LA CRITIQUE LITTÉRAIRE
Publié le 22/11/2018
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CRITIQUE LITTÉRAIRE. Emprunté au bas latin criticus (du grec krinein, « séparer », « distinguer »), le terme « critique » fut d’abord un adjectif du vocabulaire médical : dès le xive siècle, on l’emploie pour parler d’un mal « qui annonce une issue fatale » et pour désigner les signes révélateurs d’un trouble. Des signes, on passe à leur interprétation : de là, note Pierre Moreau, « le sens de discernement intellectuel; de là aussi la nuance d’attention minutieuse et défiante qui diagnostique les dangers, relève les imperfections, redresse les torts, surveille l’hygiène. Le critique, médecin du goût, est aussi celui des mœurs ». C’est à la fin du xvie siècle que le champ d’application se déplace : Scaliger parle de la critique à propos de « l’art de juger les œuvres de l’esprit ». En 1637, le substantif se personnifie : le critique est « celui qui juge » — souvent défavorablement, puisque le Dictionnaire de l’Académie (1694) précise : « Qui trouve à redire à tout ». Chateaubriand semble achever l’évolution du mot lorsqu’il l’emploie pour désigner, dans la « Préface » des Martyrs (1809), l’ensemble de ceux qui font profession de critique.
Un genre?
On connaît la célèbre formule de Thibaudet : « Avant le xixc siècle il y a des critiques. Mais il n’y a pas la critique » (Physiologie de la critique, 1922). Il y aurait ainsi la critique comme il y a le roman, la poésie ou le théâtre. Trente ans plus tôt, cependant, Brunetière posait que « la critique n’est pas un genre à proprement parler; rien de semblable au drame ni au roman, mais plutôt la contrepartie de tous les autres genres, leur conscience esthétique, si l’on peut dire, et leur juge » (Grande Encyclopédie, art. «Critique», 1890). Genre ou « conscience » des genres? La question mérite-t-elle seulement d’être posée qui opposerait les créateurs à leurs juges?
Un fait s’impose : il existe une production importante, en quantité comme par ses effets, variable en nature, dont le propos consiste en un discours sur la littérature (ou la musique, la peinture, etc.); discours théorique, normatif, dogmatique, impressionniste ou autre, qui se produit toujours par référence à un autre discours, selon un rapport que Roland Barthes a défini comme celui « d’un sens à une forme » (Critique et Vérité, 1966). Forme unique qui, selon le discours critique proféré, se métamorphose en sens multiples dont « la sanction n’est pas le sens de l’œuvre, [mais] le sens de ce qu’il en dit » (ibid.). D’où le rapport de dépendance et d’autonomie du discours critique : dépendance qui n’est pas seulement à l’égard de son objet, mais aussi de son projet, que celui-ci soit idéologique, pédagogique ou méthodologique.
Car c’est en fin de compte son projet qui définit le mieux la critique : loin d’être un genre littéraire propre, il se pourrait qu’elle ne soit finalement que l’application à la littérature d’autres disciplines (l’histoire, la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, etc.), un lieu d’expérimentation particulier pour ces sciences humaines à l’égard desquelles elle fait, jusqu’en ses diverses appellations, don d’allégeance : histoire littéraire, sociocriti-que, psychocritique, etc. Seule de son espèce, la poétique, qui se veut recherche « des propriétés de ce discours particulier qu’est la littérature » (Todorov, Poétique, 1968), demeure interne, homogène au champ littéraire; mais en même temps, parce qu’elle ne s’attache pas à une œuvre précise, elle dépasse l'opposition écriture/lecture sur laquelle vient achopper tout projet critique. [Voir aussi Psychocritique, Sociocritique].
Un savoir-lire nécessaire?
