! ) de vivre avec cette charmante créature et de la surveiller pour qu'elle restât aussi sage que possible dans cette situation, comment dire ? ... chocnoso... non, illicite ! ... La petite, dont la vocation pour la musique était visible, a eu des maîtres, elle a reçu de l'éducation (il fallait bien l'occuper ! ). Et d'ailleurs, je voulais être à la fois son père, son bienfaiteur, et, lâchons le mot, son amant ; faire d'une pierre deux coups, une bonne action et une bonne amie. J'ai été heureux cinq ans. La petite a l'une de ces voix qui sont la fortune d'un théâtre, et je ne peux la qualifier autrement qu'en disant que c'est Duprez en jupon. Elle m'a coûté deux mille francs par an, uniquement pour lui donner son talent de cantatrice. Elle m'a rendu fou de la musique, j'ai eu pour elle et pour ma fille une loge aux Italiens. J'y allais alternativement un jour avec Célestine, un jour avec Josépha... - Comment, cette illustre cantatrice ? ... - Oui, madame, reprit Crevel avec orgueil, cette fameuse Josépha me doit tout... Enfin, quand la petite eut vingt ans, en 1834, croyant l'avoir attachée à moi pour toujours, et devenu très-faible avec elle, je voulus lui donner quelques distractions, je lui laissai voir une jolie petite actrice, Jenny Cadine, dont la destinée avait quelque similitude avec la sienne. Cette actrice devait aussi tout à un protecteur, qui l'avait élevée à la brochette. Ce protecteur était le baron Hulot... - Je le sais, monsieur, dit la baronne d'une voix calme et sans la moindre altération. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 12 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Ah ! bah ! s'écria Crevel de plus en plus ébahi. Bien ! Mais savez-vous que votre monstre d'homme a protégé Jenny Cadine, à l'âge de treize ans ? - Eh bien ! monsieur, après ? dit la baronne. - Comme Jenny Cadine, reprit l'ancien négociant, en avait vingt, ainsi que Josépha, lorsqu'elles se sont connues, le baron jouait le rôle de Louis XV vis-a-vis de mademoiselle de Romans, dès 1826, et vous aviez alors douze ans de moins... - Monsieur, j'ai eu des raisons pour laisser à monsieur Hulot sa liberté. - Ce mensonge-là, madame, suffira sans doute à effacer tous les péchés que vous avez commis, et vous ouvrira la porte du paradis, répliqua Crevel d'un air fin qui fit rougir la baronne. Dites cela, femme sublime et adorée, à d'autres ; mais pas au père Crevel, qui, sachez-le bien, a trop souvent banqueté dans des parties carrées avec votre scélérat de mari, pour ne pas savoir tout ce que vous valez ! Il s'adressait parfois des reproches, entre deux vins, en me détaillant vos perfections. Oh ! je vous connais bien : vous êtes un ange. Entre une jeune fille de vingt ans et vous, un libertin hésiterait, moi je n'hésite pas. - Monsieur ! ... - Bien, je m'arrête... Mais apprenez, sainte et digne femme, que les maris, une fois gris, racontent bien des choses de leurs épouses chez leurs maîtresses qui en rient, comme des crevées. Des larmes de pudeur, qui roulèrent entre les beaux cils de madame Hulot, arrêtèrent net le garde national et il ne pensa plus à se remettre en position. - Je reprends, dit-il. Nous nous sommes liés, le baron et moi, par nos coquines. Le baron, comme tous les gens vicieux, est très-aimable, et vraiment bon enfant. Oh ! m'a-t-il plu, ce drôle-là ! Non, il avait des inventions... enfin laissons là ces souvenirs... Nous sommes devenus comme deux frères... Le scélérat, tout à fait Régence, essayait bien de me dépraver, de me prêcher le saint-simonisme en fait de femmes, de me donner des idées de grand seigneur, de justaucorps bleu ; mais, voyez-vous, j'aimais ma petite à l'épouser, si je n'avais pas craint d'avoir des enfants. Entre deux vieux papas, amis comme... comme nous l'étions, comment voulez-vous que nous n'ayons pas pensé à marier nos enfants ? Trois mois après le mariage de son fils avec ma Célestine, Hulot, (je ne sais pas comment je prononce son nom, l'infâme ! car il nous a trompés tous les deux, madame ! ...) eh bien ! l'infâme m'a soufflé ma petite Josépha. Ce scélérat se savait supplanté par un jeune Conseiller-d'Etat et par un artiste (excusez du peu ! ) dans le coeur de Jenny Cadine, dont les succès étaient de plus en plus esbrouffants, et il m'a pris ma pauvre petite maîtresse, un amour de femme ; mais vous l'avez vue assurément aux Italiens où il l'a fait entrer par son crédit. Votre homme n'est pas aussi sage que moi, qui suis réglé comme un papier de musique, (il avait été déjà pas mal entamé par Jenny Cadine qui lui coûtait bien près de trente mille francs par an). Eh bien ! sachez-le, il achève de se ruiner pour Josépha. Josépha, madame, est juive, elle se nomme Mirah (c'est l'anagramme de Hiram), un chiffre israélite pour pouvoir la reconnaître, car c'est une enfant abandonnée en Allemagne (les recherches que j'ai faites prouvent qu'elle est la fille naturelle d'un riche banquier juif). Le théâtre, et surtout les instructions que Jenny Cadine, madame Schontz, Malaga, Carabine ont données sur la manière de traiter les vieillards, à cette petite que je tenais dans une voie honnête et peu coûteuse, ont développé chez elle l'instinct des premiers Hébreux pour l'or et les bijoux, pour le Veau d'or ! La cantatrice célèbre, devenue âpre à la curée, veut être riche, très-riche. Aussi ne dissipe-t-elle rien de ce qu'on dissipe pour elle. Elle s'est essayée sur le sieur Hulot, qu'elle a plumé net, oh ! plumé, ce qui s'appelle rasé ! Ce malheureux, après avoir lutté contre un des Keller et le marquis d'Esgrignon, fous tous deux de Josépha, sans compter les idolâtres inconnus, va se la voir enlever par ce duc si puissamment riche qui protége les arts. Comment l'appelez-vous ? .. un nain ? ... ah ! le duc d'Hérouville. Ce grand seigneur a la prétention d'avoir à lui seul Josépha, tout le monde courtisanesque Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 13 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette en parle, et le baron n'en sait rien ; car il en est au treizième arrondissement comme dans tous les autres : l'amant est, comme les maris, le dernier instruit. Comprenez-vous mes droits, maintenant ? Votre époux, belle dame, m'a privé de mon bonheur, de la seule joie que j'ai eue depuis mon veuvage. Oui, si je n'avais pas eu le malheur de rencontrer ce vieux roquentin, je posséderais encore Josépha, car, moi, voyez-vous, je ne l'aurais jamais mise au théâtre, elle serait restée obscure, sage, et à moi. Oh ! si vous l'aviez vue, il y a huit ans : mince et nerveuse, le teint doré d'une Andalouse, comme on dit, les cheveux noirs et luisants comme du satin, un oeil à longs cils bruns qui jetait des éclairs, une distinction de duchesse dans les gestes, la modestie de la pauvreté, de la grâce honnête de la gentillesse comme une biche sauvage. Par la faute du sieur Hulot, ces charmes, cette pureté, tout est devenu piége à loup, chatière à pièces de cent sous. La petite est la reine des impures, comme on dit. Enfin elle blague, aujourd'hui, elle qui ne connaissait rien de rien, pas même ce mot-là ! En ce moment, l'ancien parfumeur s'essuya les yeux où roulaient quelques larmes. La sincérité de cette douleur agit sur madame Hulot qui sortit de la rêverie où elle était tombée. - Eh bien ! madame, est-ce à cinquante-deux ans qu'on retrouve un pareil trésor ? A cet âge, l'amour coûte trente mille francs par an, j'en ai su le chiffre par votre mari, et moi, j'aime trop Célestine pour la ruiner. Quand je vous ai vue, à la première soirée que vous nous avez donnée, je n'ai pas compris que ce scélérat de Hulot entretînt une Jenny Cadine... Vous aviez l'air d'une impératrice. Vous n'avez pas trente ans, madame, reprit-il, vous me paraissez jeune, vous êtes belle. Ma parole d'honneur, ce jour-là j'ai été touché à fond, je me disais : " Si je n'avais pas ma Josépha, puisque le père Hulot délaisse sa femme, elle m'irait comme un gant. " Ah ! pardon ! c'est un mot de mon ancien état. Le parfumeur revient de temps en temps, c'est ce qui m'empêche d'aspirer à la députation). Aussi, lorsque j'ai été si lâchement trompé par le baron, car entre vieux drôles comme nous, les maîtresses de nos amis devraient être sacrées, me suis-je juré de lui prendre sa femme. C'est justice. Le baron n'aurait rien à dire, et l'impunité nous est acquise. Vous m'avez mis à la porte comme un chien galeux aux premiers mots que je vous ai touchés de l'état de mon coeur ; vous avez redoublé par là mon amour, mon entêtement, si vous voulez, et vous serez à moi. - Et comment ? - Je ne sais pas, mais ce sera. Voyez-vous, madame, un imbécile de parfumeur (retiré ! ) qui n'a qu'une idée en tête, est plus fort qu'un homme d'esprit qui en a des milliers. Je suis toqué de vous, et vous êtes ma vengeance ! c'est comme si j'aimais deux fois. Je vous parle à coeur ouvert, en homme résolu. De même que vous me dites : " je ne serai pas à vous, " je cause froidement avec vous. Enfin, selon le proverbe, je joue cartes sur table. Oui, vous serez à moi, dans un temps donné... Oh ! vous auriez cinquante ans, vous seriez encore ma maîtresse. Et ce sera, car moi j'attends tout de votre mari... Madame Hulot jeta sur ce bourgeois calculateur un regard si fixe de terreur, qu'il la crut devenue folle, et il s'arrêta. - Vous l'avez voulu, vous m'avez couvert de votre mépris, vous m'avez défié, j'ai parlé ! dit-il en éprouvant le besoin de justifier la sauvagerie de ses dernières paroles. - Oh ! ma fille, ma fille ! s'écria la baronne d'une voix de mourante. - Ah ! je ne connais plus rien ! reprit Crevel. Le jour où Josépha m'a été prise, j'étais comme une tigresse à qui l'on a enlevé ses petits... Enfin, j'étais comme je vous vois en ce moment. Votre fille ! c'est, pour moi, le moyen de vous obtenir. Oui, j'ai fait manquer le mariage de votre fille ! ... et vous ne la marierez point sans mon secours ! Quelque belle que soit mademoiselle Hortense, il lui faut une dot... - Hélas ! oui ! dit la baronne en s'essuyant les yeux. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 14 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Eh bien ! essayez de demander dix mille francs au baron, reprit Crevel qui se remit en position. Il attendit pendant un moment, comme un acteur qui marque un temps. - S'il les avait, il les donnerait à celle qui remplacera Josépha ! dit-il en forçant son medium. Dans la voie où il est, s'arrête-t-on ? Il aime d'abord trop les femmes ! (Il y a en tout un juste milieu, comme a dit notre Roi.) Et puis la vanité s'en mêle ! C'est un bel homme ! Il vous mettra tous sur la paille pour son plaisir. Vous êtes déjà d'ailleurs sur le chemin de l'hôpital. Tenez, depuis que je n'ai mis les pieds chez vous, vous n'avez pas pu renouveler le meuble de votre salon. Le mot gêne est vomi par toutes les lézardes de ces étoffes. Quel est le gendre qui ne sortira pas épouvanté des preuves mal déguisées de la plus horrible des misères, celle des gens comme il faut ? J'ai été boutiquier, je m'y connais. Il n'y a rien de tel que le coup d'oeil du marchand de Paris pour savoir découvrir la richesse réelle et la richesse apparente.... Vous êtes sans le sou, dit-il à voix basse. Cela se voit en tout, même sur l'habit de votre domestique. Voulez-vous que je vous révèle d'affreux mystères qui vous sont cachés ? ... - Monsieur, dit madame Hulot qui pleurait à mouiller son mouchoir, assez ! assez ! - Eh bien ! mon gendre donne de l'argent à son père, et voilà ce que je voulais vous dire, en débutant, sur le train de votre fils. Mais je veille aux intérêts de ma fille... soyez tranquille. - Oh ! marier ma fille et mourir ! ... dit la malheureuse femme qui perdit la tête. - Eh bien ! en voici le moyen ? reprit Crevel. Madame Hulot regarda Crevel avec un air d'espérance qui changea si rapidement sa physionomie, que ce seul mouvement aurait dû attendrir Crevel et lui faire abandonner son projet ridicule. - Vous serez belle encore dix ans, reprit Crevel en position, ayez des bontés pour moi, et mademoiselle Hortense est mariée. Hulot m'a donné le droit, comme je vous disais, de poser le marché, tout crûment, et il ne se fâchera pas. Depuis trois ans, j'ai fait valoir mes capitaux, car mes fredaines ont été restreintes. J'ai trois cent mille francs de gain en dehors de ma fortune, ils sont à vous... - Sortez, monsieur, dit madame Hulot, sortez, et ne reparaissez jamais devant moi. Sans la nécessité où vous m'avez mise de savoir le secret de votre lâche conduite dans l'affaire du mariage projeté pour Hortense... Oui, lâche... reprit-elle à un geste de Crevel. Comment faire peser de pareilles inimitiés sur une pauvre fille, sur une belle et innocente créature ? ... Sans cette nécessité qui poignait mon coeur de mère, vous ne m'auriez jamais reparlé, vous ne seriez plus rentré chez moi. Trente-deux ans d'honneur, de loyauté de femme ne périront pas sous les coups de monsieur Crevel... - Ancien parfumeur, successeur de César de Birotteau, à la Reine des Roses, rue Saint-Honoré, dit railleusement Crevel, ancien adjoint au maire, capitaine de la garde nationale, chevalier de la Légion-d'Honneur, absolument comme mon prédécesseur... - Monsieur, reprit la baronne, monsieur Hulot, après vingt ans de constance, a pu se lasser de sa femme, ceci ne regarde que moi ; mais vous voyez, monsieur, qu'il a mis bien du mystère à ses infidélités, car j'ignorais qu'il vous eût succédé dans le coeur de mademoiselle Josépha... - Oh ! s'écria Crevel, à prix d'or, madame... Cette fauvette lui coûte plus de cent mille francs depuis deux ans. Ah ! ah ! vous n'êtes pas au bout... Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 15 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Trêve à tout ceci, monsieur Crevel. Je ne renoncerai pas pour vous au bonheur qu'une mère éprouve à pouvoir embrasser ses enfants sans se sentir un remords au coeur, à se voir respectée, aimée par sa famille, et je rendrai mon âme à Dieu sans souillure... - Amen ! dit Crevel avec cette amertume diabolique qui se répand sur la figure des gens à prétention quand ils ont échoué de nouveau dans de pareilles entreprises. Vous ne connaissez pas la misère à son dernier période, la honte.. le déshonneur... J'ai tenté de vous éclairer, je voulais vous sauver, vous et votre fille ! ... eh bien ! vous épelerez la parabole moderne du père prodigue, depuis la première jusqu'à la dernière lettre. Vos larmes et votre fierté me touchent, car voir pleurer une femme qu'on aime, c'est affreux ! ... dit Crevel en s'asseyant. Tout ce que je puis vous promettre, chère Adeline, c'est de ne rien faire contre vous, ni contre votre mari ; mais n'envoyez jamais aux renseignements chez moi. Voilà tout ! - Que faire, donc ? s'écria madame Hulot. Jusque-là, la baronne avait soutenu courageusement les triples tortures que cette explication imposait à son coeur, car elle souffrait comme femme, comme mère et comme épouse. En effet, tant que le beau-père de son fils s'était montré rogue et agressif, elle avait trouvé de la force dans la résistance qu'elle opposait à la brutalité du boutiquier ; mais la bonhomie qu'il manifestait au milieu de son exaspération d'amant rebuté, de beau garde national humilié, détendit ses fibres montées à se briser ; elle se tordit les mains, elle fondit en larmes, et elle était dans un tel état d'abattement stupide, qu'elle se laissa baiser les mains par Crevel à genoux. - Mon Dieu ! que devenir ? reprit-elle en s'essuyant les yeux. Une mère peut-elle voir froidement sa fille dépérir sous ses yeux ? Quel sera le sort d'une si magnifique créature, aussi forte de sa vie chaste auprès de sa mère, que de sa nature privilégiée ! Par certains jours, elle se promène dans le jardin, triste, sans savoir pourquoi ; je la trouve avec des larmes dans les yeux... - Elle a vingt-un ans, dit Crevel. - Faut-il la mettre au couvent ? demanda la baronne, car dans de pareilles crises, la religion est souvent impuissante contre la nature, et les filles les plus pieusement élevées perdent la tête ! .. Mais levez-vous donc, monsieur, ne voyez-vous pas que, maintenant, tout est fini entre nous, que vous me faites horreur, que vous avez renversé la dernière espérance d'une mère ! ... - Et si je la relevais ? ... dit-il. Madame Hulot regarda Crevel avec une expression délirante qui le toucha ; mais il refoula la pitié dans son coeur, à cause de ce mot : Vous me faites horreur ! La Vertu est toujours un peu trop tout d'une pièce, elle ignore les nuances et les tempéraments à l'aide desquels on louvoie dans une fausse position. - On ne marie pas aujourd'hui, sans dot, une fille aussi belle que l'est mademoiselle Hortense, reprit Crevel en reprenant son air pincé. Voire fille est une de ces beautés effrayantes pour les maris ; c'est comme un cheval de luxe qui exige trop de soins coûteux pour avoir beaucoup d'acquéreurs. Allez donc à pied avec une pareille femme au bras ? tout le monde vous regardera, vous suivra, désirera votre épouse. Ce succès inquiète beaucoup de gens qui ne veulent pas avoir des amants à tuer ; car, après tout, on n'en tue jamais qu'un. Vous ne pouvez, dans la situation où vous êtes, marier votre fille que de trois manières : par mon secours, vous n'en voulez pas ! et d'un ; en trouvant un vieillard de soixante ans, très-riche, sans enfants, et qui voudrait en avoir, c'est difficile, mais cela se rencontre, il y a tant de vieux qui prennent des Josépha, des Jenny Cadine, pourquoi n'en rencontrerait-on pas un qui ferait la même bêtise légitimement ? ... Si je n'avais pas ma Célestine et nos deux petits enfants, j'épouserais Hortense. Et de deux ! La dernière manière est la plus facile... Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 16 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Madame Hulot leva la tête, et regarda l'ancien parfumeur avec anxiété. - Paris est une ville où tous les gens d'énergie qui poussent comme des sauvageons sur le territoire français, se donnent rendez-vous, et il y grouille bien des talents, sans feu ni lieu, des courages capables de tout, même de faire fortune... Eh bien ! ces garçons-là... (Votre serviteur en était dans son temps, et il en a connu ! ... Qu'avait du Tillet ? Qu'avait Popinot, il y a vingt ans ? ... ils pataugeaient tous les deux dans la boutique du papa Birotteau, sans autre capital que l'envie de parvenir, qui, selon moi, vaut le plus beau capital ! ... On mange des capitaux, et l'on ne se mange pas le moral... Qu'avais-je, moi ? l'envie de parvenir, du courage. Du Tillet est l'égal aujourd'hui des plus grands personnages. Le petit Popinot, le plus riche droguiste de la rue des Lombards, est devenu député, le voilà ministre...) Eh bien ! l'un de ces condottierri, comme on dit, de la commandite, de la plume ou de la brosse, est le seul être, à Paris, capable d'épouser une belle fille sans le sou, car ils ont tous les genres de courage. Monsieur Popinot a épousé mademoiselle Birotteau sans espérer un liard de dot. Ces gens-là sont fous ! ils croient à l'amour, comme ils croient à leur fortune et à leurs facultés ! ... Cherchez un homme d'énergie qui devienne amoureux de votre fille et il l'épousera sans regarder au présent. Vous m'avouerez que, pour un ennemi, je ne manque pas de générosité, car ce conseil est contre moi. - Ah ! monsieur Crevel, si vous vouliez être mon ami, quitter vos idées ridicules ! ... - Ridicules ? madame, ne vous démolissez pas ainsi, regardez-vous... Je vous aime et vous viendrez à moi ! Je veux dire un jour à Hulot : " Tu m'as pris Josépha, j'ai ta femme ! ... " C'est la vieille loi du talion ! Et je poursuivrai l'accomplissement de mon projet, à moins que vous ne deveniez excessivement laide. Je réussirai, voici pourquoi, dit-il en se mettant en position et regardant madame Hulot. - Vous ne rencontrerez ni un vieillard, ni un jeune homme amoureux, reprit-il après une pause, parce que vous aimez trop votre fille pour la livrer aux manoeuvres d'un vieux libertin, et que vous ne vous résignerez pas, vous, baronne Hulot, soeur du vieux lieutenant-général qui commandait les vieux grenadiers de la vieille garde, à prendre l'homme d'énergie là où il sera ; car il peut se trouver simple ouvrier, comme tel millionnaire d'aujourd'hui se trouvait simple mécanicien il y a dix ans, simple conducteur de travaux, simple contre-maître de fabrique. Et alors, en voyant votre fille, poussée par ses vingt ans, capable de vous déshonorer, vous vous direz : " Il vaut mieux que ce soit moi qui me déshonore ; et si monsieur Crevel veut me garder le secret, je vais gagner la dot de ma fille, deux cent mille francs, pour dix ans d'attachement à cet ancien marchand de gants... le père Crevel ! ... Je vous ennuie, et ce que je dis est profondément immoral, n'est-ce pas ? Mais si vous étiez mordue par une passion irrésistible, vous vous feriez, pour me céder, des raisonnements comme s'en font les femmes qui aiment... Eh bien ! l'intérêt d'Hortense vous les mettra dans le coeur, ces capitulations de conscience... - Il reste à Hortense un oncle. - Qui, le père Fischer ? ... il arrange ses affaires, et par la faute du baron encore, dont le râteau passe sur toutes les caisses qui sont à sa portée. - Le comte Hulot... - Oh ! votre mari, madame, a déjà fricassé les économies du vieux lieutenant-général, il en a meublé la maison de sa cantatrice. Voyons, me laisserez-vous partir sans espérance ? - Adieu, monsieur. On guérit facilement d'une passion pour une femme de mon âge, et vous prendrez des idées chrétiennes. Dieu protége les malheureux... Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 17 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette La baronne se leva pour forcer le capitaine à la retraite, et elle le repoussa dans le grand salon. - Est-ce au milieu de pareilles guenilles que devrait vivre la belle madame Hulot ? dit-il. Et il montrait une vieille lampe, un lustre dédoré, les cordes du tapis, enfin les haillons de l'opulence qui faisaient de ce grand salon blanc, rouge et or, un cadavre des fêtes impériales. - La vertu, monsieur, reluit sur tout cela. Je n'ai pas envie de devoir un magnifique mobilier en faisant de cette beauté, que vous me prêtez, des piéges à loups, des chatières à pièces de cent sous ! Le capitaine se mordit les lèvres en reconnaissant les expressions par lesquelles il venait de flétrir l'avidité de Josépha. - Et pour qui cette persévérance ? demanda-t-il. En ce moment la baronne avait éconduit l'ancien parfumeur jusqu'à la porte. - Pour un libertin ! ... ajouta-t-il en faisant une moue d'homme vertueux et millionnaire. - Si vous aviez raison, monsieur, ma constance aurait alors quelque mérite, voilà tout. Elle laissa le capitaine après l'avoir salué comme on salue pour se débarrasser d'un importun, et se retourna trop lestement pour le voir une dernière fois en position. Elle alla rouvrir les portes qu'elle avait fermées, et ne put remarquer le geste menaçant par lequel Crevel lui dit adieu. Elle marchait fièrement, noblement, comme une martyre au Colysée. Elle avait néanmoins épuisé ses forces, car elle se laissa tomber sur le divan de son boudoir bleu, comme une femme près de se trouver mal, et elle resta les yeux attachés sur le kiosque en ruines où sa fille babillait avec la cousine Bette. Depuis les premiers jours de son mariage jusqu'en ce moment, la baronne avait aimé son mari, comme Joséphine a fini par aimer Napoléon, d'un amour admiratif, d'un amour maternel, d'un amour lâche. Si elle ignorait les détails que Crevel venait de lui donner, elle savait cependant fort bien que, depuis vingt ans, le baron Hulot lui faisait des infidélités ; mais elle s'était mis sur les veux un voile de plomb, elle avait pleuré silencieusement, et jamais une parole de reproche ne lui était échappée. En retour de cette angélique douceur, elle avait obtenu la vénération de son mari, et comme un culte divin autour d'elle. L'affection qu'une femme porte à son mari, le respect dont elle l'entoure, sont contagieux dans la famille. Hortense croyait son père un modèle accompli d'amour conjugal. Quant à Hulot fils, élevé dans l'admiration du baron, en qui chacun voyait un des géants qui secondèrent Napoléon, il savait devoir sa position au nom, à la place et à la considération paternelle ; d'ailleurs, les impressions de l'enfance exercent une longue influence, et il craignait encore son père ; aussi eût-il soupçonné les irrégularités révélées par Crevel, déjà trop respectueux pour s'en plaindre, il les aurait excusées par des raisons tirées de la manière de voir des hommes à ce sujet. Maintenant il est nécessaire d'expliquer le dévouement extraordinaire de cette belle et noble femme ; et voici l'histoire de sa vie en peu de mots. Dans un village situé sur les extrêmes frontières de la Lorraine, au pied des Vosges, trois frères, du nom de Fischer, simples laboureurs, partirent, par suite des réquisitions républicaines, à l'armée dite du Rhin. En 1799, le second des frères, André, veuf et père de madame Hulot, laissa sa fille aux soins de son frère aîné, Pierre Fischer, qu'une blessure reçue en 1797 avait rendu incapable de servir, et fit quelques entreprises partielles dans les Transports Militaires, service qu'il dut à la protection de l'ordonnateur Hulot d'Ervy. Par un hasard assez naturel, Hulot, qui vint à Strasbourg, vit la famille Fischer. Le père d'Adeline et son jeune frère Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 18 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette étaient alors soumissionnaires des fourrages en Alsace. Adeline, alors âgée de seize ans, pouvait être comparée à la fameuse madame du Barry, comme elle, fille de la Lorraine. C'était une de ces beautés complètes, foudroyantes, une de ces femmes semblables à madame Tallien, que la Nature fabrique avec un soin particulier ; elle leur dispense ses plus précieux dons : la distinction, la noblesse, la grâce, la finesse, l'élégance, une chair à part, un teint broyé dans cet atelier inconnu où travaille le hasard. Ces belles femmes-là se ressemblent toutes entre elles. Bianca Capella dont le portrait est un des chefs-d'oeuvre de Bronzino, la Vénus de Jean Goujon dont l'original est la fameuse Diane de Poitiers, la signora Olympia dont le portrait est à la galerie Doria, enfin Ninon, madame du Barry, madame Tallien, mademoiselle Georges, madame Récamier, toutes ces femmes, restées belles en dépit des années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs excessifs, ont dans la taille, dans la charpente, dans le caractère de la beauté des similitudes frappantes, et à faire croire qu'il existe dans l'océan des générations un courant aphrodisien d'où sortent toutes ces Vénus, filles de la même onde salée ! Adeline Fischer, une des plus belles de cette tribu divine, possédait les caractères sublimes, les lignes serpentines, le tissu vénéneux de ces femmes nées reines. La chevelure blonde que notre mère Eve a tenue de la main de Dieu, une taille d'impératrice, un air de grandeur, des contours augustes dans le profil, une modestie villageoise arrêtaient sur son passage tous les hommes, charmés comme le sont les amateurs devant un Raphaël ; aussi, la voyant, l'ordonnateur fit-il, de mademoiselle Adeline Fischer, sa femme dans le temps légal, au grand étonnement des Fischer, tous nourris dans l'admiration de leurs supérieurs. L'aîné, soldat de 1792, blessé grièvement à l'attaque des lignes de Wissembourg, adorait l'empereur Napoléon et tout ce qui tenait a la Grande-Armée. André et Johann parlaient avec respect de l'ordonnateur Hulot, ce protégé de l'Empereur à qui, d'ailleurs, ils devaient leur sort, car Hulot d'Ervy, leur trouvant de l'intelligence et de la probité, les avait tirés des charrois de l'armée pour les mettre à la tête d'une Régie d'urgence. Les frères Fischer avaient rendu des services pendant la campagne de 1804. Hulot, à la paix, leur avait obtenu cette fourniture des fourrages en Alsace, sans savoir qu'il serait envoyé plus tard à Strasbourg pour y préparer la campagne de 1806. Ce mariage fut, pour la jeune paysanne, comme une Assomption. La belle Adeline passa sans transition des de son village dans le paradis de la cour impériale. En effet, dans ce temps-là, l'ordonnateur, l'un des travailleurs les plus probes, les plus actifs de son corps, fut nommé baron, appelé près de l'Empereur, et attaché à la garde impériale. Cette belle villageoise eut le courage de faire son éducation par amour pour son mari, de qui elle fut exactement folle. L'ordonnateur en chef était d'ailleurs en homme, une réplique d'Adeline en femme. Il appartenait au corps d'élite des beaux hommes. Grand, bien fait, blond, l'oeil bleu et d'un feu, d'un jeu, d'une nuance irrésistibles, la taille élégante, il était remarqué parmi les d'Orsay, les Forbin, les Ouvrard, enfin dans le bataillon des beaux de l'Empire. Homme à conquêtes et imbu des idées du Directoire en fait de femmes, sa carrière galante fut alors interrompue pendant assez long-temps par son attachement conjugal. Pour Adeline, le baron fut donc, dès l'origine, une espèce de Dieu qui ne pouvait faillir ; elle lui devait tout : la fortune, elle eut voiture, hôtel, et tout le luxe du temps ; le bonheur, elle était aimée publiquement ; un titre, elle était baronne ; enfin la célébrité, on l'appela la belle madame Hulot, à Paris ; enfin, elle eut l'honneur de refuser les hommages de l'Empereur qui lui fit présent d'une rivière en diamants, et qui la distingua toujours, car il demandait de temps en temps : " Et la belle madame Hulot, est-elle toujours sage ? " en homme capable de se venger de celui qui aurait triomphé là où il avait échoué. Il n'est donc pas besoin de beaucoup d'intelligence pour reconnaître, dans une âme simple, naïve et belle, les motifs du fanatisme que madame Hulot mêlait à son amour. Après s'être bien dit que son mari ne saurait jamais avoir de torts envers elle, elle se fit, dans son for intérieur, la servante humble, dévouée et aveugle de son créateur. Remarquez d'ailleurs qu'elle était douée d'un grand bon sens, de ce bon sens du peuple qui Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 19 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette rendit son éducation solide. Dans le monde, elle parlait peu, ne disait de mal de personne, ne cherchait pas à briller ; elle réfléchissait sur toute chose, elle écoutait, et se modelait sur les plus honnêtes femmes, sur les mieux nées. En 1815, Hulot suivit la ligne de conduite du prince de Vissembourg, l'un de ses amis intimes, et fut l'un des organisateurs de cette armée improvisée dont la déroute termina le cycle napoléonien à Waterloo. En 1816, le baron devint une des bêtes noires du ministère Feltre, et ne fut réintégré dans le corps de l'intendance qu'en 1823, car on eut besoin de lui pour la guerre d'Espagne. En 1830, il reparut dans l'administration comme quart de ministre, lors de cette espèce de conscription levée par Louis-Philippe dans les vieilles bandes napoléoniennes. Depuis l'avénement au trône de la branche cadette, dont il fut un actif coopérateur, il restait directeur indispensable au ministère de la guerre. Il avait d'ailleurs obtenu son bâton de maréchal, et le roi ne pouvait rien de plus pour lui, à moins de le faire ou ministre ou pair de France. Inoccupé de 1818 à 1823, le baron Hulot s'était mis en service actif auprès des femmes. Madame Hulot faisait remonter les premières infidélités de son Hector au grand finale de l'Empire. La baronne avait donc tenu, pendant douze ans, dans son ménage, le rôle de prima dona assoluta, sans partage. Elle jouissait toujours de cette vieille affection invétérée que les maris portent à leurs femmes quand elles se sont résignées au rôle de douces et vertueuses compagnes, elle savait qu'aucune rivale ne tiendrait deux heures contre un mot de reproche, mais elle fermait les yeux, elle se bouchait les oreilles, elle voulait ignorer la conduite de son mari au dehors. Elle traitait enfin son Hector comme une mère traite un enfant gâté. Trois ans avant la conversation qui venait d'avoir lieu, Hortense reconnut son père aux Variétés, dans une loge d'avant-scène du rez-de-chaussée, en compagnie de Jenny Cadine, et s'écria : " - Voilà papa. - Tu te trompes, mon ange, il est chez le maréchal, répondit la baronne. " La baronne avait bien vu Jenny Cadine ; mais au lieu d'éprouver on serrement au coeur en là voyant si jolie, elle se dit en elle-même : - Ce mauvais sujet d'Hector doit être bien heureux. Elle souffrait néanmoins, elle s'abandonnait secrètement à des rages affreuses ; mais, en revoyant son Hector, elle revoyait toujours ses douze années de bonheur pur, et perdait la force d'articuler une seule plainte. Elle aurait bien voulu que le baron la prit pour sa confidente ; mais elle n'avait jamais osé lui donner à entendre qu'elle connaissait ses fredaines, par respect pour lui. Ces excès de délicatesse ne se rencontrent que chez ces belles filles du peuple qui savent recevoir des coups sans en rendre ; elles ont dans les veines les restes du sang des premiers martyrs. Les filles bien nées, étant les égales de leurs maris, éprouvent les besoins de les tourmenter, et de marquer, comme on marque les points au billard, leurs tolérances par des mots piquants, dans un esprit de vengeance diabolique, et pour s'assurer, soit une supériorité, soit un droit de revanche. La baronne avait un admirateur passionné dans son beau-frère, le lieutenant-général Hulot, le vénérable commandant des grenadiers à pied de la garde impériale, à qui l'on devait donner le bâton de maréchal pour ses derniers jours. Ce vieillard après avoir, de 1830 à 1834, commandé la division militaire où se trouvaient les départements bretons, théâtre de ses exploits en 1799 et 1800, était venu fixer ses jours à Paris, près de son frère, auquel il portait toujours une affection de père. Ce coeur de vieux soldat sympathisait avec celui de sa belle-soeur ; il l'admirait, comme la plus noble, la plus sainte créature de son sexe. Il ne s'était pas marié, parce qu'il avait voulu rencontrer une seconde Adeline, inutilement cherchée à travers vingt pays et vingt campagnes. Pour ne pas déchoir dans cette âme de vieux républicain sans reproche et sans tache, de qui Napoléon disait : " Ce brave Hulot est le plus entêté des républicains, mais il ne me trahira jamais, " Adeline eût supporté des souffrances encore plus cruelles que celles qui venaient de l'assaillir. Mais ce vieillard, âgé de soixante-douze ans, brisé par trente campagnes, blessé pour la vingt-septième fois à Waterloo, était pour Adeline une admiration et non une protection. Le pauvre comte, entre autres infirmités, n'entendait qu'à l'aide d'un cornet ! Tant que le baron Hulot d'Ervy fut bel homme, les amourettes n'eurent aucune influence sur sa fortune ; mais, à cinquante ans, il fallut compter avec les grâces. A cet âge, l'amour, chez les vieux hommes, se change en vice ; il s'y mêle des vanités insensées. Aussi, vers ce temps, Adeline vit-elle son mari devenu d'une Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 20 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette exigence incroyable pour sa toilette, se teignant les cheveux et les favoris, portant des ceintures et des corsets. Il voulut rester beau à tout prix. Ce culte pour sa personne, défaut qu'il poursuivait jadis de ses railleries, il le poussa jusqu'à la minutie. Enfin, Adeline s'aperçut que le Pactole qui coulait chez les maîtresses du baron prenait sa source chez elle. Depuis huit ans, une fortune considérable avait été dissipée, et si radicalement, que, lors de l'établissement du jeune Hulot, deux ans auparavant, le baron avait été forcé d'avouer à sa femme que ses traitements constituaient toute leur fortune. " - Où cela nous mènera-t-il ? fut la réponse d'Adeline. - Sois tranquille, répondit le Conseiller-d'Etat, je vous laisse les émoluments de ma place, et je pourvoirai à l'établissement d'Hortense et à notre avenir en faisant des affaires. " La foi profonde de cette femme dans la puissance et la haute valeur, dans les capacités et le caractère de son mari, avait calmé cette inquiétude momentanée. Maintenant la nature des réflexions de la baronne et ses pleurs, après le départ de Crevel, doivent se concevoir parfaitement. La pauvre femme se savait depuis deux ans au fond d'un abîme, mais elle s'y croyait seule. Elle ignorait comment le mariage de son fils s'était fait, elle ignorait la liaison d'Hector avec l'avide Josépha ; enfin, elle espérait que personne au monde ne connaissait ses douleurs. Or, si Crevel parlait si lestement des dissipations du baron, Hector allait perdre sa considération. Elle entrevoyait dans les grossiers discours de l'ancien parfumeur irrité, le compérage odieux auquel était dû le mariage du jeune avocat. Deux filles perdues avaient été les prêtresses de cet hymen, proposé dans quelque orgie, au milieu des dégradantes familiarités de deux vieillards ivres ! " - Il oublie donc Hortense ! se dit-elle, il la voit cependant tous les jours, lui cherchera-t-il donc un mari chez ses vauriennes ? " La mère, plus forte que la femme, parlait en ce moment toute seule, car elle voyait Hortense riant, avec sa cousine Bette, de ce fou rire de la jeunesse insouciante, et elle savait que ces rires nerveux étaient des indices tout aussi terribles que les rêveries larmoyantes d'une promenade solitaire dans le jardin. Hortense ressemblait à sa mère, mais elle avait des cheveux d'or, ondés naturellement et abondants à étonner. Son éclat tenait de celui de la nacre. On voyait bien en elle le fruit d'un honnête mariage, d'un amour noble et pur dans toute sa force. C'était un mouvement passionné dans la physionomie, une gaieté dans les traits, un entrain de jeunesse, une fraîcheur de vie, une richesse de santé qui vibraient en dehors d'elle et produisaient des rayons électriques. Hortense appelait le regard. Quand ses yeux d'un bleu d'outremer, nageant dans ce fluide qu'y verse l'innocence, s'arrêtaient sur un passant, il tressaillait involontairement. D'ailleurs pas une seule de ces taches de rousseur, qui font payer à ces blondes dorées leur blancheur lactée, n'altérait son teint. Grande, potelée sans être grasse, d'une taille svelte dont la noblesse égalait celle de sa mère, elle méritait ce titre de déesse si prodigué dans les anciens auteurs. Aussi, quiconque voyait Hortense dans la rue, ne pouvait-il retenir cette exclamation : - Mon Dieu ! la belle fille ! Elle était si vraiment innocente, qu'elle disait en rentrant : - Mais qu'ont-ils donc tous, maman, à crier : la belle fille ! quand tu es avec moi ? n'es-tu pas plus belle que moi ? Et, en effet, à quarante-sept ans passés, la baronne pouvait être préférée à sa fille par les amateurs de couchers de soleil ; car elle n'avait encore, comme disent les femmes, rien perdu de ses avantages, par un de ces phénomènes rares, à Paris surtout, où dans ce genre, Ninon a fait scandale, tant elle a paru voler la part des laides au dix-septième siècle. En pensant à sa fille, la baronne revint au père, elle le vit, tombant de jour en jour par degrés jusque dans la boue sociale, et renvoyé peut-être un jour du ministère. L'idée de la chute de son idole, accompagnée d'une vision indistincte des malheurs que Crevel avait prophétisés, fut si cruelle pour la pauvre femme, qu'elle perdit connaissance à la façon des extatiques. La cousine Bette, avec qui causait Hortense, regardait de temps en temps pour savoir quand elles pourraient rentrer au salon ; mais sa jeune cousine la lutinait si bien de ses questions au moment où la baronne rouvrit la porte fenêtre, qu'elle ne s'en aperçut pas. Lisbeth Fischer, de cinq ans moins âgée que madame Hulot, et néanmoins fille de l'aîné des Fischer, était loin d'être belle comme sa cousine ; aussi avait-elle été prodigieusement jalouse d'Adeline. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 21 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette La jalousie formait la base de ce caractère plein d'excentricités, mot trouvé par les Anglais pour les folies non pas des petites mais des grandes maisons. Paysanne des Vosges, dans toute l'extension du mot, maigre, brune, les cheveux d'un noir luisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque, tel est le portrait concis de cette vierge. La famille qui vivait en commun, avait immolé la fille vulgaire à la jolie fille, le fruit âpre, à la fleur éclatante Lisbeth travaillait à la terre, quand sa cousine était dorelotée ; aussi lui arriva-t-il un jour, trouvant Adeline seule, de vouloir lui arracher le nez, un vrai nez grec que les vieilles femmes admiraient. Quoique battue pour ce méfait, elle n'en continua pas moins à déchirer les robes et à gâter les collerettes de la privilégiée. Lors du mariage fantastique de sa cousine, Lisbeth avait plié devant cette destinée, comme les frères et les soeurs de Napoléon plièrent devant l'éclat du trône et la puissance du commandement Adeline, excessivement bonne et douce, se souvint à Paris de Lisbeth, et l'y fit venir, vers 1809, dans l'intention de l'arracher à la misère en l'établissant. Dans l'impossibilité de marier aussitôt qu'Adeline le voulait, cette fille aux yeux noirs, aux sourcils charbonnés, et qui ne savait ni lire ni écrire, le baron commença par lui donner un état ; il mit Lisbeth en apprentissage chez les brodeurs de la cour impériale, les fameux Pons frères. La cousine, nommée Bette par abréviation, devenue ouvrière en passementerie d'or et d'argent, énergique à la manière des montagnards, eut le courage d'apprendre à lire, à compter et à écrire ; car son cousin, le baron, lui avait démontré la nécessité de posséder ces connaissances pour tenir un établissement de broderie. Elle voulait faire fortune : en deux ans, elle se métamorphosa. En 1811, la paysanne fut une assez gentille, une assez adroite et intelligente première demoiselle. Cette partie, appelée passementerie d'or et d'argent, comprenait les épaulettes, les dragonnes, les aiguillettes, enfin cette immense quantité de choses brillantes qui scintillaient sur les riches uniformes de l'armée française et sur les habits civils. L'Empereur, en Italien très ami du costume, avait brodé de l'or et de l'argent sur toutes les coutures de ses serviteurs, et son empire comprenait cent trente-trois départements. Ces fournitures assez habituellement faites aux tailleurs, gens riches et solides, ou directement aux grands dignitaires, constituaient un commerce sûr. Au moment où la cousine Bette, la plus habile ouvrière de la maison Pons où elle dirigeait la fabrication, aurait pu s'établir, la déroute de l'Empire éclata. L'olivier de la paix que tenaient à la main les Bourbons effraya Lisbeth, elle eut peur d'une baisse dans ce commerce, qui n'allait plus avoir que quatre-vingt-six au lieu de cent trente-trois départements à exploiter, sans compter l'énorme réduction de l'armée. Epouvantée enfin par les diverses chances de l'industrie, elle refusa les offres du baron qui la crut folle. Elle justifia cette opinion en se brouillant avec monsieur Rivet, acquéreur de la maison Pons, à qui le baron voulait l'associer, et elle redevint simple ouvrière. La famille Fischer était alors retombée dans la situation précaire d'où le baron Hulot l'avait tirée. Ruinés par la catastrophe de Fontainebleau, les trois frères Fischer servirent en désespérés dans les corps francs de 1815. L'aîné, père de Lisbeth, fut tué. Le père d'Adeline, condamné à mort par un conseil de guerre, s'enfuit en Allemagne, et mourut à Trèves, en 1820. Le cadet Johann vint à Paris implorer la reine de la famille, qui, disait-on, mangeait dans l'or et l'argent, qui ne paraissait jamais aux réunions qu'avec des diamants sur la tête et au cou, gros comme des noisettes et donnés par l'Empereur. Johann Fischer, alors âgé de quarante-trois ans, reçut du baron Hulot une somme de dix mille francs pour commencer une petite entreprise de fourrages à Versailles, obtenue au ministère de la guerre par l'influence secrète des amis que l'ancien intendant-général y conservait. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 22 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Ces malheurs de famille, la disgrâce du baron Hulot, une certitude d'être peu de chose dans cet immense mouvement d'hommes, d'intérêts et d'affaires, qui fait de Paris un enfer et un paradis, domptèrent la Bette. Cette fille perdit alors toute idée de lutte et de comparaison avec sa cousine, après en avoir senti les diverses supériorités ; mais l'envie resta cachée dans le fond du coeur, comme un germe de peste qui peut éclore et ravager une ville, si l'on ouvre le fatal ballot de laine où il est comprimé. De temps en temps elle se disait bien : - " Adeline et moi, nous sommes du même sang, nos pères étaient frères, elle est dans un hôtel, et je suis dans une mansarde. " Mais, tous les ans, à sa fête et au jour de l'an, Lisbeth recevait des cadeaux de la baronne et du baron ; le baron, excellent pour elle, lui payait son bois pour l'hiver ; le vieux général Hulot la recevait un jour à dîner, son couvert était toujours mis chez sa cousine. On se moquait bien d'elle, mais on n'en rougissait jamais. On lui avait enfin procuré son indépendance à Paris, où elle vivait à sa guise. Cette fille avait en effet peur de toute espèce de joug. Sa cousine lui offrait-elle de la loger chez elle ? ... Bette apercevait le licou de la domesticité ; maintes fois le baron avait résolu le difficile problème de la marier ; mais séduite au premier abord, elle refusait bientôt en tremblant de se voir reprocher son manque d'éducation, son ignorance et son défaut de fortune ; enfin, si la baronne lui parlait de vivre avec leur oncle et d'en tenir la maison à la place d'une servante-maîtresse qui devait coûter cher, elle répondait qu'elle se marierait encore bien moins de cette façon-là. La cousine Bette présentait dans les idées cette singularité qu'on remarque chez les natures qui se sont développées fort tard, chez les Sauvages qui pensent beaucoup et parlent peu. Son intelligence paysanne avait d'ailleurs acquis, dans les causeries de l'atelier, par la fréquentation des ouvriers et des ouvrières, une dose du mordant parisien. Cette fille, dont le caractère ressemblait prodigieusement à celui des Corses, travaillée inutilement par les instincts des natures fortes, eût aimé à protéger un homme faible ; mais à force de vivre dans la capitale, la capitale l'avait changée à la surface. Le poli parisien faisait rouille sur cette âme vigoureusement trempée. Douée d'une finesse devenue profonde, comme chez tous les gens voués à un célibat réel, avec le tour piquant qu'elle imprimait à ses idées, elle eût paru redoutable dans toute autre situation. Méchante, elle eût brouillé la famille la plus unie. Pendant les premiers temps, quand elle eut quelques espérances dans le secret desquelles elle ne mit personne, elle s'était décidée à porter des corsets, à suivre les modes, et obtint alors un moment de splendeur pendant lequel le baron la trouva mariable. Lisbeth fut alors la brune piquante de l'ancien roman français. Son regard perçant, son teint olivâtre, sa taille de roseau pouvaient tenter un major en demi solde ; mais elle se contenta, disait-elle en riant, de sa propre admiration. Elle finit d'ailleurs par trouver sa vie heureuse, après en avoir élagué les soucis matériels, car elle allait dîner tous les jours en ville, après avoir travaillé depuis le lever du soleil. Elle n'avait donc qu'à pourvoir à son déjeuner et à son loyer ; puis on l'habillait et on lui donnait beaucoup de ces provisions acceptables, comme le sucre, le café, le vin, etc. En 1837, après vingt-sept ans de vie, à moitié payée par la famille Hulot et par son oncle Fischer, la cousine Bette résignée à ne rien être, se laissait traiter sans façon ; elle se refusait elle-même à venir aux grands dîners en préférant l'intimité qui lui permettait d'avoir sa valeur, et d'éviter des souffrances d'amour-propre. Partout, chez le général Hulot, chez Crevel, chez le jeune Hulot, chez Rivet, successeur des Pons avec qui elle s'était raccommodée et qui la fêtait, chez la baronne, elle semblait être de la maison. Enfin partout elle savait amadouer les domestiques en leur payant de petits pour-boire de temps en temps, en causant toujours avec eux pendant quelques instants avant d'entrer au salon. Cette familiarité par laquelle elle se mettait franchement niveau des gens, lui conciliait leur bienveillance subalterne, très-essentielle aux parasites. - C'est une bonne et brave fille ! était le mot de tout le monde sur elle. Sa complaisance, sans bornes quand on ne l'exigeait pas, était d'ailleurs, ainsi que sa fausse bonhomie, une nécessité de sa position. Elle avait fini par comprendre la vie en se voyant à la merci de tout le monde ; et voulant plaire à tout le monde, elle riait avec les jeunes gens à qui elle était sympathique par une espèce de patelinage qui les séduit toujours, elle devinait et épousait leurs désirs, elle se rendait leur interprète, elle leur paraissait être une bonne confidente, car elle n'avait pas le droit de les gronder. Sa discrétion absolue lui méritait la confiance des gens Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 23 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette d'un âge mûr, car elle possédait, comme Ninon, des qualités d'homme. En général, les confidences vont plutôt en bas qu'en haut. On emploie beaucoup plus ses inférieurs que ses supérieurs dans les affaires secrètes ; ils deviennent donc les complices de nos pensées réservées, ils assistent aux délibérations ; or, Richelieu se regarda comme arrivé quand il eut le droit d'assistance au conseil. On croyait cette pauvre fille dans une telle dépendance de tout le monde, qu'elle semblait condamnée à un mutisme absolu. La cousine se surnommait elle-même le confessionnal de la famille. La baronne seule, à qui les mauvais traitements qu'elle avait reçus pendant son enfance, de sa cousine plus forte qu'elle quoique moins âgée, gardait une espèce de défiance. Puis, par pudeur, elle n'eût confié qu'à Dieu ses chagrins domestiques. Ici peut-être est-il nécessaire de faire observer que la maison de la baronne conservait toute sa splendeur aux yeux de la cousine Bette, qui n'était pas frappée, comme le marchand parfumeur parvenu, de la détresse écrite sur les fauteuils rongés, sur les draperies noircies et sur la soie balafrée. Il en est du mobilier avec lequel on vit comme de nous-mêmes. En s'examinant tous les jours, on finit, à l'exemple du baron, par se croire peu changé, jeune, alors que les autres voient sur nos têtes une chevelure tournant au chinchilla, des accents circonflexes à notre front, et de grosses citrouilles dans notre abdomen. Cet appartement, toujours éclairé pour la cousine Bette par les feux du Bengale des victoires impériales, resplendissait donc toujours. Avec le temps, la cousine Bette avait contracté des manies de vieille fille, assez singulières. Ainsi, par exemple, elle voulait, au lieu d'obéir à la mode, que la mode s'appliquât à ses habitudes, et se pliât à ses fantaisies toujours arriérées. Si la baronne lui donnait un joli chapeau nouveau, quelque robe taillée au goût du jour, aussitôt la cousine Bette retravaillait chez elle, à sa façon, chaque chose, et la gâtait en s'en faisant un costume qui tenait des modes impériales et de ses anciens costumes lorrains. Le chapeau de trente francs devenait une loque, et la robe un haillon. La Bette était, à cet égard, d'un entêtement de mule ; elle voulait se plaire à elle seule et se croyait charmante ainsi ; tandis que cette assimilation, harmonieuse en ce qu'elle la faisait vieille fille de la tête aux pieds, la rendait si ridicule, qu'avec le meilleur vouloir, personne ne pouvait l'admettre chez soi les jours de gala. Cet esprit rétif, capricieux, indépendant, l'inexplicable sauvagerie de cette fille, à qui le baron avait par quatre fois trouvé des partis (un employé de son administration, un major, un entrepreneur des vivres, un capitaine en retraite), et qui s'était refusée à un passementier, devenu riche depuis, lui méritait le surnom de Chèvre que le baron lui donnait en riant. Mais ce surnom ne répondait qu'aux bizarreries de la surface, à ces variations que nous nous offrons tous les uns aux autres en état de société. Cette fille qui, bien observée, eût présenté le côté féroce de la classe paysanne, était toujours l'enfant qui voulait arracher le nez de sa cousine, et qui peut-être, si elle n'était devenue raisonnable, l'aurait tuée en un paroxisme de jalousie. Elle ne domptait que par la connaissance des lois et du monde, cette rapidité naturelle avec laquelle les gens de la campagne, de même que les Sauvages, passent du sentiment à l'action. En ceci peut-être consiste toute la différence qui sépare l'homme naturel de l'homme civilisé. Le Sauvage n'a que des sentiments, l'homme civilisé a des sentiments et des idées. Aussi, chez les Sauvages, le cerveau reçoit-il pour ainsi dire peu d'empreintes, il appartient alors tout entier au sentiment qui l'envahit, tandis que chez l'homme civilisé, les idées descendent sur le coeur qu'elles transforment ; celui-ci est à mille intérêts, à plusieurs sentiments, tandis que le Sauvage n'admet qu'une idée à la fois. C'est la cause de la supériorité momentanée de l'enfant sur les parents et qui cesse avec le désir satisfait ; tandis que, chez l'homme voisin de la Nature, cette cause est continue. La cousine Bette, la sauvage Lorraine, quelque peu traîtresse, appartenait à cette catégorie de caractères plus communs chez le peuple qu'on ne pense, et qui peut en expliquer la conduite pendant les révolutions. Au moment où cette Scène commence, si la cousine Bette avait voulu se laisser habiller à la mode ; si elle s'était, comme les Parisiennes, habituée à porter chaque nouvelle mode, elle eût été présentable et acceptable ; mais elle gardait la roideur d'un bâton. Or, sans grâces, la femme n'existe point à Paris. Ainsi, la chevelure noire, les beaux yeux durs, la rigidité des lignes du visage, la sécheresse calabraise du teint qui faisaient de la cousine Bette une figure du Giotto, et desquels une vraie Parisienne eût tiré parti, sa mise étrange surtout, lui donnaient une si bizarre apparence, que parfois elle ressemblait aux singes habillés en Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 24 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette femmes, promenés par les petits Savoyards. Comme elle était bien connue dans les maisons unies par les liens de famille où elle vivait, qu'elle restreignait ses évolutions sociales à ce cercle, qu'elle aimait son chez soi, ses singularités n'étonnaient plus personne, et disparaissaient au dehors dans l'immense mouvement parisien de la rue, où l'on ne regarde que les jolies femmes. Les rires d'Hortense étaient en ce moment causés par un triomphe remporté sur l'obstination de la cousine Bette, elle venait de lui surprendre un aveu demandé depuis trois ans. Quelque dissimulée que soit une vieille fille, il est un sentiment qui lui fera toujours rompre le jeûne de la parole, c'est la vanité ! Depuis trois ans, Hortense, devenue excessivement curieuse en certaine matière, assaillait sa cousine de questions où respirait d'ailleurs une innocence parfaite : elle voulait savoir pourquoi sa cousine ne s'était pas mariée. Hortense, qui connaissait l'histoire des cinq prétendus refusés, avait bâti son petit roman, elle croyait à la cousine Bette une passion au coeur, et il en résultait une guerre de plaisanteries. Hortense disait : " Nous autres jeunes filles ! " en parlant d'elle et de sa cousine. La cousine Bette avait, à plusieurs reprises, répondu d'un ton plaisant : - " Qui vous dit que je n'ai pas un amoureux ? " L'amoureux de la cousine Bette, faux ou vrai, devint alors un sujet de douces railleries. Enfin, après deux ans de cette petite guerre, la dernière fois que la cousine Bette était venue, le premier mot d'Hortense avait été : - " Comment va ton amoureux ? - Mais bien, avait-elle répondu ; il souffre un peu, ce pauvre jeune homme. - Ah ! il est délicat ? avait demandé la baronne en riant. - Je crois bien, il est blond... Une fille charbonnée comme je le suis ne peut aimer qu'un blondin, couleur de la lune. - Mais qu'est-il ? que fait-il ? dit Hortense. Est-ce un prince ? - Prince de l'outil, comme je suis reine de la bobine. Une pauvre fille comme moi peut-elle être aimée d'un propriétaire ayant pignon sur la rue et des rentes sur l'Etat, ou d'un duc et pair, ou de quelque Prince Charmant de tes contes de fées ? - Oh ! je voudrais bien le voir... s'était écriée Hortense en souriant. - Pour savoir comment est tourné celui qui peut aimer une vieille chèvre ? avait répondu la cousine Bette. - Ce doit être un monstre de vieil employé à barbe de bouc ? avait dit Hortense en regardant sa mère. - Eh bien, c'est ce qui vous trompe, mademoiselle. - Mais tu as donc un amoureux ? avait demandé Hortense d'un air de triomphe. - Aussi vrai que tu n'en as pas ! avait répondu la cousine d'un air piqué. - Eh bien ! si tu as un amoureux, Bette, pourquoi ne l'épouses-tu pas ? ... avait dit la baronne en faisant un signe à sa fille. Voilà trois ans qu'il est question de lui, tu as eu le temps de l'étudier, et s'il t'est resté fidèle, tu ne devrais pas prolonger une situation fatigante pour lui. C'est d'ailleurs une affaire de conscience ; et puis, s'il est jeune, il est temps de prendre un bâton de vieillesse. La cousine Bette avait regardé fixement la baronne, et voyant qu'elle riait, elle avait répondu : - " Ce serait marier la faim et la soif ; il est ouvrier, je suis ouvrière, si nous avions des enfants, ils seraient des ouvriers... Non, non, nous nous aimons d'âme... C'est moins cher ! - Pourquoi le caches-tu ? avait demandé Hortense. - Il est en veste, avait répliqué la vieille fille en riant. L'aimes-tu ? avait demandé la baronne. - Ah ! je crois bien ! je l'aime pour lui-même, ce chérubin. Voilà quatre ans que je le porte dans mon coeur. - Eh bien ! si tu l'aimes pour lui-même, avait dit gravement la baronne, et s'il existe, tu serais bien criminelle envers lui. Tu ne sais pas ce que c'est que d'aimer. - Nous savons toutes ce métier-là en naissant ! ... dit la cousine. - Non, il y a des femmes qui aiment et qui restent égoïstes, et c'est ton cas ! ... " La cousine avait baissé la tête, et son regard eût fait frémir celui qui l'aurait reçu, mais elle avait regardé sa bobine. - " En nous présentant ton amoureux prétendu, Hector pourrait le placer, et le mettre dans une situation à faire fortune. - Ca ne se peut pas, avait