La création littéraire est-elle, comme l'affirme Gide, conditionnée par la contrainte, qui permet son déploiement ?

« poètes avaient une connaissance parfaite de la versification, et cela seul leur a permis de se détacher de cesobligations de forme.

C’est ainsi que, férus de poésie mais gênés par ses règles jugées arides, ils réinventent le vers.Le dépassement de la contrainte s’apparente, pour reprendre l’expression de Perrault, à un « nain juché sur lesépaules d’un géant » : une immense tradition poétique, théâtrale, romanesque, accrue d’une nouveauté de pluspetite taille dépendante de la tradition et qui provoque une révolution littéraire.

Contraintes et libertés peuvent secombiner avec profit pour créer une œuvre littéraire de poids.Par ailleurs, « Le grand artiste est celui qu’exalte la gêne, à qui l’obstacle sert de tremplin », écrit Gide.

Mais lui-même, dans son œuvre romanesque, n’use-t-il pas d’une grande liberté ? Avec les Faux-monnayeurs, le parcoursd’une poignée de personnages, de l’adolescent au vieil homme, dans une période donnée est relatée.

Ce roman estcependant inachevé.

En effet, le texte décrit la vie d’individus durant quelques mois, puis s’achève, sans aucuneconclusion.

L’interprétation reste libre pour le lecteur, les personnages ont un destin possible, mais non tracé.

DansLes Frères Karamazov, l’œuvre est également ouverte, le crime du père étant résolu, les destinées des trois filslégitimes ne sont pas tracées pour autant.

Contraintes et liberté peuvent se compléter avantageusement au seind’une même œuvre, sans que celle-ci perde de sa force.Enfin, de l’impossibilité d’écrire liée à la contrainte peut jaillir une littérature.

Il existe des écrivains terrassés parl’empêchement de créer une œuvre, mais faisant tout de même acte de littérature.

Le jeune Antonin Artaud, envoieses premiers poèmes à un journal, les reconnaît mauvais et met dans la même enveloppe une explication sur lamédiocrité de ses propres écrits.

Cette tentative de justification littéraire, à elle seule, est une création littéraire.De même, l’histoire d’Enrique Vila-Matas, Bartelby et Compagnie, où le personnage de Bartelby, incapable d’écrire unroman, incapable physiquement, mentalement, ne peut qu’écrire les notes qui accompagneraient ce roman qui nesera jamais.

Ces notes regroupées constituent le roman Bartelby et Compagnie, une œuvre littéraire.

L’impuissanceà écrire, lorsqu’elle parvient à se dire, est encore une façon d’écrire, aussi paradoxal cela puisse être. Dans cette conférence sur le théâtre extraite des Nouveaux Prétextes, André Gide développe l’idée que lacontrainte, dans le domaine de l’art, est une nécessité de tout premier ordre pour que l’œuvre soit grande.

Véritécontrebalancée par le risque de la stérilité, empêchant tout nouveau jaillissement, mais vérité nette lorsquecontrainte et liberté s‘allient, malgré le paradoxe apparent.

La création littéraire relève alors de cette fusion.Dans Tel quel, Paul Valéry notait, sous forme d’un aphorisme, que lorsque l’homme fut chassé du paradis terrestre,Dieu lui dit : « Et pour ta punition, tu seras condamné à faire de très belles choses.

» Cela est la condamnation, etla seule contrainte de l’écrivain.. »