\"L'art de la critique, dans son sens le plus pratique et le plus vulgaire, consiste à savoir lire judicieusement les auteurs et à apprendre aux autres à les lire de même, en leur épargnant les tâtonnements et en leur dégageant le chemin\": (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, « M. Taine », 1857). Et plus près de nous : « Le critique est un homme de métier (...). C’est un homme qui a longuement appris à lire (...). Cet homme de métier a le privilège de savoir lire (...). Le critique doit donc être un homme qui, connaissant un métier, l’exerce au profit des autres » (Albert Béguin, conférence du 13 octobre 1952). Lecture et pédagogie fondent ainsi l’existence et l'utilité du critique; mais ce droit arrogé ne saurait en rien être une légalité : au nom de quoi un individu — ou un groupe d’individus — sait-il mieux lire que les autres? Toute lecture est, en dehors de toute appréciation qualitative (exception faite, bien sûr, des erreurs qu’entraîne la méconnaissance des variations sémantiques), et prétendre que l’on veut « apprendre aux autres à lire de même », c’est faire croire qu’il existe un sens figé, obli
gatoire, que la critique en son tout-puissant pouvoir révèle. Et finalement impose. Or, toute lecture est subjective, c’est-à-dire choix — « on ajoute et on supprime dans le texte lu ce qu’on veut ou ne veut pas trouver », souligne Todorov (op. cit.) —, et déjà interprétation. Ainsi, loin d’être transparence, la lecture critique fait écran à la polysémie : car, si « lire, c’est désirer l'œuvre, c’est vouloir être l'œuvre, c’est refuser de doubler l’œuvre en dehors de toute autre parole que la parole même de l'œuvre, (...) passer de la lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre, mais son propre langage » (R. Barthes, op. cit.).
Dès lors, la critique apparaît fondée non littérairement mais socialement : institutionnalisée, dans l’enseignement et les médias notamment, elle est aujourd’hui une nécessité, tant idéologique — qu'il s’agisse de maintenir les stéréotypes du passé ou d’en imposer de nouveaux — qu’économique — dans le cycle production/ consommation, le critique est un maillon important —, qui déplace la question du « qu’est-ce que la critique? » à « quelle critique? et pour quoi faire? »
Fonctions et attitudes
On s’est souvent plu à opposer le critique au créateur : « Celui qui ne fait rien contre celui qui fait, le frelon contre l’abeille, le cheval hongre contre l’étalon » (Th. Gautier, Préface de Mademoiselle de Maupin, 1835). Peut-être n’est-ce là qu’un faux problème de plus, car l’écrit critique est aussi un texte, et Hugo n’avait pas tort de complimenter Paul de Saint-Victor de « créer sur une création (...), d’écrire le poème du poème » (1866). Si bien que la ligne de partage passe moins entre les critiques et les écrivains — nombre de ceux-ci ont été de ceux-là — qu'au milieu de ceux qui font profession de critique. Mais peut-être convient-il moins de discerner des « espèces » et des « sous-espèces », à la manière de Balzac dans la « Monographie de la presse parisienne » (1843) — le critique de vieille roche, le jeune critique blond, l’exécuteur des hautes œuvres, etc. —, ou même de dessiner, à la façon de Thibaudet, une « géographie » de la critique faisant apparaître un continent universitaire que borne ici le pays des artistes, là le marais de la « critique spontanée » (Réflexions sur la critique, 1922), que de mettre en évidence des attitudes procédant de principes méthodologiques plus ou moins avoués.
Le juge et l'amateur
Au commencement est l’œuvre : le critique n’apparaît qu’ensuite. Spectateur du concours tragique, auditeur du poète itinérant, lecteur du texte imprimé, chacun se détermine en face de ce qui lui est proposé. Mais au nom de quoi? De son goût ou du bon goût?
Pour celui-là, point d’autre critère que cette subjectivité qui rencontre ce « je-ne-sais-quoi » charmeur que tente vainement de cerner Bouhours dans les Entretiens d’Ariste et d'Eugène (1671). Une subjectivité qui peut aller jusqu’à s’ériger en systèmes variables : « On devra analyser l’impression qu’on reçoit du livre, puis l’impression que lui-même reçoit des choses » (Jules Lemai-tre, les Contemporains, 1885); « Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d'œuvre » (Anatole France, la Vie littéraire, 1888); « La séduction d'une œuvre d’art est presque toujours en nous-mêmes, et comme dans l’humeur du moment de notre œil » (J. et E. de Goncourt, Idées et sensations, 1866)... A la limite, l'impressionnisme conséquent d’un Rémy de Gourmont conduirait à la négation de la critique elle-même : « Il n’y a pas de critique littéraire, et il ne peut y en avoir parce qu’il n’y a pas de code littéraire » (Épilogues, 1810).