dit la cousine Bette. - Et pourquoi ? - C'est une manière de Polonais, un réfugié... - Un conspirateur... s'était écriée Hortense. Es-tu heureuse ! ... A-t-il eu des aventures ? ... - Mais il s'est battu pour la Pologne. Il était professeur dans le gymnase dont les élèves ont commencé la révolte, et comme il était placé là par le grand-duc Constantin, il n'a pas de grâce à espérer.. - Professeur de quoi ? ... - De beaux-arts ! ... - Et il est arrivé à Paris après la déroute ? ... - En 1833, il avait fait l'Allemagne à pied... - Pauvre jeune homme ! Et il a ? ... - Il avait à peine vingt-quatre ans lors de l'insurrection, il a vingt-neuf ans aujourd'hui... - Quinze ans de moins que toi, avait dit alors la baronne. - De quoi vit-il ? ... avait demandé Hortense. - De son talent... - Ah ! il donne des leçons ? ... - Non, avait dit la cousine Bette, il en reçoit, et de dures ! ... - Et son petit nom, est-il joli ? ... - Wenceslas ! - Quelle imagination ont les vieilles filles ! s'était écriée la baronne. A la manière dont tu parles, on te croirait, Lisbeth. - Ne vois-tu pas, maman, que c'est un Polonais tellement fait au knout, que Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 25 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Bette lui rappelle cette petite douceur de sa patrie. " Toutes trois elles s'étaient mises à rire, et Hortense avait chanté : Wenceslas ! idole de mon âme ! au lieu de : O Mathilde... Et il y avait eu comme un armistice pendant quelques instants. - " Ces petites filles, avait dit la cousine Bette en regardant Hortense quand elle était revenue près d'elle, ça croit qu'on ne peut aimer qu'elles. - Tiens, avait répondu Hortense en se trouvant seule avec sa cousine, prouve-moi que Wenceslas n'est pas un conte, et je te donne mon châle de cachemire jaune. - Mais il est comte ! ... - Tous les Polonais sont comtes ! - Mais il n'est pas Polonais, il est de Li... va... Lith... - Lithuanie ? ... - Non... - Livonie ? ... - C'est cela ! - Mais comment se nomme-t-il ? - Voyons, je veux savoir si tu es capable de garder un secret... - Oh ! cousine, je serai muette... - Comme un poisson ? - Comme un poisson ! ... - Par ta vie éternelle ? - Par ma vie éternelle ! - Non, par ton bonheur sur cette terre ? - Oui. - Eh bien ! il se nomme le comte Wenceslas Steinbock ! - Il y avait un des généraux de Charles XII qui portait ce nom-là. - C'était son grand-oncle ! Son père à lui s'est établi en Livonie après la mort du roi de Suède ; mais il a perdu sa fortune lors de la campagne de 1812, et il est mort, laissant le pauvre enfant, à l'âge de huit ans, sans ressources. Le grand-duc Constantin, à cause du nom de Steinbock, l'a pris sous sa protection, et l'a mis dans une école.. - Je ne me dédis pas, avait répondu Hortense, donne-moi une preuve de son existence, et tu as mon châle jaune ! Ah ! cette couleur est le fard des brunes. - Tu me garderas le secret ? - Tu auras les miens. - Eh bien ! la prochaine fois que je viendrai, j'aurai la preuve. - Mais la preuve, c'est l'amoureux, avait dit Hortense. La cousine Bette, en proie depuis son arrivée à Paris à l'admiration des cachemires, avait été fascinée par l'idée de posséder ce cachemire jaune donné par le baron à sa femme, en 1808, et qui, selon l'usage de quelques familles, avait passé de la mère à la fille en 1830. Depuis dix ans, le châle s'était bien usé ; mais ce précieux tissu, toujours serré dans une boîte en bois de sandal, semblait, comme le mobilier de la baronne, toujours neuf à la vieille fille. Donc, elle avait apporté dans son ridicule un cadeau qu'elle comptait faire à la baronne pour le jour de sa naissance, et qui, selon elle, devait prouver l'existence du fantastique amoureux. Ce cadeau consistait en un cachet d'argent, composé de trois figurines adossées, enveloppées de feuillages et soutenant le globe. Ces trois personnages représentaient la Foi, l'Espérance et la Charité. Les pieds reposaient sur des monstres qui s'entre-déchiraient, et parmi lesquels s'agitait le serpent symbolique. En 1846, après le pas immense que mademoiselle de Fauveau, les Wagner, les Jeanest, les Froment-Meurice, et des sculpteurs en bois comme Liénard, ont fait faire à l'art de Benvenuto-Cellini, ce chef-d'oeuvre ne surprendrait personne ; mais en ce moment, une jeune fille experte en bijouterie, dut rester ébahie en maniant ce cachet, quand la cousine Bette le lui eut présenté, en lui disant : " - Tiens, comment trouves-tu cela ? " Les figures, par leur dessin, par leurs draperies et par leur mouvement, appartenaient a l'école de Raphaël ; par l'exécution elles rappelaient l'école des bronziers florentins que créèrent les Donatello, Brunnelleschi, Ghiberti, Benvenuto-Cellini, Jean de Bologne, etc. La Renaissance, en France, n'avait pas tordu de monstres plus capricieux que ceux qui symbolisaient les mauvaises passions. Les palmes, les fougères, les joncs, les roseaux qui enveloppaient les Vertus étaient d'un effet, d'un goût, d'un agencement à désespérer les gens du métier. Un ruban reliait les trois têtes entre elles, et sur les champs qu'il présentait dans chaque entre-deux des têtes, on voyait un W, un chamois et le mot fecit. - Qui donc a sculpté cela ? demanda Hortense. - Eh bien ! mon amoureux, répondit la cousine Bette. Il y a là dix mois de travail ; aussi, gagné-je davantage à faire des dragonnes... Il m'a dit que Steinbock signifiait en allemand animal des rochers ou chamois. Il compte signer ainsi ses ouvrages... Ah ! j'aurai ton châle... - Et pourquoi ? Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 26 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Puis-je acheter un pareil bijou ? le commander ? c'est impossible ; donc il m'est donné. Qui peut faire de pareils cadeaux ? un amoureux ! Hortense, par une dissimulation dont se serait effrayée Lisbeth Fischer, si elle s'en était aperçue, se garda bien d'exprimer toute son admiration, quoiqu'elle éprouvât ce saisissement que ressentent les gens dont l'âme est ouverte au beau, quand ils voient un chef-d'oeuvre sans défaut, complet, inattendu. - Ma foi, dit-elle, c'est bien gentil. - Oui, c'est gentil, reprit la vieille fille ; mais j'aime mieux un cachemire orange. Eh bien ! ma petite, mon amoureux passe son temps a travailler dans ce goût-là. Depuis son arrivée à Paris, il a fait trois ou quatre petites bêtises de ce genre, et voilà le fruit de quatre ans d'études et de travaux. Il s'est mis apprenti chez les fondeurs, les mouleurs, les bijoutiers... bah ! des mille et des cent y ont passé. Monsieur me dit qu'en quelques mois, maintenant, il deviendra célèbre et riche.. - Mais tu le vois donc ? - Tiens ! crois-tu que ce soit une fable ? Je t'ai dit la vérité en riant. - Et il t'aime ? demanda vivement Hortense. - Il m'adore ! répondit la cousine en prenant un air sérieux. Vois-tu, ma petite, il n'a connu que des femmes pâles, fadasses, comme elles sont toutes dans le Nord ; une fille brune, svelte, jeune comme moi, ça lui a réchauffé le coeur. Mais, motus ! tu me l'as promis. - Il en sera de celui-là comme des cinq autres, dit d'un air railleur la jeune fille en regardant le cachet. - Six, mademoiselle, j'en ai laissé un en Lorraine qui, pour moi, décrocherait la lune, encore aujourd'hui. - Celui-là fait mieux, répondit Hortense, il t'apporte le soleil. - Où ça peut-il se monnayer ? demanda la cousine Bette. Il faut beaucoup de terre pour profiter du soleil. Ces plaisanteries dites coup sur coup, et suivies de folies qu'on peut deviner, engendraient ces rires qui avaient redoublé les angoisses de la baronne en lui faisant comparer l'avenir de sa fille au présent, où elle la voyait s'abandonnant à toute la gaieté de son âge. - Mais pour t'offrir des bijoux qui veulent six mois de travail, il doit t'avoir de bien grandes obligations ? demanda Hortense que ce bijou faisait réfléchir profondément. - Ah ! tu veux en savoir trop d'une seule fois ! répondit la cousine Bette. Mais, écoute... tiens, je vais te mettre dans un complot. - Y serai-je avec ton amoureux ? - Ah ! tu voudrais bien le voir ! Mais, tu comprends, une vieille fille comme votre Bette qui a su garder pendant cinq ans un amoureux, le cache bien... Ainsi, laisse-nous tranquilles. Moi, vois-tu, je n'ai ni chat, ni serin, ni chien, ni perroquet ; il faut qu'une vieille bique comme moi ait quelque petite chose à aimer, à tracasser ; eh ! bien... je me donne un Polonais. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 27 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - A-t-il des moustaches ? - Longues comme cela, dit la Bette on lui montrant une navette chargée de fils d'or. Elle emportait toujours son ouvrage en ville, et travaillait en attendant le dîner. - Si tu me fais toujours des questions, tu ne sauras rien, reprit-elle. Tu n'as que vingt-deux ans, et tu es plus bavarde que moi qui en ai quarante-deux, et même quarante-trois. - J'écoute, je suis de bois, dit Hortense. - Mon amoureux a fait un groupe en bronze de dix pouces de hauteur, reprit la cousine Bette. Ça représente Samson déchirant un lion, et il l'a enterré, rouillé, de manière à faire croire maintenant qu'il est aussi vieux que Samson. Ce chef-d'oeuvre est exposé chez un des marchands de bric-à-brac dont les boutiques sont sur la place du Carrousel, près de ma maison. Si ton père qui connaît monsieur Popinot, le ministre du commerce et de l'agriculture, ou le comte de Rastignac, pouvait leur parler de ce groupe comme d'une belle oeuvre ancienne qu'il aurait vue en passant ; il paraît que ces grands personnages donnent dans cet article au lieu de s'occuper de nos dragonnes, et que la fortune de mon amoureux serait faite, s'ils achetaient ou même venaient examiner ce méchant morceau de cuivre. Ce pauvre garçon prétend qu'on prendrait cette bêtise-là pour de l'antique, et qu'on la payerait bien cher. Pour lors, si c'est un des ministres qui prend le groupe, il ira s'y présenter, prouver qu'il est l'auteur, et il sera porté en triomphe ! Oh ! il se croit sur le pinacle, il a de l'orgueil, le jeune homme, autant que deux comtes nouveaux. - C'est renouvelé de Michel-Ange ; mais, pour un amoureux, il n'a pas perdu l'esprit.. dit Hortense. Et combien en veut-il ? - Quinze cents francs ? ... Le marchand ne doit pas donner le bronze à moins, car il lui faut une commission. - Papa, dit Hortense, est commissaire du Roi pour le moment ; il voit tous les jours les deux ministres à la chambre, et il fera ton affaire, je m'en charge. Vous deviendrez riche, madame la comtesse Steinbock ! - Non, mon homme est trop paresseux, il reste des semaines entières à tracasser de la cire rouge, et rien n'avance. Ah bah ! il passe sa vie au Louvre, à la Bibliothèque à regarder des estampes et à les dessiner. C'est un flâneur. Et les deux cousines continuèrent à plaisanter. Hortense riait comme lorsqu'on s'efforce de rire, car elle était envahie par un amour que toutes les jeunes filles ont subi, l'amour de l'inconnu, l'amour à l'état vague et dont les pensées se concrètent autour d'une figure qui leur est jetée par hasard, comme les floraisons de la gelée se prennent à des brins de paille suspendus par le vent à la marge d'une fenêtre. Depuis dix mois, elle avait fait un être réel du fantastique amoureux de sa cousine par la raison qu'elle croyait, comme sa mère, au célibat perpétuel de sa cousine ; et depuis huit jours, ce fantôme était devenu le comte Wenceslas Steinbock, le rêve avait un acte de naissance, la vapeur se solidifiait en un jeune homme de trente ans. Le cachet qu'elle tenait à la main, espèce d'Annonciation où le génie éclatait comme une lumière, eut la puissance d'un talisman. Hortense se sentait si heureuse, qu'elle se prit à douter que ce conte fût de l'histoire ; son sang fermentait, elle riait comme une folle pour donner le change à sa cousine. - Mais il me semble que la porte du salon est ouverte, dit la cousine Bette, allons donc voir si monsieur Crevel est parti... - Maman est bien triste depuis deux jours, le mariage dont il était question est sans doute rompu... Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 28 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Bah ! ca peut se raccommoder, il s'agit (je puis te dire cela) d'un conseiller à la Cour royale. Aimerais-tu être madame la présidente ? Va, si cela dépend de monsieur Crevel, il me dira bien quelque chose, et je saurai demain s'il y a de l'espoir ! ... - Cousine, laisse-moi le cachet, demanda Hortense, je ne le montrerai pas... La fête de maman est dans un mois, je te le remettrai, le matin... - Non, rends-le-moi... il y faut un écrin. - Mais je le ferai voir à papa, pour qu'il puisse parler au ministre en connaissance de cause, car les autorités ne doivent pas se compromettre, dit-elle. - Eh ! bien, ne le montre pas à ta mère, voilà tout ce que je le demande ; car si elle me connaissait un amoureux, elle se moquerait de moi... - Je te le promets. Les deux cousines arrivèrent sur la porte du boudoir au moment où la baronne venait de s'évanouir, et le cri poussé par Hortense suffit à la ranimer. La Bette alla chercher des sels. Quand elle revint, elle trouva la fille et la mère dans les bras l'une de l'autre, la mère apaisant les craintes de sa fille, et lui disant : - Ce n'est rien, c'est une crise nerveuse. - Voici ton père, ajouta-t-elle en reconnaissant la manière de sonner du baron, surtout ne lui parla pas de ceci... Adeline se leva pour aller au-devant de son mari, dans l'intention de l'emmener au jardin, en attendant le dîner, de lui parler du mariage rompu, de le faire expliquer sur l'avenir, et d'essayer de lui donner quelques avis. Le baron Hector Hulot se montra dans une tenue parlementaire et napoléonienne, car on distingue facilement les Impériaux (gens attachés à l'empire) à leur cambrure militaire, à leurs habits bleus à boutons d'or, boutonnés jusqu'en haut, à leurs cravates en taffetas noir, à la démarche pleine d'autorité qu'ils ont contractée dans l'habitude du commandement despotique exigé par les rapides circonstances où ils se sont trouvés. Chez le baron rien, il faut en convenir, ne sentait le vieillard : sa vue était encore si bonne qu'il lisait sans lunettes, sa belle figure oblongue, encadrée de favoris trop noirs, hélas ! offrait une carnation animée par les marbrures qui signalent les tempéraments sanguins ; et son ventre, contenu par une ceinture, se maintenait, comme dit Brillat-Savarin, au majestueux. Un grand air d'aristocratie et beaucoup d'affabilité servaient d'enveloppe au libertin avec qui Crevel avait fait tant de parties fines. C'était bien là un de ces hommes dont les yeux s'animent à la vue d'une jolie femme, et qui sourient à toutes les belles, même à celles qui passent et qu'ils ne reverront plus. - As-tu parlé, mon ami ? dit Adeline en lui voyant un front soucieux. - Non, répondit Hector ; mais je suis assommé d'avoir entendu parler pendant deux heures sans arriver à un vote... Ils font des combats de paroles où les discours sont comme des charges de cavalerie qui ne dissipent point l'ennemi ! on a substitué la parole à l'action, ce qui réjouit peu les gens habitués à marcher, comme je le disais au maréchal en le quittant. Mais c'est bien assez de s'être ennuyé sur les bancs des ministres, amusons-nous ici... Bonjour la Chèvre, bonjour Chevrette ! Et il prit sa fille par le cou, l'embrassa, la lutina, l'assit sur ses genoux, et lui mit la tête sur son épaule pour sentir cette belle chevelure d'or sur son visage. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 29 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Il est ennuyé, fatigué, se dit madame Hulot, je vais l'ennuyer encore, attendons. - Nous restes-tu ce soir ? .. demanda-t-elle à haute voix. - Non, mes enfants. Après le dîner je vous quitte, et si ce n'était pas le jour de la Chèvre, de mes enfants et de mon frère, vous ne m'auriez pas vu... La baronne prit le journal, regarda les théâtres, et posa la feuille où elle avait lu Robert-le-Diable à la rubrique de l'Opéra. Josépha, que l'opéra italien avait cédée depuis six mois à l'opéra français, chantait le rôle d'Alice. Cette pantomime n'échappa point au baron qui regarda fixement sa femme. Adeline baissa les yeux, sortit dans le jardin, et il l'y suivit. - Voyons, qu'y a-t-il, Adeline ? dit-il en la prenant par la taille, l'attirant à lui et la pressant. Ne sais-tu pas que je t'aime plus que... - Plus que Jenny Cadine et que Josépha ? répondit-elle avec hardiesse et en l'interrompant. - Et qui t'a dit cela ? demanda le baron qui lâchant sa femme recula de deux pas. - On m'a écrit une lettre anonyme que j'ai brûlée, et où l'on me disait, mon ami, que le mariage d'Hortense a manqué par suite de la gêne où nous sommes. Ta femme, mon cher Hector, n'aurait jamais dit une parole, elle a su tes liaisons avec Jenny Cadine, s'est-elle jamais plainte ? Mais la mère d'Hortense te doit la vérité... Hulot, après un moment de silence terrible pour sa femme dont les battements de coeur s'entendaient, se décroisa les bras, la saisit, la pressa sur son coeur, l'embrassa sur le front et lui dit avec cette force exaltée que prête l'enthousiasme : - Adeline, tu es un ange, et je suis un misérable.. - Non ! non, répondit la baronne en lui mettant brusquement sa main sur les lèvres pour l'empêcher de dire du mal de lui-même. - Oui, je n'ai pas un sou dans ce moment à donner à Hortense, et je suis bien malheureux ; mais puisque tu m'ouvres ainsi ton coeur, j'y puis verser des chagrins qui m'étouffaient.. Si ton oncle Fischer est dans l'embarras, c'est moi qui l'y ai mis, il m'a souscrit pour vingt-cinq mille francs de lettres de change ! Et tout cela pour une femme qui me trompe, qui se moque de moi quand je ne suis pas là, qui m'appelle un vieux chat teint ! oh ! ... c'est affreux qu'un vice coûte plus cher à satisfaire qu'une famille à nourrir ! ... Et c'est irrésistible... Je te promettrais à l'instant de ne jamais retourner chez cette abominable israélite, si elle m'écrit deux lignes, j'irais, comme on allait au feu sous l'Empereur. - Ne te tourmente pas, Hector, dit la pauvre femme au désespoir et oubliant sa fille à la vue des larmes qui roulaient dans les yeux de son mari. Tiens ! j'ai mes diamants, sauve avant tout mon oncle ! - Tes diamants valent à peine vingt mille francs, aujourd'hui. Cela ne suffirait pas au père Fischer ; ainsi garde-les pour Hortense, je verrai demain le maréchal. - Pauvre ami ! s'écria la baronne en prenant les mains de son Hector et les lui baisant. Ce fut toute la mercuriale. Adeline offrait ses diamants, le père les donnait à Hortense, elle regarda cet effort comme sublime, et elle fut sans force. - Il est le maître, il peut tout prendre ici, il me laisse mes diamants, c'est un dieu. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 30 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Telle fut la pensée de cette femme, qui certes avait plus obtenu par sa douceur qu'une autre par quelque colère jalouse. Le moraliste ne saurait nier que généralement les gens bien élevés et très-vicieux ne soient beaucoup plus aimables que les gens vertueux ; ayant des crimes à racheter, ils sollicitent par provision l'indulgence en se montrant faciles avec les défauts de leurs juges, et ils passent pour être excellents. Quoiqu'il y ait des gens charmants parmi les gens vertueux, la vertu se croit assez belle par elle-même pour se dispenser de faire des frais ; puis les gens réellement vertueux, car il faut retrancher les hypocrites, ont presque tous de légers soupçons sur leur situation ; ils se croient dupés au grand marché de la vie, et ils ont des paroles aigrelettes à la façon des gens qui se prétendent méconnus. Ainsi le baron, qui se reprochait la ruine de sa famille, déploya toutes les ressources de son esprit et de ses grâces de séducteur pour sa femme, pour ses enfants et sa cousine Bette. En voyant venir son fils et Célestine Crevel qui nourrissait un petit Hulot, il fut charmant pour sa belle-fille, il l'accabla de compliments, nourriture à laquelle la vanité de Célestine n'était pas accoutumée, car jamais fille d'argent ne fut si vulgaire ni si parfaitement insignifiante. Le grand-père prit le marmot, il le baisa, le trouva délicieux et ravissant ; il lui parla le parler des nourrices, prophétisa que ce poupard deviendrait plus grand que lui, glissa des flatteries à l'adresse de son fils Hulot, et rendit l'enfant à la grosse Normande chargée de le tenir. Aussi Célestine échangea-t-elle avec la baronne un regard qui voulait dire : " Quel homme charmant ! " Naturellement, elle défendait son beau-père contre les attaques de son propre père. Après s'être montré beau-père agréable et grand-père gâteau, le baron emmena son fils dans le jardin pour lui présenter des observations pleines de sens sur l'attitude à prendre à la Chambre sur une circonstance délicate, surgie le matin. Il pénétra le jeune avocat d'admiration par la profondeur de ses vues, il l'attendrit par son ton amical, et surtout par l'espèce de déférence avec laquelle il paraissait désormais vouloir le mettre à son niveau. Monsieur Hulot fils était bien le jeune homme tel que l'a fabriqué la Révolution de 1830 : l'esprit infatué de politique, respectueux envers ses espérances, les contenant sous une fausse gravité, très-envieux des réputations faites, lâchant des phrases au lieu de ces mots incisifs, les diamants de la conversation française, mais plein de tenue et prenant la morgue pour la dignité Ces gens sont des cercueils ambulants qui contiennent un Français d'autrefois ; le Français s'agite par moments, et donne des coups contre son enveloppe anglaise ; mais l'ambition le retient, et il consent à y étouffer. Ce cercueil est toujours vêtu de drap noir. - Ah ! voici mon frère ! dit le baron Hulot en allant recevoir le comte à la porte du salon. Après avoir embrassé le successeur probable du feu maréchal Montcornet, il l'amena en lui prenant le bras avec des démonstrations d'affection et de respect. Ce pair de France, dispensé d'aller aux séances à cause de sa surdité, montrait une belle tête froidie par les années, à cheveux gris encore assez abondants pour être comme collés par la pression du chapeau. Petit, trapu, devenu sec, il portait sa verte vieillesse d'on air guilleret ; et comme il conservait une excessive activité condamnée au repos, il partageait son temps entre la lecture et la promenade. Ses moeurs douces se voyaient sur sa figure blanche, dans son maintien, dans son honnête discours plein de choses sensées. Il ne parlait jamais guerre ni campagne ; il savait être trop grand pour avoir besoin de faire de la grandeur. Dans un salon. il bornait son rôle à une observation continuelle des désirs des femmes. - Vous êtes tous gais, dit-il en voyant l'animation que le baron répandait dans cette petite réunion de famille. Hortense n'est cependant pas mariée, ajouta-t-il en reconnaissant sur le visage de sa belle-soeur des traces de mélancolie. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 31 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Ça viendra toujours assez tôt, lui cria dans l'oreille la Bette d'une voix formidable. - Vous voilà bien, mauvaise graine qui n'a pas voulu fleurir ! répondit-il en riant. Le héros de Forzheim aimait assez la cousine Bette, car il se trouvait entre eux des ressemblances. Sans éducation, sorti du peuple, son courage avait été l'unique artisan de sa fortune militaire, et son bon sens lui tenait lieu d'esprit. Plein d'honneur, les mains pures, il finissait radieusement sa belle vie, au milieu de cette famille où se trouvaient toutes ses affections, sans soupçonner les égarements encore secrets de son frère. Nul plus que lui ne jouissait du beau spectacle de cette réunion, où jamais il ne s'élevait le moindre sujet de discorde, où frères et soeurs s'aimaient également, car Célestine avait été considérée aussitôt comme de la famille. Aussi le brave petit comte Hulot demandait-il de temps en temps pourquoi le père Crevel ne venait pas. - Mon père est à la campagne ! lui criait Célestine. Cette fois on lui dit que l'ancien parfumeur voyageait. Cette union si vraie de sa famille fit penser à madame Hulot : - Voilà le plus sûr des bonheurs, et celui-là, qui pourrait nous l'ôter ? En voyant sa favorite Adeline l'objet des attentions du baron, le général en plaisanta si bien, que le baron, craignant le ridicule, reporta sa galanterie sur sa belle-fille qui, dans ces dîners de famille, était toujours l'objet de ses flatteries et de ses soins, car il espérait par elle ramener le père Crevel et lui faire abjurer tout ressentiment. Quiconque eût vu cet intérieur de famille aurait eu de la peine à croire que le père était aux abois, la mère au désespoir, le fils an dernier degré de l'inquiétude sur l'avenir de son père, et la fille occupée à voler un amoureux à sa cousine. A sept heures, le baron voyant son frère, son fils, la baronne et Hortense occupés tous à faire le whist, partit pour aller applaudir sa maîtresse à l'Opéra en emmenant la cousine Bette, qui demeurait rue du Doyenné, et qui prétextait de la solitude de ce quartier désert, pour toujours s'en aller après le dîner. Les Parisiens avoueront tous que la prudence de la vieille fille était rationnelle. L'existence du pâté de maisons qui se trouve le long du vieux Louvre, est une de ces protestations que les Français aiment à faire contre le bon sens, pour que l'Europe se rassure sur la dose d'esprit qu'on leur accorde et ne les craigne plus. Peut-être avons-nous là, sans le savoir, quelque grande pensée politique. Ce ne sera certes pas un hors-d'oeuvre que de décrire ce coin de Paris actuel, plus tard on ne pourrait pas l'imaginer ; et nos neveux, qui verront sans doute le Louvre achevé, se refuseraient à croire qu'une pareille barbarie ait subsisté pendant trente-six ans, au coeur de Paris, en face du palais où trois dynasties ont reçu pendant ces dernières trente-six années, l'élite de la France et celle de l'Europe. Depuis le guichet qui mène au pont du Carrousel, jusqu'à la rue du Musée, tout homme venu, ne fût-ce que pour quelques jours, à Paris, remarque une dizaine de maisons à façades ruinées, où les propriétaires découragés ne font aucune réparation, et qui sont le résidu d'un ancien quartier en démolition depuis le jour où Napoléon résolut de terminer le Louvre. La rue et l'impasse du Doyenné, voilà les seules voies intérieures de ce pâté sombre et désert où les habitants sont probablement des fantômes, car on n'y voit jamais personne, Le pavé, beaucoup plus bas que celui de la chaussée de la rue du Musée, se trouve au milieu de celle de la rue Froidmanteau. Enterrées déjà par l'exhaussement de la place, ces maisons sont enveloppées de l'ombre éternelle que projettent les hautes galeries du Louvre, noircies de ce côté par le souffle du Nord. Les ténèbres, le silence, l'air glacial, la profondeur caverneuse du sol concourent à faire de ces maisons des espèces de cryptes, des tombeaux vivants. Lorsqu'on passe en cabriolet le long de ce demi-quartier mort, et que le regard s'engage dans la ruelle du Doyenné, l'âme a froid, l'on se demande qui peut demeurer là, ce qui doit s'y passer le soir, à l'heure où cette ruelle se change en coupe-gorge, et où les vices de Paris, enveloppés du manteau de la nuit, se donnent pleine carrière. Ce problème, effrayant par lui-même, devient horrible quand on voit que ces prétendues maisons ont pour ceinture un marais du côté de la rue de Richelieu, un océan de pavés Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 32 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette moutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, des baraques sinistres du côté des galeries, et des steppes de pierre de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre. Henri III et ses mignons qui cherchent leurs chausses, les amants de Marguerite qui cherchent leurs têtes, doivent danser des sarabandes au clair de la lune dans ces déserts dominés par la voûte d'une chapelle encore debout, comme pour prouver que la religion catholique si vivace en France, survit à tout. Voici bientôt quarante ans que le Louvre crie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtres béantes : Extirpez ces verrues de ma face ! On a sans doute reconnu l'utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliser au coeur de Paris l'alliance intime de la misère et de la splendeur qui caractérise la reine des capitales. Aussi ces ruines froides, au sein desquelles le journal des légitimistes a commencé la maladie dont il meurt, les infâmes baraques de la rue du Musée, l'enceinte en planches des étalagistes qui la garnissent, auront-elles la vie plus longue et plus prospère que celles de trois dynasties peut-être ! Dès 1823, la modicité du loyer dans des maisons condamnées à disparaître, avait engagé la cousine Bette à se loger là, malgré l'obligation que l'état du quartier lui taisait de se retirer avant la nuit close. Cette nécessité s'accordait d'ailleurs avec l'habitude villageoise qu'elle avait conservée de se coucher et de se lever avec le soleil, ce qui procure aux gens de la campagne de notables économies sur l'éclairage et le chauffage. Elle demeurait donc dans une des maisons auxquelles la démolition du fameux hôtel occupé par Cambacérès, a rendu la vue de la place. Au moment où le baron Hulot mit la cousine de sa femme à la porte de cette maison, en lui disant : " Adieu, cousine ! " une jeune femme, petite, svelte, jolie, mise avec une grande élégance, exhalant un parfum choisi, passait entre la voiture et la muraille pour entrer aussi dans la maison. Cette dame échangea, sans aucune espèce de préméditation, un regard avec le baron, uniquement pour voir le cousin de la locataire ; mais le libertin ressentit cette vive impression, passagère chez tous les Parisiens, quand ils rencontrent une jolie femme qui réalise, comme disent les entomologistes, leur desiderata, et il mit avec une sage lenteur un de ses gants avant de remonter en toiture, pour se donner une contenance et pouvoir suivre de l'oeil la jeune femme dont la robe était agréablement balancée par autre chose que par ces affreuses et frauduleuses sous-jupes en crinoline. - Voilà, se disait-il, une gentille petite femme de qui je ferais volontiers le bonheur, car elle ferait le mien. Quand l'inconnue eut atteint le palier de l'escalier qui desservait le corps de logis situé sur la rue, elle regarda la porte-cochère du coin de l'oeil, sans se retourner positivement, et vit le baron cloué sur place par l'admiration, dévoré de désir et de curiosité. C'est comme une fleur que toutes les Parisiennes respirent avec plaisir, en la trouvant sur leur passage. Certaines femmes attachées a leurs devoirs, vertueuses et jolies, reviennent au logis assez maussades, lorsqu'elles n'ont pas fait leur petit bouquet pendant la promenade. La jeune femme monta rapidement l'escalier. Bientôt une fenêtre de l'appartement du deuxième étage s'ouvrit, et la jeune femme s'y montra, mais en compagnie d'un monsieur dont le crâne pelé, dont l'oeil peu courroucé révélaient un mari. - Sont-elles fines et spirituelles ces créatures-là ! ... se dit le baron, elle m'indique ainsi sa demeure. C'est un peu trop vif, surtout dans ce quartier-ci. Prenons garde. Le directeur leva la tête quand il fut monté dans le milord, et alors la femme et le mari se retirèrent vivement, comme si la figure du baron eût produit sur eux l'effet mythologique de la tête de Méduse. - On dirait qu'ils me connaissent, pensa le baron. Alors, tout s'expliquerait. En effet, quand la voiture eut remonté la chaussée de la rue du Musée, il se pencha pour revoir l'inconnue, et il la trouva revenue à la fenêtre. Honteuse d'être prise à contempler la capote sous laquelle était son admirateur, la jeune femme se rejeta vivement en arrière. - Je saurai qui c'est par la Chèvre, se dit le baron. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 33 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette L'aspect du Conseiller-d'Etat avait produit, comme on va le voir, une sensation profonde sur le couple. - Mais c'est le baron Hulot, dans la direction de qui se trouve mon bureau ! s'écria le mari en quittant le balcon de la fenêtre. - Eh ! bien, Marneffe, la vieille fille du troisième au fond de la cour qui vit avec ce jeune homme, est sa cousine ? Est-ce drôle que nous n'apprenions cela qu'aujourd'hui, et par hasard ! - Mademoiselle Fischer vivre avec un jeune homme ! ... répéta l'employé. C'est des cancans de portière, ne parlons pas si légèrement de la cousine d'un Conseiller-d'Etat qui fait la pluie et le beau temps au Ministère. Tiens, viens dîner, je t'attends depuis quatre heures ! La très-jolie madame de Marneffe, fille naturelle du comte de Montcornet, l'un des plus célèbres lieutenants de Napoléon, avait été mariée au moyen d'une dot de vingt mille francs à un employé subalterne du Ministère de la Guerre. Par le crédit de l'illustre lieutenant-général, maréchal de France dans les six derniers mois de sa vie, ce plumigère était arrivé à la place inespérée de premier commis dans son bureau ; mais, au moment d'être nommé sous-chef, la mort du maréchal avait coupé par le pied les espérances de Marneffe et de sa femme. L'exiguïté de la fortune du sieur Marneffe chez qui s'était déjà fondue la dot de mademoiselle Valérie Fortin, soit au payement des dettes de l'employé, soit en acquisitions nécessaires à un garçon qui se monte une maison, mais surtout les exigences d'une jolie femme habituée chez sa mère à des jouissances auxquelles elle ne voulut pas renoncer, avaient obligé le ménage à réaliser des économies sur le loyer. La position de la rue du Doyenné, peu éloignée du Ministère de la Guerre et du centre parisien, sourit à monsieur et à madame Marneffe qui, depuis environ quatre ans, habitaient la maison de mademoiselle Fischer. Le sieur Jean-Paul-Stanislas Marneffe appartenait à cette nature d'employés qui résiste à l'abrutissement par l'espèce de puissance que donne la dépravation. Ce petit homme maigre, à cheveux et à barbe grêles, à figure étiolée, pâlotte, plus fatiguée que ridée, les yeux à paupières légèrement rougies et harnachées de lunettes, de piètre allure et de plus piètre maintien, réalisait le type que chacun se dessine d'un homme traduit aux assises pour attentat aux moeurs. L'appartement occupé par ce ménage, type de beaucoup de ménages parisiens, offrait les trompeuses apparences de ce faux luxe qui règne dans tant d'intérieurs. Dans le salon, les meubles recouverts en velours de coton passé, les statuettes de plâtre jouant le bronze florentin, le lustre mal ciselé, simplement mis en couleur, à bobèches en cristal fondu ; le tapis dont le bon marché s'expliquait tardivement par la quantité de coton introduite par le fabricant, et devenue visible à l'oeil nu, tout jusqu'aux rideaux qui vous eussent appris que le damas de laine n'a pas trois ans de splendeur, tout chantait misère comme un pauvre en haillons à la porte d'une église. La salle à manger, mal soignée par une seule servante, présentait l'aspect nauséabond des salles à manger d'hôtel de province : tout y était encrassé, mal entretenu. La chambre de monsieur, assez semblable à la chambre d'un étudiant, meublée de son lit de garçon, de son mobilier de garçon, flétri, usé comme lui-même, et faite une fois par semaine ; cette horrible chambre où tout traînait, où de vieilles chaussettes pendaient sur des chaises foncées de crin, dont les fleurs reparaissaient dessinées par la poussière, annonçait bien l'homme à qui son ménage est indifférent, qui vit au dehors, au jeu, dans les cafés ou ailleurs. La chambre de madame faisait exception à la dégradante incurie qui déshonorait l'appartement officiel où les rideaux étaient partout jaunes de fumée et de poussière, où l'enfant, évidemment abandonné à lui-même, laissait traîner ses joujoux partout. Situés dans l'aile qui réunissait, d'un seul côté seulement, la Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 34 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette maison bâtie sur le devant de la rue, au corps-de-logis adossé au fond de la cour à la propriété voisine, la chambre et le cabinet de toilette de Valérie, élégamment tendus en perse, à meubles en bois de palissandre, à tapis en moquette, sentaient la jolie femme, et, disons-le, presque la femme entretenue. Sur le manteau de velours de la cheminée s'élevait la pendule alors à la mode. On voyait un petit Dunkerque assez bien garni, des jardinières en porcelaine chinoise luxueusement montées. Le lit, la toilette, l'armoire à glace, le tête-à-tête, les colifichets obligés signalaient les recherches ou les fantaisies du jour. Quoique ce fût du troisième ordre en fait de richesse et d'élégance, que tout y datât de trois ans, un dandy n'eût rien trouvé à redire, sinon que ce luxe était entaché de bourgeoisie. L'art, la distinction, qui résulte des choses que le goût sait s'approprier, manquaient là totalement. Un docteur ès sciences sociales eût reconnu l'amant à quelques-unes de ces futilités de riche bijouterie qui ne peuvent venir que de ce demi-dieu, toujours absent, toujours présent chez une femme mariée. Le dîner que firent le mari, la femme et l'enfant, ce dîner retardé de quatre heures, eût expliqué la crise financière que subissait cette famille, car la table est le plus sûr thermomètre de la fortune dans les ménages parisiens. Une soupe aux herbes et à l'eau de haricots, un morceau de veau aux pommes de terre, inondé d'eau rousse en guise de jus, un plat de haricots et des cerises d'une qualité inférieure, le tout servi et mangé dans des assiettes et des plats écornés avec l'argenterie peu sonore et triste du maillechort, était-ce un menu digne de cette jolie femme ? Le baron en eût pleuré, s'il en avait été témoin. Les carafes ternies ne sauvaient pas la vilaine couleur du vin pris au litre chez le marchand de vin du coin. Les serviettes servaient depuis une semaine. Enfin tout trahissait une misère sans dignité, l'insouciance de la femme et celle du mari pour la famille. L'observateur le plus vulgaire se serait dit, en les voyant, que ces deux êtres étaient arrivés à ce funeste moment où la nécessité de vivre fait chercher une friponnerie heureuse. La première phrase dite par Valérie à son mari, va d'ailleurs expliquer le retard qu'avait éprouvé le dîner, dû probablement au dévouement intéressé de la cuisinière. - Samanon ne veut prendre tes lettres de change qu'à cinquante pour cent, et demande en garantie une délégation sur tes appointements. La misère, secrète encore chez le directeur de la Guerre, et qui avait pour paravent un traitement de vingt-quatre mille francs, sans compter les gratifications, était donc arrivée à son dernier période chez l'employé. - Tu as fait mon directeur, dit le mari en regardant sa femme. - Je le crois, répondit-elle sans épouvanter de ce mot pris à l'argot des coulisses. - Qu'allons-nous devenir ? reprit Marneffe, le propriétaire nous saisira demain. Et ton père, qui s'avise de mourir sans faire de testament ! Ma parole d'honneur, ces gens de l'Empire se croient tous immortels comme leur Empereur. - Pauvre père, dit-elle, il n'a eu que moi d'enfant, il m'aimait bien ! La comtesse aura brûlé le testament. Comment m'aurait-il oublié, lui qui nous donnait de temps en temps des trois ou quatre billets de mille francs à la fois ? - Nous devons quatre termes, quinze cents francs ! notre mobilier les vaut-il ? That is the question ! a dit Shakspeare. - Tiens, adieu, mon chat, dit Valérie qui n'avait pris que quelques bouchées de veau d'où la domestique avait extrait le jus pour un brave soldat revenu d'Alger. Aux grands maux, les grands remèdes ! Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 35 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Valérie ! où vas-tu ? s'écria Marneffe en coupant à sa femme le chemin de la porte. - Je vais voir notre propriétaire, répondit-elle en arrangeant ses anglaises sous son joli chapeau. Toi, tu devrais tâcher de te bien mettre avec cette vieille fille, si toutefois elle est cousine du directeur. L'ignorance où sont les locataires d'une même maison de leurs situations sociales réciproques est un des faits constants qui peuvent le plus peindre l'entraînement de la vie parisienne, mais il est facile de comprendre qu'un employé qui va tous les jours de grand matin à son bureau, qui revient chez lui pour dîner, qui sort tous les soirs, et qu'une femme adonnée aux plaisirs de Paris, puissent ne rien savoir de l'existence d'une vieille fille logée au troisième étage au fond de la cour de leur maison, surtout quand cette fille a les habitudes de mademoiselle Fischer. La première de la maison, Lisbeth allait chercher son lait, son pain, sa braise, sans parler à personne, et se couchait avec le soleil ; elle ne recevait jamais de lettres, ni de visites, elle ne voisinait point. C'était une de ces existences anonymes, entomologiques, comme il y en a dans certaines maisons, où l'on apprend au bout de quatre ans qu'il existe un vieux monsieur au quatrième qui a connu Voltaire, Pilastre du Rosier, Beaujon, Marcel, Molé, Sophie Arnoult, Franklin et Robespierre. Ce que monsieur et madame Marneffe venaient de dire sur Lisbeth Fischer, ils l'avaient appris à cause de l'isolement du quartier et des rapports que leur détresse avait établis entre eux et les portiers dont la bienveillance leur était trop nécessaire pour ne pas avoir été soigneusement entretenue. Or, la fierté, le mutisme, la réserve de la vieille fille avaient engendré chez les portiers ce respect exagéré, ces rapports froids qui dénotent le mécontentement inavoué de l'inférieur. Les portiers se croyaient d'ailleurs dans l'espèce, comme on dit au Palais, les égaux d'un locataire dont le loyer était de deux cent cinquante francs. Les confidences de la cousine Bette à sa petite cousine Hortense étant vraies, chacun comprendra que la portière avait pu, dans quelque conversation intime avec les Marneffe, calomnier mademoiselle Fischer en croyant simplement médire d'elle. Lorsque la vieille fille reçut son bougeoir des mains de la respectable madame Olivier, la portière, elle s'avança pour voir si les fenêtres de la mansarde au-dessus de son appartement étaient éclairées. A cette heure, en juillet, il faisait si sombre au fond de la cour, que la vieille fille ne pouvait pas se coucher sans lumière. - Oh ! soyez tranquille, monsieur Steinbock est chez lui, il n'est même pas sorti, dit malicieusement madame Olivier à mademoiselle Fischer. La vieille fille ne répondit rien. Elle était encore restée paysanne en ceci, qu'elle se moquait du qu'en dira-t-on des gens placés loin d'elle ; et, de même que les paysans ne voient que leur village, elle ne tenait qu'à l'opinion du petit cercle au milieu duquel elle vivait. Elle monta donc résolument, non pas chez elle, mais à cette mansarde. Voici pourquoi. Au dessert, elle avait mis dans son sac des fruits et des sucreries pour son amoureux, et elle venait les lui donner, absolument comme une vieille fille rapporte une friandise à son chien. Elle trouva, travaillant à la lueur d'une petite lampe, dont la clarté s'augmentait en passant à travers un globe plein d'eau, le héros des rêves d'Hortense, un pâle jeune homme blond, assis à une espèce d'établi couvert des outils du ciseleur, de cire rouge, d'ébauchoirs, de socles dégrossis, de cuivres fondus sur modèle, vêtu d'une blouse, et tenant un petit groupe en cire à modeler qu'il contemplait avec l'attention d'un poète au travail. - Tenez, Wenceslas, voilà ce que je vous apporte, dit-elle en plaçant son mouchoir sur un coin de l'établi. Puis elle tira de son cabas avec précaution les friandises et les fruits. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 36 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Vous êtes bien bonne, mademoiselle, répondit le pauvre exilé d'une voix triste. - Ca vous rafraîchira, mon pauvre enfant. Vous vous échauffez le sang à travailler ainsi, vous n'étiez pas né pour un si rude métier... Wenceslas Steinbock regarda la vieille fille d'un air étonné. - Mangez donc, reprit-elle brusquement, au lieu de me contempler comme une de vos figures quand elles vous plaisent. En recevant cette espèce de gourmade en paroles, l'étonnement du jeune homme cessa, car il reconnut alors son Mentor femelle dont la tendresse le surprenait toujours, tant il avait l'habitude d'être rudoyé. Quoique Steinbock eût vingt-neuf ans, il paraissait, comme certains blonds, avoir cinq ou six ans de moins, et à voir cette jeunesse, dont la fraîcheur avait cédé sous les fatigues et les misères de l'exil, unie à cette figure sèche et dure, on aurait pensé que la nature s'était trompée en leur donnant leurs sexes. Il se leva, s'alla jeter dans une vieille bergère Louis XV, couverte en velours d'Utrecht jaune, et parut vouloir s'y reposer. La vieille fille prit alors une prune de reine claude, et la présenta doucement à son ami. - Merci, dit-il en prenant le fruit. - Etes-vous fatigué ? demanda-t-elle en lui donnant un autre fruit. - Je ne suis pas fatigué par le travail, mais fatigué de la vie, répondit-il. - En voilà des idées ! reprit-elle avec une sorte d'aigreur. N'avez-vous pas un bon génie qui veille sur vous ? dit-elle en lui présentant les sucreries et lui voyant manger tout avec plaisir. Voyez, en dînant chez ma cousine, j'ai pensé à vous... - Je sais, dit-il en lançant sur Lisbeth un regard à la fois caressant et plaintif, que, sans vous, je ne vivrais plus depuis longtemps, mais, ma chère demoiselle, les artistes ont besoin de distractions... - Ah ! nous y voilà ! ... s'écria-t-elle en l'interrompant, en se mettant les poings sur les hanches et arrêtant sur lui des yeux flamboyants. Vous voulez aller perdre votre santé dans les infâmies de Paris, comme tant d'ouvriers qui finissent par aller mourir à l'hôpital ! Non, non, faites-vous une fortune, et quand vous aurez des rentes, vous vous amuserez, mon enfant, vous aurez alors de quoi payer les médecins et les plaisirs, libertin que vous êtes. Wenceslas Steinbock, en recevant cette bordée accompagnée de regards qui le pénétraient d'une flamme magnétique, baissa la tête. Si le médisant le plus mordant eût pu voir le début de cette scène, il aurait déjà reconnu la fausseté des calomnies lancées par les époux Olivier sur la demoiselle Fischer. Tout, dans l'accent, dans les gestes et dans les regards de ces deux êtres, accusait la pureté de leur vie secrète. La vieille fille déployait la tendresse d'une brutale, mais réelle maternité. Le jeune homme subissait comme un fils respectueux la tyrannie d'une mère. Cette alliance bizarre paraissait être le résultat d'une volonté puissante agissant incessamment sur un caractère faible, sur cette inconsistance particulière aux Slaves qui, tout en leur laissant un courage héroïque sur les champs de bataille, leur donne un incroyable décousu dans la conduite, une mollesse morale dont les causes devraient occuper les physiologistes, car les physiologistes sont à la politique ce que les entomologistes sont à l'agriculture. - Et si je meurs avant d'être riche ? demanda mélancoliquement Wenceslas. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 37 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Mourir ? ... s'écria la vieille fille. Oh ! je ne vous laisserai point mourir. J'ai de la vie pour deux, et je vous infuserais mon sang, s'il le fallait. En entendant cette exclamation violente et naïve, les larmes mouillèrent les paupières de Steinbock. - Ne vous attristez pas, mon petit Wenceslas, reprit Lisbeth émue. Tenez, ma cousine Hortense a trouvé, je crois, votre cachet assez gentil. Allez, je vous ferai bien vendre votre groupe en bronze, vous serez quitte avec moi, vous ferez ce que vous voudrez, vous deviendrez libre ! Allons, riez donc ! ... - Je ne serai jamais quitte avec vous, mademoiselle, répondit le pauvre exilé. - Et pourquoi donc ? ... demanda la paysanne des Vosges en prenant le parti du Livonien contre elle-même. - Parce que vous ne m'avez pas seulement nourri, logé, soigne dans la misère ; mais encore vous m'avez donné de la force ! vous m'avez créé ce que je suis, vous avez été souvent dure, vous m'avez fait souffrir... - Moi ? dit la vieille fille. Allez-vous recommencer vos bêtises sur la poésie, sur les arts, et faire craquer vos doigts, vous détirer les bras en parlant du beau idéal, de vos folies du Nord. Le beau ne vaut pas le solide, et le solide, c'est moi ! Vous avez des idées dans la cervelle ? la belle affaire ! et moi aussi, j'ai des idées... A quoi sert ce qu'on a dans l'âme, si l'on n'en tire aucun parti ? ceux qui ont des idées ne sont pas alors si avancés que ceux qui n'en ont pas, si ceux-là savent se remuer...Au lieu de penser à vos rêveries, il faut travailler. Qu'avez-vous fait depuis que je suis partie ? ... - Qu'a dit votre jolie cousine ? - Qui vous a dit qu'elle était jolie ? demanda vivement Lisbeth avec un accent où rugissait une jalousie de tigre. - Mais, vous-même. - C'était pour voir la grimace que vous feriez ! Avez-vous envie de courir après les jupes ? Vous aimez les femmes, eh bien ! fondez-en, mettez vos désirs en bronze ; car vous vous en passerez encore pendant quelque temps, d'amourettes, et surtout de ma cousine, cher ami. Ce n'est pas du gibier pour votre nez ; il faut à cette fille-là un homme de soixante mille francs de rente... et il est trouvé. Tiens ! le lit n'est pas fait ! dit-elle en regardant à travers l'autre chambre, oh ! pauvre chat ! je vous ai oublié... Aussitôt la vigoureuse fille se débarrassa de son mantelet, de son chapeau, de ses gants ; et, comme une servante, elle arrangea lestement le petit lit de pensionnaire où couchait l'artiste. Ce mélange de brusquerie, de rudesse même et de bonté, peut expliquer l'empire que Lisbeth avait acquis sur cet homme de qui elle faisait une chose à elle. La vie ne nous attache-t-elle pas par ses alternatives de bon et de mauvais ? Si le Livonien avait rencontré madame Marneffe, au lieu de rencontrer Lisbeth Fischer, il aurait trouvé, dans sa protectrice, une complaisance qui l'eût conduit à quelque route bourbeuse et déshonorante où il se serait perdu. Il n'aurait certes pas travaillé, l'artiste ne serait pas éclos. Aussi, tout en déplorant l'âpre cupidité de la vieille fille, sa raison lui disait-elle de préférer ce bras de fer à la paresseuse et périlleuse existence que menaient quelques-uns de ses compatriotes. Voici l'événement auquel était dû le mariage de cette énergie femelle et de cette faiblesse masculine, espèce de contre-sens assez fréquent, dit-on, en Pologne. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 38 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette En 1833, mademoiselle Fischer, qui travaillait parfois la nuit quand elle avait beaucoup d'ouvrage, sentit, vers une heure du matin, une forte odeur d'acide carbonique, et entendit les plaintes d'un mourant. L'odeur du charbon et le râle provenaient d'une mansarde située au-dessus des deux pièces dont se composait son appartement ; elle supposa qu'un jeune homme nouvellement venu dans la maison, et logé dans cette mansarde à louer depuis trois ans, se suicidait, Elle monta rapidement, enfonça la porte avec sa force de Lorraine en y pratiquant une pesée, et trouva le locataire se roulant sur un lit de sangle dans les convulsions de l'agonie. Elle éteignit le réchaud. La porte ouverte, l'air afflua, l'exilé fut sauvé ; puis, quand Lisbeth l'eut couché comme un malade, qu'il fut endormi, elle put reconnaître les causes du suicide dans le dénûment absolu des deux chambres de cette mansarde où il n'existait qu'une méchante table, le lit de sangle et deux chaises. Sur la table était cet écrit qu'elle lut : " Je suis le comte Wenceslas Steinbock, né à Prelie, en Livonie. Qu'on n'accuse personne de ma mort, les raisons de mon suicide sont dans ces mots de Kosciusko : Finis Poloniae ! Le petit-neveu d'un valeureux général de Charles XII n'a pas voulu mendier. Ma faible constitution m'interdisait le service militaire, et j'ai vu hier la fin des cent thalers avec lesquels je suis venu de Dresde à Paris. Je laisse vingt-cinq francs dans le tiroir de cette table pour payer le terme que je dois au propriétaire. N'ayant plus de parents, ma mort n'intéresse personne. Je prie mes compatriotes de ne pas accuser le gouvernement français. Je ne me suis pas fait connaître comme réfugié, je n'ai rien demandé, je n'ai rencontré aucun exilé, personne ne sait à Paris que j'existe. Je serai mort dans des pensées chrétiennes. Que Dieu pardonne au dernier des Steinbock ! Wenceslas ! " Mademoiselle Fischer, excessivement touchée de la probité du moribond, qui payait son terme, ouvrit le tiroir, et vit en effet cinq pièces de cent sous. - Pauvre jeune homme ! s'écria-t-elle. Et personne au monde pour s'intéresser à lui ! Elle descendit chez elle, y prit son ouvrage, et vint travailler dans cette mansarde, en veillant le gentilhomme livonien. A son réveil, on peut juger de l'étonnement de l'exilé, quand il vit une femme à son chevet ; il crut continuer un rêve. Tout en faisant des aiguillettes en or pour un uniforme, la vieille fille s'était promis de protéger ce pauvre enfant, qu'elle avait admiré dormant. Lorsque le jeune comte fut tout à fait éveillé, Lisbeth lui donna du courage, et le questionna pour savoir comment lui faire gagner sa vie. Wenceslas, après avoir raconté son histoire, ajouta qu'il avait dû sa place à sa vocation reconnue pour les arts ; il s'était toujours senti des dispositions pour la sculpture ; mais le temps nécessaire aux études lui paraissait trop long pour un homme sans argent, et il se sentait beaucoup trop faible en ce moment pour s'adonner à un état manuel ou entreprendre la grande sculpture. Ces paroles furent du grec pour Lisbeth Fischer. Elle répondit à ce malheureux que Paris offrait tant de ressources, qu'un homme de bonne volonté devait y vivre. Jamais les gens de coeur n'y périssaient quand ils apportaient un certain fonds de patience. - Je ne suis qu'une pauvre fille, moi, une paysanne, et j'ai bien su m'y créer une indépendance, ajouta-t-elle en terminant. Ecoutez-moi. Si vous voulez bien sérieusement travailler, j'ai quelques économies, je vous prêterai mois par mois l'argent nécessaire pour vivre ; mais pour vivre strictement et non pour bambocher, pour courailler ! On peut dîner à Paris à vingt-cinq sous par jour, et je vous ferai votre Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 39 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette déjeuner avec le mien tous les matins. Enfin je meublerai votre chambre, et je payerai les apprentissages qui vous sembleront nécessaires. Vous me donnerez des reconnaissances en bonne forme de l'argent que je dépenserai pour vous ; et, quand vous serez riche, vous me rendrez le tout. Mais, si vous ne travaillez pas, je ne me regarderai plus comme engagée à rien, et je vous abandonnerai. - Ah ! s'écria le malheureux qui sentait encore l'amertume de sa première étreinte avec la Mort, les exilés de tous les pays ont bien raison de tendre vers la France, comme font les âmes du purgatoire vers le paradis. Quelle nation que celle où il se trouve des secours, des coeurs généreux partout, même dans une mansarde comme celle-ci ! Vous serez tout pour moi, ma chère bienfaitrice, je serai votre esclave ! Soyez mon amie, dit-il avec une de ces démonstrations caressantes, si familières aux Polonais, et qui les fait accuser assez injustement de servilité. - Oh ! non, je suis trop jalouse, je vous rendrais malheureux ; mais je serai volontiers quelque chose comme votre camarade, reprit Lisbeth. - Oh ! si vous saviez avec quelle ardeur j'appelais une créature, fût-ce un tyran, qui voulût de moi, quand je me débattais dans le vide de Paris ! reprit Wenceslas. Je regrettais la Sibérie où l'empereur m'enverrait, si je rentrais ! ... Devenez ma providence... Je travaillerai, je deviendrai meilleur que je ne suis, quoique je ne sois pas un mauvais garçon. - Ferez-vous tout ce que je vous dirai de faire ? demanda-t-elle. - Oui ! ... - Eh bien ! je vous prends pour mon enfant, dit-elle gaîment. Me voilà avec un garçon qui se relève du cercueil. Allons ! nous commençons. Je vais descendre faire mes provisions, habillez-vous, vous viendrez partager mon déjeuner quand j'aurai cogné au plafond avec le manche de mon balai. Le lendemain, chez les fabricants où mademoiselle Fischer porta son ouvrage, elle prit des renseignements sur l'état de sculpteur. A force de demander, elle réussit à découvrir l'atelier des Florent et Chanor, maison spéciale où l'on fondait, où l'on ciselait les bronzes riches et les services d'argenterie luxueux. Elle y conduisit Steinbock en qualité d'apprenti sculpteur, proposition qui parut bizarre. On exécutait là les modèles des plus fameux artistes, on n'y montrait pas à sculpter. La persistance et l'entêtement de la vieille fille arrivèrent à placer son protégé comme dessinateur d'ornements. Steinbock sut promptement modeler les ornements, il en inventa de nouveaux, il avait la vocation. Cinq mois après avoir achevé son apprentissage de ciseleur, il fit la connaissance du fameux Stidmann, le principal sculpteur de la maison Florent. Au bout de vingt mois, Wenceslas en savait plus que son maître ; mais, en trente mois, les économies amassées par la vieille fille pendant seize ans, pièce à pièce, furent entièrement dissipées. Deux mille cinq cents francs en or ! une somme qu'elle comptait placer en viager, et représentée par quoi ? par la lettre de change d'un Polonais. Aussi Lisbeth travaillait-elle en ce moment comme dans sa jeunesse, afin de subvenir aux dépenses du Livonien. Quand elle se vit entrer les mains un papier au lieu d'avoir ses pièces d'or, elle perdit la tête, et alla consulter monsieur Rivet, devenu depuis quinze ans le conseil, l'ami de sa première et plus habile ouvrière. En apprenant cette aventure, monsieur et madame Rivet grondèrent Lisbeth, la traitèrent de folle, honnirent les réfugiés dont les menées pour redevenir une nation compromettaient la prospérité du commerce, la paix à tout prix, et ils poussèrent la vieille fille à prendre, ce qu'on appelle en commerce, des sûretés. - La seule sûreté que ce gaillard-là peut vous offrir, c'est sa liberté, dit alors monsieur Rivet. Monsieur Achille Rivet était juge au tribunal de commerce. - Et ce n'est pas une plaisanterie pour les étrangers, reprit-il. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 40 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Un Français reste cinq ans en prison, et après il en sort sans avoir payé ses dettes, il est vrai, car il n'est plus contraignable que par sa conscience qui le laisse toujours en repos ; mais un étranger ne sort jamais de prison. Donnez-moi votre lettre de change, vous allez la passer au nom de mon teneur de livres, il la fera protester vous poursuivra tous les deux, obtiendra contradictoirement un jugement qui prononcera la contrainte par corps, et quand tout sera bien en règle, il vous signera une contre-lettre. En agissant ainsi, vos intérêts courront, et vous aurez un pistolet toujours chargé contre votre Polonais ! La vieille fille se laissa mettre en règle, et dit à son protégé de ne pas s'inquiéter de cette procédure, uniquement faite pour donner des garanties à un usurier qui consentait à leur avancer quelque argent. Cette défaite était due au génie inventif du juge au tribunal de commerce. L'innocent artiste, aveugle dans sa confiance en sa bienfaitrice, alluma sa pipe avec les papiers timbrés, car il fumait comme tous les gens qui ont ou des chagrins ou de l'énergie à endormir. Un beau jour, monsieur Rivet fit voir à mademoiselle Fischer un dossier et lui dit : - Vous avez à vous Wenceslas Steinbock, pieds et poings liés, et si bien, qu'en vingt-quatre heures vous pouvez le loger à Clichy pour le reste de ses jours. Ce digne et honnête juge au tribunal de commerce éprouva ce jour-là la satisfaction que doit causer la certitude d'avoir commis une mauvaise bonne action. La bienfaisance a tant de manières d'être à Paris, que cette expression singulière répond à l'une de ses variations. Une fois le Livonien entortillé dans les cordes de la procédure commerciale, il s'agissait d'arriver au payement, car le notable commerçant regardait Wenceslas Steinbock comme un escroc. Le coeur, la probité, la poésie étaient à ses yeux, en affaires, des sinistres. Rivet alla voir, dans l'intérêt de cette pauvre mademoiselle Fischer qui, selon son expression, avait été dindonnée par un Polonais, les riches fabricants de chez qui Steinbock sortait. Or, secondé par les remarquables artistes de l'orfèvrerie parisienne déjà cités, Stidmann, qui faisait arriver l'art français à la perfection où il est maintenant et qui permet de lutter avec les Florentins et la Renaissance, se trouvait dans le cabinet de Chanor, lorsque le brodeur y vint prendre des renseignements sur le nommé Steinbock, un réfugié polonais. - Qu'appelez-vous le nommé Steinbock ? s'écria railleusement Stidmann. Serait-ce par hasard un jeune Livonien que j'ai eu pour élève ? Apprenez, monsieur, que c'est un grand artiste. On dit que je me crois le diable ; eh bien, ce pauvre garçon ne sait pas, lui, qu'il peut devenir un dieu... - Ah ! quoique vous parliez bien cavalièrement à un homme qui a l'honneur d'être juge au tribunal de la Seine.. - Excusez, consul ! ... répliqua Stidmann en se mettant le revers de la main au front. - Je suis bien heureux de ce que vous venez de dire. Ainsi, ce jeune homme pourra gagner de l'argent... - Certes, dit le vieux Chanor, mais il lui faut travailler ; il en aurait déjà bien amassé, s'il était resté chez nous. Que voulez-vous ? les artistes ont horreur de la dépendance. - Ils ont la conscience de leur valeur et de leur dignité, répondit Stidmann. Je ne blâme pas Wenceslas d'aller seul, de tâcher de se faire un nom et de devenir un grand homme, c'est son droit ! Et j'ai cependant bien perdu quand il m'a quitté ! - Voilà ! s'écria Rivet, voila les prétentions des jeunes gens, au sortir de leur oeuf universitaire... Mais commencez donc par vous faire des rentes, et cherchez la gloire après ! - On se gâte la main à ramasser des écus ! répondit Stidmann. C'est à la gloire à nous apporter la fortune. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 41 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Que voulez-vous ? dit Chanor à Rivet, on ne peut pas les attacher... - Ils mangeraient le licou ! répliqua Stidmann. - Tous ces messieurs, dit Chanor en regardant Stidmann, ont autant de fantaisie que de talent. Ils dépensent énormément, ils ont des lorettes, ils jettent l'argent par les fenêtres, ils ne trouvent plus le temps de faire leurs travaux ; ils négligent alors leurs commandes ; nous allons chez des ouvriers qui ne les valent pas et qui s'enrichissent ; puis ils se plaignent de la dureté des temps, tandis que, s'ils s'étaient appliqués, ils auraient des monts d'or... - Vous me faites l'effet, vieux Père Lumignon, dit Stidmann, de ce libraire d'avant la révolution qui disait : - Ah ! si je pouvais tenir Montesquieu, Voltaire et Rousseau, bien gueux, dans ma soupente et garder leurs culottes dans une commode, comme ils m'écriraient de bons petits livres avec lesquels je me ferais une fortune ! Si l'on pouvait forger de belles oeuvres comme des clous, les commissionnaires en feraient... Donnez-moi mille francs, et taisez-vous ! Le bonhomme Rivet revint enchanté pour la pauvre demoiselle Fischer qui dînait chez lui tous les lundis et qu'il allait y trouver. - Si vous pouvez le faire bien travailler, dit-il, vous serez plus heureuse que sage, vous serez remboursée, intérêts, frais et capital. Ce Polonais a du talent, il peut gagner sa vie ; mais enfermez ses pantalons et ses souliers, empêchez-le d'aller à la Chaumière et dans le quartier Notre-Dame-de-Lorette, tenez-le en laisse. Sans ces précautions, votre sculpteur flânera, et si vous saviez ce que les artistes appellent flâner ! des horreurs, quoi ! Je viens d'apprendre qu'un billet de mille francs y passe dans une journée. Cet épisode eut une influence terrible sur la vie intérieure de Wenceslas et de Lisbeth. La bienfaitrice trempa le pain de l'exilé dans l'absynthe des reproches, lorsqu'elle crut ses fonds compromis, et elle les crut bien souvent perdus. La bonne mère devint une marâtre, elle morigéna ce pauvre enfant, elle le tracassa, lui reprocha de ne pas travailler assez promptement, et d'avoir pris un état difficile.. Elle ne pouvait pas croire que des modèles en cire rouge, des figurines, des projets d'ornements, des essais pussent avoir du prix. Bientôt, fâchée de ses duretés, elle essayait d'en effacer les traces par des soins, par des douceurs et par des attentions. Le pauvre jeune-homme, après avoir gémi de se trouver dans la dépendance de cette mégère et sous la domination d'une paysanne des Vosges, était ravi des câlineries et de cette sollicitude maternelle éprise seulement du physique, du matériel de la vie. Il fut comme une femme qui pardonne les mauvais traitements d'une semaine à cause des caresses d'un fugitif raccommodement, Mademoiselle Fischer prit ainsi sur cette âme un empire absolu. L'amour de la domination resté dans ce coeur de vieille fille, à l'état de germe, se développa rapidement. Elle put satisfaire son orgueil et son besoin d'action : n'avait-elle pas une créature à elle, à gronder, à diriger, à flatter, à rendre heureuse, sans avoir à craindre aucune rivalité ? Le bon et le mauvais de son caractère s'exercèrent donc également. Si parfois elle martyrisait le pauvre artiste, elle avait en revanche des délicatesses, semblables à la grâce des fleurs champêtres ; elle jouissait de le voir ne manquant de rien, elle eût donné sa vie pour lui ; Wenceslas en avait la certitude. Comme toutes les belles âmes, le pauvre garçon oubliait le mal, les défauts de cette fille qui, d'ailleurs, lui avait raconté sa vie comme excuse de sa sauvagerie, et il ne se souvenait jamais que des bienfaits. Un jour, la vieille fille, exaspérée de ce que Wenceslas était allé flâner au lieu de travailler, lui fit une scène. - Vous m'appartenez ! lui dit-elle. Si vous êtes honnête homme, vous devriez tâcher de me rendre le plus tôt possible ce que vous me devez... Le gentilhomme, en qui le sang des Steinbock s'alluma, devint pâle. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 42 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Mon Dieu ! dit-elle, bientôt nous n'aurons plus pour vivre que les trente sous que je gagne, moi, pauvre fille.. Les deux indigents, irrités dans le duel de la parole, s'animèrent l'un contre l'autre ; et alors le pauvre artiste reprocha pour la première fois à sa bienfaitrice de l'avoir arraché à la mort, pour lui faire une vie de forçat pire que le néant où du moins on se reposait, dit-il, et il parla de fuir. - Fuir ! ... s'écria la vieille fille ! ... Ah ! monsieur Rivet avait raison ! Et elle expliqua catégoriquement au Polonais, comment on pouvait en vingt-quatre heures le mettre pour le reste de ses jours en prison. Ce fut un coup de massue. Steinbock tomba dans une mélancolie noire et dans un mutisme absolu. Le lendemain, dans la nuit, Lisbeth ayant entendu des préparatifs de suicide, monta chez son pensionnaire, lui présenta le dossier et une quittance en règle. - Tenez, mon enfant, pardonnez-moi ! dit-elle les yeux humides. Soyez heureux, quittez-moi, je vous tourmente trop ; mais, dites-moi que vous penserez quelquefois à la pauvre fille qui vous a mis à même de gagner votre vie. Que voulez-vous ? vous êtes la cause de mes méchancetés : je puis mourir, que deviendriez-vous sans moi ? ... Voilà la raison de l'impatience que j'ai de vous voir en état de fabriquer des objets qui puissent se vendre. Je ne vous redemande pas mon argent pour moi, allez ! .. J'ai peur de votre paresse que vous nommez rêverie, de vos conceptions qui mangent tant d'heures pendant lesquelles vous regardez le ciel, et je voudrais que vous eussiez contracté l'habitude du travail. Ce fut dit avec un accent, un regard, des larmes, une attitude qui pénétrèrent le noble artiste ; il saisit sa bienfaitrice, la pressa sur son coeur, et l'embrassa au front. - Gardez ces pièces, répondit-il avec une sorte de gaieté. Pourquoi me mettriez-vous à Clichy ? ne suis-je pas emprisonné ici par la reconnaissance ? Cet épisode de leur vie commune et secrète, arrivé six mois auparavant, avait fait produire à Wenceslas trois choses : le cachet que gardait Hortense, le groupe mis chez le marchand de curiosités, et une admirable pendule qu'il achevait en ce moment, car il vissait les derniers écrous du modèle. Cette pendule représentait les douze Heures, admirablement caractérisées par douze figures de femmes entraînées dans une danse si folle et si rapide, que trois Amours, grimpés sur un tas de fleurs et de fruits, ne pouvaient arrêter au passage que l'Heure de minuit, dont la chlamyde déchirée restait aux mains de l'Amour le plus hardi. Ce sujet reposait sur un socle rond d'une admirable ornementation, où s'agitaient des animaux fantastiques. L'Heure était indiquée dans une bouche monstrueuse ouverte par un bâillement. Chaque Heure offrait des symboles heureusement imaginés qui en caractérisaient les occupations habituelles. Il est facile maintenant de comprendre l'espèce d'attachement extraordinaire que mademoiselle Fischer avait conçu pour son Livonien ; elle le voulait heureux, et elle le voyait dépérissant, s'étiolant dans sa mansarde. On conçoit la raison de cette situation affreuse. La Lorraine surveillait cet enfant du Nord avec la tendresse d'une mère, avec la jalousie d'une femme et l'esprit d'un dragon ; ainsi elle s'arrangeait pour lui rendre toute folie, toute débauche impossible, en le laissant toujours sans argent. Elle aurait voulu garder sa victime et son compagnon pour elle, sage comme il était par force, et elle ne comprenait pas la barbarie de ce désir insensé, car elle avait pris, elle, l'habitude de toutes les privations. Elle aimait assez Steinbock pour ne pas l'épouser, et l'aimait trop pour le céder à une autre femme ; elle ne savait pas se résigner à n'en être que la mère, et se regardait comme une folie quand elle pensait à l'autre rôle. Ces contradictions, cette féroce jalousie, ce bonheur de posséder un homme à elle, tout agitait démesurément le coeur de cette fille. Eprise réellement depuis quatre ans, elle caressait le fol espoir de faire durer cette vie inconséquente et sans issue, où sa persistance devait causer la perte de celui qu'elle appelait son enfant. Ce combat de ses instincts et de sa Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 43 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette raison la rendait injuste et tyrannique. Elle se vengeait sur ce jeune homme de ce qu'elle n'était ni jeune, ni riche, ni belle ; puis, après chaque vengeance, elle arrivait, en reconnaissant ses torts en elle-même, à des humilités, à des tendresses infinies. Elle ne concevait le sacrifice à faire à son idole qu'après y avoir écrit sa puissance à coups de hache. C'était enfin la Tempête de Shakspeare renversée, Caliban maître d'Ariel et de Prospero. Quant à ce malheureux jeune homme à pensées élevées, méditatif, enclin à la paresse, il offrait dans les yeux, comme ces lions encagés au Jardin des Plantes, le désert que sa protectrice faisait en son âme. Le travail forcé que Lisbeth exigeait de lui ne défrayait pas les besoins de son coeur. Son ennui devenait une maladie physique, et il mourait sans pouvoir demander, sans savoir se procurer l'argent d'une folie souvent nécessaire. Par certaines journées d'énergie, où le sentiment de son malheur accroissait son exaspération, il regardait Lisbeth comme un voyageur altéré, qui, traversant une côte aride, doit regarder une eau saumâtre. Ces fruits amers de l'indigence et de cette réclusion dans Paris, étaient savourés comme des plaisirs par Lisbeth. Aussi prévoyait-elle avec terreur que la moindre passion allait lui arracher son esclave. Parfois elle se reprochait, en contraignant par sa tyrannie et ses reproches ce poète à devenir un grand sculpteur de petites choses, de lui avoir donné les moyens de se passer d'elle. Le lendemain, ces trois existences, si diversement et si réellement misérables, celle d'une mère au désespoir, celle du ménage Marneffe et celle du pauvre exilé, devaient toutes être affectées par la passion naïve d'Hortense et par le singulier dénoûment que le baron allait trouver à sa passion malheureuse pour Josépha. Au moment d'entrer à l'Opéra, le Conseiller-d'Etat fut arrêté par l'aspect un peu sombre du temple de la rue Lepelletier, où il ne vit ni gendarmes, ni lumières, ni gens de service, ni barrières pour contenir la foule. Il regarda l'affiche, y vit une bande blanche au milieu de laquelle brillait ce mot sacramentel : RELACHE PAR INDISPOSITION. Aussitôt il s'élança chez Josépha qui demeurait dans les environs, comme tous les artistes attachés à l'Opéra, rue Chauchat. - Monsieur ! que demandez-vous ? lui dit le portier, à son grand étonnement. - Vous ne me connaissez donc plus ? répondit le baron avec inquiétude. - Au contraire, monsieur ; c'est parce que j'ai l'honneur de remettre monsieur, que je lui dis : Où allez-vous ! Un frisson mortel glaça le baron. - Qu'est-il arrivé ? demanda-t-il. - Si monsieur le baron entrait dans l'appartement de mademoiselle Mirah, il y trouverait mademoiselle Héloïse Brisetout, monsieur Bixiou, monsieur Léon de Lora, monsieur Lousteau, monsieur de Vernisset, monsieur Stidmann, et des femmes pleines de patchouli qui pendent la crémaillère... - Eh bien ! où donc est ? ... - Mademoiselle Mirah ! ... Je ne sais pas trop si je fais bien de vous le dire. Le baron glissa deux pièces de cent sous dans la main du portier. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 44 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Eh bien, elle reste maintenant rue de la Ville-l'Evêque, dans un hôtel que lui a donné, dit-on, le duc d'Hérouville, répondit à voix basse le portier. Après avoir demandé le numéro de cet hôtel, le baron prit un milord et arriva devant une de ces jolies maisons modernes à doubles portes, où, dès la lanterne de gaz, le luxe se manifeste. Le baron, vêtu de son habit de drap bleu, à cravate blanche, gilet blanc, pantalon de nankin, bottes vernies, beaucoup d'empois dans le jabot, passa pour un invité retardataire aux yeux du portier de ce nouvel Eden. Sa prestance, sa manière de marcher, tout en lui justifiait cette opinion. Au coup de cloche sonné par le portier, un valet parut au péristyle. Ce valet, nouveau comme l'hôtel, laissa pénétrer le baron qui lui dit d'un ton de voix accompagné d'un geste impérial : - Fais passer cette carte à mademoiselle Josépha... Le Patito regarda machinalement la pièce où il se trouvait, et se vit dans un salon d'attente, plein de fleurs rares, dont l'ameublement devait coûter quatre mille écus de cent sous. Le valet, revenu, pria monsieur d'entrer au salon en attendant qu'on sortît de table pour prendre le café. Quoique le baron eût connu le luxe de l'Empire, qui certes fut un des plus prodigieux et dont les créations, si elles ne furent pas durables, n'en coûtèrent pas moins des sommes folles, il resta comme ébloui, abasourdi, dans ce salon dont les trois fenêtres donnaient sur un jardin féerique, un de ces jardins fabriqués en un mois avec des terrains rapportés, avec des fleurs transplantées, et dont les gazons semblent obtenus par des procédés chimiques. Il admira non-seulement les recherches, les dorures, les sculptures les plus coûteuses du style dit Pompadour, des étoffes merveilleuses que le premier épicier venu aurait pu commander et obtenir à flots d'or ; mais encore ce que des princes seuls ont la faculté de choisir, de trouver, de payer et d'offrir : deux tableaux de Greuze et deux de Watteau, deux têtes de Van-Dyck, deux paysages de Ruysdaël, deux du Guaspre, un Rembrandt et un Holbein, un Murillo et un Titien, deux Teniers et deux Metzu, un Van-Huysum et un Abraham Mignon, enfin deux cent mille francs de tableaux admirablement encadrés. Les bordures valaient presque les toiles. - Ah ! tu comprends maintenant, mon bonhomme ? dit Josépha. Venue sur la pointe du pied par une porte muette, sur des tapis de Perse, elle saisit son adorateur dans une de ces stupéfactions où les oreilles tintent si bien, qu'on n'entend rien que le glas du désastre. Ce mot de bonhomme, dit à ce personnage si haut placé dans l'administration, et qui peint admirablement l'audace avec laquelle ces créatures ravalent les plus grandes existences, laissa le baron cloué par les pieds. Josépha, toute en blanc et jaune, était si bien parée pour cette fête, qu'elle pouvait encore briller au milieu de ce luxe insensé, comme le bijou le plus rare. - N'est-ce pas que c'est beau ? reprit-elle. Le duc a mis là tous les bénéfices d'une affaire en commandite dont les actions ont été vendues en hausse. Pas bête, mon petit duc ? Il n'y a que les grands seigneurs d'autrefois pour savoir changer du charbon de terre en or. Le notaire, avant le dîner, m'a apporté le contrat d'acquisition à signer, et qui contient quittance du prix. Comme ils sont là tous grands seigneurs : d'Esgrignon, Rastignac, Maxime, Lenoncourt, Verneuil, Laginski, Rochefide, la Palférine, et en fait de banquiers, Nucingen et du Tillet, avec Antonia, Malaga, Carabine et la Schontz, ils ont tous compati à ton malheur. Oui, mon vieux, tu es invité, mais à la condition de boire tout de suite la valeur de deux bouteilles en vins de Hongrie, de Champagne et du Cap pour te mettre à leur niveau. Nous sommes, mon cher, tous trop tendus ici pour qu'il n'y ait pas relâche à l'Opéra, mon directeur est saoûl comme un cornet à piston, il en est aux couacs ! Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 45 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Oh ! Josépha ! s'écria le baron. - Comme c'est bête, une explication, répondit-elle en souriant. Voyons, vaux-tu les six cent mille francs que coûte l'hôtel et le mobilier ? Peux-tu m'apporter une inscription de trente mille francs de rentes que le duc m'a donnée dans un cornet de papier blanc à dragées d'épicier ? ... C'est là une jolie idée ! - Quelle perversité ! dit le Conseiller d'Etat, qui dans ce moment de rage aurait troqué les diamants de sa femme pour remplacer le duc d'Hérouville pendant vingt-quatre heures. - C'est mon état d'être perverse ! répliqua-t-elle. Ah ! voilà comment tu prends la chose ! Pourquoi n'as-tu pas inventé de commandite ? Mon Dieu, mon pauvre chat teint, tu devrais me remercier : je te quitte au moment où tu pourrais manger avec moi l'avenir de ta femme, la dot de ta fille, et... Ah ! tu pleures. L'Empire s'en va ! .. je vais saluer l'Empire. Elle se posa tragiquement et dit : On vous appelle Hulot ! je ne vous connais plus ! ... Et elle rentra. La porte entr'ouverte laissa passer, comme un éclair, un jet de lumière accompagné d'un éclat du crescendo de l'orgie et chargé des odeurs d'un festin du premier ordre. La cantatrice revint voir par la porte entrebâillée, et trouvant Hulot planté sur ses pieds comme s'il eût été de bronze, elle fit un pas en avant et reparut. - Monsieur, dit-elle, j'ai cédé les guenilles de la rue Chauchat à la petite Héloïse Brisetout de Bixiou ; si vous voulez y réclamer votre bonnet de coton, votre tire-botte, votre ceinture et votre cire à favoris, j'ai stipulé qu'on vous les rendrait. Cette horrible raillerie eut pour effet de faire sortir le baron comme Loth dut sortir de Gomorrhe, mais sans se retourner, comme madame. Hulot revint chez lui, marchant en furieux, se parlant à lui-même, et trouva sa famille faisant avec calme le whist à deux sous la fiche qu'il avait vu commencer. En voyant son mari, la pauvre Adeline crut à quelque affreux désastre, à un déshonneur ; elle donna ses cartes à Hortense et entraîna Hector dans ce même petit salon, où cinq heures auparavant Crevel lui prédisait les plus honteuses agonies de la misère. -- Qu'as-tu ? dit-elle effrayée. - Oh ! pardonne-moi ; mais laisse-moi te raconter ces infamies. Il exhala sa rage pendant dix minutes. - Mais, mon ami, répondit héroïquement cette pauvre femme, de pareilles créatures ne connaissent pas l'amour ! cet amour pur et dévoué que tu mérites ; comment pourrais-tu, toi si perspicace, avoir la prétention de lutter avec un million ? - Chère Adeline ! s'écria le baron en saisissant sa femme et la pressant sur son coeur. La baronne venait de jeter du baume sur les plaies saignantes de l'amour-propre. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 46 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Certes, ôtez la fortune au duc d'Hérouville, entre nous deux, elle n'hésiterait pas ! dit le baron. - Mon ami, reprit Adeline en faisant un dernier effort, s'il te faut absolument des maîtresses, pourquoi ne prends-tu pas, comme Crevel, des femmes qui ne soient pas chères et dans une classe à se trouver long-temps heureuses de peu. Nous y gagnerions tous. Je conçois le besoin, mais je ne comprends rien à la vanité... - Oh ! quelle bonne et excellente femme tu es ! s'écria-t-il. Je suis un vieux fou, je ne mérite pas d'avoir un ange comme toi pour compagne. - Je suis tout bonnement la Joséphine de mon Napoléon, répondit-elle avec une teinte de mélancolie. - Joséphine ne te valait pas, dit-il. Viens, je vais jouer le whist avec mon frère et mes enfants ; il faut que je me mette à mon métier de père de famille, que je marie mon Hortense et que j'enterre le libertin... Cette bonhomie toucha si fort la pauvre Adeline, qu'elle dit : - Cette créature a bien mauvais goût de préférer qui que ce soit à mon Hector. Ah ! je ne te cèderais pas pour tout l'or de la terre. Comment peut-on te laisser quand on a le bonheur d'être aimé par toi ! ... Le regard par lequel le baron récompensa le fanatisme de sa femme la confirma dans l'opinion que la douceur et la soumission étaient les plus puissantes armes de la femme. Elle se trompait en ceci. Les sentiments nobles poussés à l'absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices. Bonaparte est devenu l'Empereur pour avoir mitraillé le peuple à deux pas de l'endroit où Louis XVI a perdu la monarchie et la tête pour n'avoir pas laissé verser le sang d'un monsieur Sauce. Le lendemain, Hortense, qui mit le cachet de Wenceslas sous son oreiller pour ne pas s'en séparer pendant son sommeil, fut habillée de bonne heure, et fit prier son père de venir au jardin dès qu'il serait levé. Vers neuf heures et demie, le père, condescendant à une demande de sa fille, lui donnait le bras, et ils allaient ensemble le long des quais, par le pont Royal, sur la place du Carrousel. - Ayons l'air de flâner, papa, dit Hortense en débouchant par le guichet pour traverser cette immense place... - Flâner ici ? ... demanda railleusement le père. - Nous sommes censés aller au Musée, et là-bas, dit-elle en montrant les baraques adossées aux murailles des maisons qui tombent à angle droit sur la rue du Doyenné, tiens, il y a des marchands de bric-à-brac, de tableaux... - Ta cousine demeure là... - Je le sais bien ; mais il ne faut pas qu'elle nous voie... - Et que veux-tu faire ? dit le baron en se trouvant à trente pas environ des fenêtres de madame de Marneffe à laquelle il pensa soudain. Hortense avait conduit son père devant le vitrage d'une des boutiques situées à l'angle du pâté de maisons qui longe les galeries du vieux Louvre et qui fait face à l'hôtel de Nantes. Elle entra dans cette boutique en laissant son père occupé à regarder les fenêtres de la jolie petite dame qui, la veille, avait laissé son image au coeur du vieux Beau, comme pour y calmer la blessure qu'il allait recevoir, et il ne put Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 47 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette s'empêcher de mettre en pratique le conseil de sa femme. - Rabattons-nous sur les petites bourgeoises, se dit-il en se rappelant les adorables perfections de madame Marneffe. Cette petite femme-là me fera promptement oublier l'avide Josépha. Or, voici ce qui se passa simultanément dans la boutique et hors de la boutique. En examinant les fenêtres de sa nouvelle belle, le baron aperçut le mari qui, tout en brossant sa redingote lui-même, faisait évidemment le guet et semblait attendre quelqu'un sur la place. Craignant d'être aperçu, puis reconnu plus tard, l'amoureux baron tourna le dos à la rue du Doyenné, mais en se mettant de trois-quarts afin de pouvoir y donner un coup d'oeil de temps en temps. Ce mouvement le fit rencontrer presque face à face avec madame Marneffe qui, venant des quais, doublait le promontoire des maisons pour retourner chez elle. Valérie éprouva comme une commotion en recevant le regard étonné du baron, et elle y répondit par une oeillade de prude. - Jolie femme ! s'écria le baron, et pour qui l'on ferait bien des folies ! - Eh ! monsieur, répondit-elle en se retournant comme une femme qui prend un parti violent, vous êtes monsieur le baron Hulot, n'est-ce pas ? Le baron de plus en plus stupéfait fit un geste d'affirmation. - Eh bien ! puisque le hasard a marié deux fois nos yeux, et que j'ai le bonheur de vous avoir intrigué ou intéressé, je vous dirai qu'au lieu de faire des folies, vous devriez bien faire justice... Le sort de mon mari dépend de vous. - Comment l'entendez-vous ? demanda galamment le baron. - C'est un employé de votre direction, à la Guerre, Division de monsieur Lebrun, bureau de monsieur Coquet, répondit-elle en souriant. - Je me sens disposé, madame... madame ? - Madame Marneffe. - Ma petite madame Marneffe, à faire des injustices pour vos beaux yeux... J'ai dans votre maison une cousine, et j'irai la voir un de ces jours, le plus tôt possible, venez m'y présenter votre requête. - Excusez mon audace, monsieur le baron ; mais vous comprendrez comment j'ai pu oser parler ainsi, je suis sans protection. - Ah ! ah ! - Oh ! monsieur, vous vous méprenez, dit-elle en baissant les yeux. Le baron crut que le soleil venait de disparaître. - Je suis au désespoir, mais je suis une honnête femme, reprit-elle. J'ai perdu, il y a six mois, mon seul protecteur, le maréchal Montcornet. - Ah ! vous êtes sa fille. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 48 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette - Oui, monsieur, mais il ne m'a jamais reconnue. - Afin de pouvoir vous laisser une partie de sa fortune. - Il ne m'a rien laissé, monsieur, car on n'a pas trouvé de testament. - Oh ! pauvre petite, le maréchal a été surpris par l'apoplexie... Allons, espérez, madame, on doit quelque chose à la fille d'un des chevaliers Bayard de l'Empire. Madame Marneffe salua gracieusement, et fut aussi fière de son succès que le baron l'était du sien. - D'ou diable vient-elle si matin ? se demanda-t-il en analysant le mouvement onduleux de la robe auquel elle imprimait une grâce peut-être exagérée. Elle a la figure trop fatiguée pour revenir du bain, et son mari l'attend. C'est inexplicable, et cela donne beaucoup à penser. Madame Marneffe une fois rentrée, le baron voulut savoir ce que faisait sa fille dans la boutique. En y entrant, comme il regardait toujours les fenêtres de madame Marneffe, il faillit heurter un jeune homme au front pâle, aux yeux gris pétillants, vêtu d'un paletot d'été en mérinos noir, d'un pantalon de gros coutil et de souliers à guêtres en cuir jaune, qui sortait comme un braque ; et il le vit courir vers la maison de madame Marneffe où il entra. En glissant dans la boutique, Hortense y avait distingué tout aussitôt le fameux groupe mis en évidence sur une table placée au centre dans le champ de la porte. Sans les circonstances auxquelles elle en devait la connaissance, ce chef-d'oeuvre eût vraisemblablement frappé la jeune fille par ce qu'il faut appeler le brio des grandes choses, elle qui, certes, aurait pu poser en Italie pour la statue du Brio. Toutes les oeuvres des gens de génie n'ont pas au même degré ce brillant, cette splendeur visible à tous les yeux, même à ceux des ignorants. Ainsi, certains tableaux de Raphaël, tels que la célèbre Transfiguration, la Madone de Foligno, les fresques des Stanze au Vatican ne commanderont pas soudain l'admiration, comme le Joueur de violon de la galerie Sciarra, les portraits des Doni et la vision d'Ezéchiel de la galerie de Pitti, le Portement de croix de la galerie Borghèse, le Mariage de la Vierge du musée Bréra à Milan. Le Saint Jean-Baptiste de la tribune, Saint Luc peignant la Vierge à l'Académie de Rome n'ont pas le charme du portrait de Léon X et de la Vierge de Dresde. Néanmoins, tout est de la même valeur. Il y a plus ! le Stanze, la Transfiguration, les Camaïeux et les trois tableaux de chevalet du Vatican sont le dernier degré du sublime et de la perfection. Mais ces chefs-d'oeuvre exigent de l'admirateur le plus instruit une sorte de tension, une étude pour être compris dans toutes leurs parties ; tandis que le Violoniste, le Mariage de la Vierge, la Vision d'Ezéchiel entrent d'eux-mêmes dans votre coeur par la double porte des yeux, et s'y font leur place ; vous aimez à les recevoir ainsi sans aucune peine ; ce n'est pas le comble de l'art, c'en est le bonheur. Ce fait prouve qu'il se rencontre dans la génération des oeuvres artistiques les mêmes hasards de naissance que dans les familles où il y a des enfants heureusement doués, qui viennent beaux et sans faire de mal à leurs mères, à qui tout sourit, à qui tout réussit ; il y a enfin les fleurs du génie comme les fleurs de l'amour. Ce brio, mot italien intraduisible et que nous commençons à employer, est le caractère des premières oeuvres. C'est le fruit de la pétulance et de la fougue intrépide du talent jeune, pétulance qui se retrouve plus tard dans certaines heures heureuses ; mais ce brio ne sort plus alors du coeur de l'artiste ; et, au lieu de le jeter dans ses oeuvres comme un volcan lance ses feux, il le subit, il le doit à des circonstances, à l'amour, à la rivalité, souvent à la haine, et plus encore aux commandements d'une gloire à soutenir. Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 49 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette Le groupe de Wenceslas était à ses oeuvres à venir ce qu'est le Mariage de la Vierge à l'oeuvre total de Raphaël, le premier pas du talent fait dans une grâce inimitable, avec l'entrain de l'enfance et son aimable plénitude, avec sa force cachée sous des chairs roses et blanches trouées par des fossettes qui font comme des échos aux rires de la mère. Le prince Eugène a, dit-on, payé quatre cent mille francs ce tableau qui vaudrait un million pour un pays privé de tableaux de Raphaël, et l'on ne donnerait pas cette somme pour la plus belle des fresques, dont cependant la valeur est bien supérieure comme art. Hortense contint son admiration en pensant à la somme de ses économies de jeune fille, elle prit un petit air indifférent et dit au marchand : - Quel est le prix de ça ? - Quinze cents francs, répondit le marchand en jetant une oeillade à un jeune homme assis sur un tabouret dans un coin. Ce jeune homme devint stupide en voyant le vivant chef-d'oeuvre du baron Hulot. Hortense, ainsi prévenue, reconnut alors l'artiste à la rougeur qui nuança son visage pâli par la souffrance, elle vit reluire dans deux yeux gris une étincelle allumée par sa question ; elle regarda cette figure maigre et tirée comme celle d'un moine plongé dans l'ascétisme ; elle adora cette bouche rosée et bien dessinée, un petit menton fin, et les cheveux châtains à filaments soyeux du Slave. - Si c'était douze cents francs, répondit-elle, je vous dirais de me l'envoyer. - C'est antique, mademoiselle, fit observer le marchand qui, semblable à tous ses confrères, croyait avoir tout dit avec ce nec plus ultra du bric-à-brac. - Excusez-moi, monsieur, c'est fait de cette année, répondit-elle tout doucement, et je viens précisément pour vous prier, si l'on consent à ce prix, de nous envoyer l'artiste, car on pourrait lui procurer des commandes assez importantes. - Si les douze cents francs sont pour lui, qu'aurais-je pour moi ? Je suis marchand, dit le boutiquier avec bonhomie. - Ah ! c'est vrai, répliqua la jeune fille en laissant échapper une expression de dédain. Ah ! mademoiselle, prenez ! je m'entendrai avec le marchand, s'écria le Livonien hors de lui. Fasciné par la sublime beauté d'Hortense et par l'amour pour les arts qui se manifestait en elle, il ajouta : - Je suis l'auteur de ce groupe, voici dix jours que je viens voir trois fois par jour si quelqu'un en connaîtra la valeur et le marchandera. Vous êtes ma première admiratrice, prenez ! - Venez, monsieur, avec le marchand dans une heure d'ici... voici la carte de mon père, répondit Hortense. Puis, en voyant le marchand aller dans une pièce pour y envelopper le groupe dans du linge, elle ajouta tout bas au grand étonnement de l'artiste qui crut rêver : - Dans l'intérêt de votre avenir, monsieur Wenceslas, ne montrez pas cette carte, ne dites pas le nom de votre acquéreur à mademoiselle Fischer, car c'est notre cousine. Ce mot, notre cousine, produisit un éblouissement à l'artiste, il entrevit le paradis en en voyant une des Eves tombées. Il rêvait de la belle cousine dont lui avait parlé Lisbeth, autant qu'Hortense rêvait de l'amoureux de sa cousine, et quand elle était entrée : - Ah ! pensait-il, si elle pouvait être ainsi ! On comprendra le regard que les deux amants échangèrent, ce fut de la flamme, car les amoureux vertueux n'ont Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 50 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette pas la moindre hypocrisie. - Eh bien ! que diable fais-tu là-dedans ? demanda le père à sa fille. - J'ai dépensé mes douze cents francs d'économie, viens. Elle reprit le bras de son père qui répéta : - Douze cents francs ! - Treize cents même... mais tu me prêteras bien la différence ! - Et à quoi... dans cette boutique... as-tu pu dépenser cette somme ? - Ah ! voici ! répondit l'heureuse jeune fille, si j'ai trouvé un mari ce ne sera pas cher. - Un mari, ma fille, dans cette boutique ? - Ecoute, mon petit père, me défendrais-tu d'épouser un grand artiste ? - Non, mon enfant. Un grand artiste, aujourd'hui, c'est un prince qui n'est pas titré. C'est la gloire et la fortune, les deux plus grands avantages sociaux, après la vertu, ajouta-t-il d'un petit ton cafard. - Bien entendu, répondit Hortense. Et que penses-tu de la sculpture ? - C'est une bien mauvaise partie, dit Hulot en hochant la tête. Il faut de grandes protections outre un grand talent ; car le gouvernement est le seul consommateur. C'est un art sans débouchés aujourd'hui qu'il n'y a plus ni grandes existences, ni grandes fortunes, ni palais substitués, ni majorats. Nous ne pouvons loger que de petits tableaux, de petites figures, aussi les arts sont-ils menacés par le petit. - Mais un grand artiste qui trouverait des débouchés.. reprit Hortense. - C'est la solution du problème. - Et qui serait appuyé ! - Encore mieux ! - Et noble ! - Bah ! - Comte ! - Et il sculpte ! - Il est sans fortune. - Et il compte sur celle de mademoiselle Hortense Hulot ? dit railleusement le baron en plongeant un regard d'inquisiteur dans les yeux de sa fille. - Ce grand artiste, comte, et qui sculpte, vient de voir votre fille pour la première fois de sa vie, et pendant cinq minutes, monsieur le baron, répondit Hortense d'un air calme à son père. Hier, vois-tu, mon Etudes de moeurs. 3e livre. Scènes de la vie parisienne. Les parents pauvres. 1. La cousine Bette 51 Les parents pauvres. 1. La cousine Bette cher bon petit père, pendant que tu étais à la chambre, maman s'est évanouie. Cet évanouissement, qu'elle a mis sur le compte de ses nerfs, venait de quelque chagrin relatif à mon mariage manqué, car elle m'a dit que, pour vous débarrasser de moi... - Elle t'aime trop pour avoir employé une expression... - Peu parlementaire, reprit Hortense en riant ; non, elle ne s'est pas servie de ce mot-là ; mais moi je sais qu'une fille à marier, qui ne se marie pas, est une croix très-lourde à porter pour des parents honnêtes. Eh bien ! elle pense que s'il se présentait un homme d'énergie et de talent, à qui une dot de trente mille francs suffirait, nous serions tous heureux ! Enfin elle jugeait convenable de me préparer à la modestie de mon futur sort, et de m'empêcher de m'abandonner à de trop beaux rêves.. Ce qui signifiait la rupture de mon mariage, et pas de dot. - Ta mère est une bien bonne, une bien noble et excellente femme, répondit le père profondément humilié, quoique assez heureux de cette confidence. - Hier, elle m'a dit que vous l'autorisiez à vendre ses diamants pour me marier ; mais je voudrais qu'elle gardât ses diamants, et je voudrais trouver un mari. Je crois avoir trouvé l'homme, le prétendu qui répond au programme de maman... - Là ! ... sur la place du Carrousel ! ... en une matinée. - Oh ! papa, le mal vient de plus loin, répondit-elle malicieusement. - Eh bien ! voyons, ma petite fille, disons tout à notre bon père, demanda-t-il d'un air câlin en cachant ses inquiétudes. Sous la promesse d'un secret absolu, Hortense raconta le résumé de ses conversations avec la cousine Bette. Puis, en rentrant, elle montra le fameux cachet à son père comme preuve de la sagacité de ses conjectures. Le père admira, dans son for intérieur, la profonde adresse des jeunes filles agitées par l'instinct, en reconnaissant la simplicité du plan que cet amour idéal avait suggéré, dans une seule nuit, à cette innocente fille.&...

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