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Préface » des Martyrs (1809), l'ensemble de ceux qui
font profession de critique.
Un genre?
On connaît la célèbre formule de Thibaudet : «Avant
Je xtx• siècle il y a des critiques.
Mais il n'y a pas la
critique» (Physiologie de la critique, 1922).
Il y aurait
ainsi la critique comme il y a le roman, la poésie ou le
théâtre.
Trente ans plus tôt, cependant.
Brunetière posait
que« la critique n'est pas un genre à proprement parler;
rien de semblable au drame ni au roman, mais plutôt la
contrepartie de tous les autres genres, leur conscience
esthétique, si l'on peut dire, et leur juge» (Grande Ency
clopédie, art.
«Critique », 1890).
Genre ou
« conscience :> des genres? L.a question mérite-t-elle seu
lement d'être posée qui opposerait les créateurs à leurs
juges?
Un fait s'impose : il existe une production importante,
en quantité comme par ses effets, variable en nature,
dont Je propos consiste en un discours sur la littérature
(ou la musique, la peinture, etc.); discours théorique,
normatif, dogmatique, impressionniste ou autre, qui se
produit toujours par référence à un autre discours, selon
un rapport que Roland Barthes a défini comme celui
«d'un sens lt une forme» (Critique et Vérité, 1966).
Forme uniquf· qui, selon le discours critique proféré, se
métamorphose en sens multiples dont « la sanction n'est
pas le sens de l'œuvre, [mais] le sens de ce qu'il en dit»
(ibid.).
D'où Je rapport de dépendance et d'autonomie du
discours critique: dépendance qui n'est pas seulement à
l'égard de son objet, mais aussi de son projet, que celui
ci soit idéologique, pédagogique ou méthodologique.
Car c'est en fin de compte son projet qui définit le
mieux la critique : loin d'être un genre littéraire propre,
il se pourrait qu'elle ne soit finalement que l'application
à la littératun: d'autres disciplines (l'histoire, la psycho
logie, la psychanalyse, la sociologie, etc.).
un lieu d'ex
périmentation particulier pour ces sciences humaines à
l'égard desquelles elle fait, jusqu'en ses diverses appel
lations, don d'allégeance : histoire littéraire, sociocriti
que, psych oc ritique, etc.
Seule de son espèce, la poéti
que, qui se veut recherche « des propriétés de ce discours
particulier qu'est la littérature» (Todorov, Poétique,
1968), demeure interne, homogène au champ littéraire;
mais en même temps, parce qu'elle ne s'attache pas à
une œuvre précise, elle dépasse l'opposition
écriturenecture sur laquelle vient achopper tout projet
critique.
[Votr aussi PSYCHOCRITIQUE, SOCIOCRITIQUE).
Un savoir-lire nécessaire?
«L'art de la critique, dans son sens le plus pratique
et le plus vulgaire, consiste à savoir lire judicieusement
les auteurs et à apprendre aux autres à les lire de même,
en leur épargnant les tâtonnements et en leur dégageant
le chemin x (Sainte-Beuve, Causeries du lundi,
«M.
Taine», 1857).
Et plus près de nous : «Le critique
est un homme de métier ( ...
).
C'est un homme qui a
longuement appris à lire ( ...
).
Cet homme de métier a le
privilège de savoir lire( ...
).
Le critique doit donc être un
homme qui, connaissant un métier, l'exerce au profit des
autres » (Albert Béguin, conférence du 13 octobre 1952).
Lecture et pédagogie fondent ainsi l'existence et l'utilité
du critique; mais ce droit arrogé ne saurait en rien être
une légalité :au nom de quoi un individu -ou un groupe
d'individus ·-sait-il mieux lire que les autres? Toute
lecture est, t:n dehors de toute appréciation qualitative
(exception faite, bien sOr, des erreurs qu'entraîne la
méconnaissance des variations sémantiques), et préten
dre que l'on veut «apprendre aux autres à lire de
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que la cnuque en son tout-puissant pouvoir
révèle.
Et finalement impose.
Or, toute lecture est sub
jective, c'est-à-dire choix-.
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