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[La philosophie de Martin] CANDIDE DE VOLTAIRE (lecture analytique du chapitre XX)

Publié le 05/07/2011

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«Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de tout cela? Quelle est votre idée sur le mal moral et le mal physique? - Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m'ont accusé d'être socinien; mais la vérité du fait est que je suis manichéen. - Vous vous moquez de moi, dit Candide; il n'y a plus de manichéens dans le monde. - Il y a moi, dit Martin; je ne sais qu'y faire, mais je ne peux penser autrement. - Il faut que vous ayez le diable au corps, dit Candide. - Il se mêle si fort des affaires de ce monde, dit Martin, qu'il pourrait bien être dans mon corps comme partout ailleurs; mais je vous avoue qu'en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l'a abandonné à quelque être malfaisant; j'en excepte toujours Eldorado. Je n'ai guère vu de ville qui ne désirât la ruine de la ville voisine, point de famille qui ne voulût exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair. Un million d'assassins enrégimentés, courant d'un bout de l'Europe à l'autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner son pain, parce qu'il n'a pas de métier plus honnête; et dans les villes qui paraissent jouir de la paix, et où les arts fleurissent, les hommes sont dévorés de plus d'envie, de soins et d'inquiétudes qu'une ville assiégée n'éprouve de fléaux. Les chagrins secrets sont encore plus cruels que les misères publiques. En un mot, j'en ai tant vu et tant éprouvé que je suis manichéen. - Il y a pourtant du bon, répliquait Candide. - Cela peut être, disait Martin; mais je ne le connais pas.« 

La rencontre avec le nègre de Surinam, victime des cruautés de son maître, met brutalement fin à l'exaltation de Candide, parti d'Eldorado avec un rêve de puissance et de bonheur. Monsieur Venderdendur achève de le désespérer, en le dépouillant de ses richesses. Le jeune homme décide néanmoins de s'embarquer pour l'Europe, où il attendra Cacambo chargé de racheter Cunégonde qui est devenue la maîtresse du gouverneur de Buenos Aires. Auparavant, il cherche quelqu'un pour lui tenir compagnie pendant la traversée; il choisit finalement un savant pauvre et persécuté du nom de Martin à qui il paie le voyage. Pour passer le temps sur le bateau, ils entament une discussion sur le problème du mal.   

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« fait un long catalogue de ce qu'il appelle «les misères publiques» (l.

30) qu'il envisage sous les troisprincipaux types de rapports entre les individus : celui des «familles» (l.

17), celui des «villes» (l.

16), celui enfin des«faibles» et des «puissants» (l.

18-19).

Un seul sentiment anime ces relations : la haine, qui s'exprime le plusfréquemment par la guerre (l.

21).

Quant à ceux qui ne la font pas, ils ne sont pas épargnés, car la paix des citésn'est pour Martin qu'une apparence : elles «paraissent jouir de la paix» (l.

25-26).

Les hommes y sont en fait remplis«d'envie, de soins et d'inquiétudes» (l.

27-28); le mot «soins» est à prendre ici au sens fort à l'époque de «soucis».L'idée de la guerre réapparaît d'ailleurs à propos des villes en apparence paisibles, avec l'image de la «ville assiégée(...) de fléaux» (l.

28), qui traduit chez Martin une obsession du mal.

Il ne s'étend pas sur les malheurs de la vieprivée, qu'il appelle «chagrins secrets» (l.

29), car il les juge pires encore; cette réticence est une façon d'enaccroître la gravité.Rien n'échappe donc au mal : les hommes sont méchants, la vie est un malheur.

Ces idées constituent un antidote àl'optimisme et font de Martin un anti- Pangloss.

L'opposition apparaît bien sûr dans un «tout va mal» qui remplace le«tout est bien», mais aussi dans la démarche intellectuelle.

Tandis que Pangloss plaque sur le monde un système apriori, dont les idées précèdent la vérification de l'expérience, et cherche à tout prix à prouver que «tout va pour lemieux dans le meilleur des mondes possibles», même les catastrophes, Martin adopte la démarche inverse pourarriver à une conclusion radicalement opposée : il part de son expérience des faits, et constatant partout laprésence du mal, il se déclare manichéen : «En un mot, j'en ai tant vu et tant éprouvé que je suis manichéen» (l.30-31).

Il apporte ainsi à Candide une nouvelle façon de voir qui, même si elle est excessive, se rapproche en toutcas plus de la vérité.

Car l'erreur de Pangloss est de partir des idées pour aboutir aux faits, de vouloir imposer à laréalité un ordre qui ne cadre jamais avec elle.

Pour Voltaire, Martin a raison de partir de la vie concrète, car on nepeut trouver de bonheur vrai qu'en se fondant sur l'expérience, jamais à partir d'une théorie.Son personnage va pourtant trop loin et tombe dans le même défaut que Pangloss en donnant à son pessimisme uncaractère aussi excessif et absolu que l'optimisme.

Son discours en effet est violent et passionné.

Cela apparaîtdans l'usage de la répétition, qui manifeste son obsession du mal : «ville» (l.

16), «famille» (l.

17 et 18), «partout»(l.

12 et 18), «puissants» (l.

19 et 20), «ville» (l.

25 et 28), «tant» (l.

30).

L'accumulation des noms dans la phrase: «Les hommes sont dévorés de plus d'envie, de soins et d'inquiétudes» (l.

26), va dans le même sens.De plus, sa vision déformée de la réalité prend souvent la forme de l'hyperbole [figure de style qui exagèrel'expression pour la rendre plus frappante].

Les «faibles» ne détestent pas les «puissants»; ils les «ont enexécration», mot qui désigne un sentiment d'horreur extrême (l.

19); ils ne sont pas à leur service, ils «rampent», cesont «des troupeaux dont on vend la laine et la chair» (l.

19-21); ils ne marchent pas, ils «courent» (l.

22).

Une villeen paix se transforme en «ville assiégée (...) de fléaux» (l.

28).L'emploi fréquent enfin de la proposition consécutive décrit l'intensité de l'amertume et de la rancœur du savant : «Ilse mêle si fort des affaires de ce monde (...) qui pourrait bien être dans mon corps» (l.

10-12); «j'en ai tant vu ettant éprouvé que je suis manichéen» (l.

30-31).

Les subjonctifs «désirât» et «voulût» confèrent aux propositionsrelatives la même valeur consécutive : «Je n'ai guère vu de ville qui (= telle qu'elle) ne désirât la ruine de la villevoisine, point de famille qui (= telle qu'elle) ne voulût exterminer quelque autre famille» (l.

15-18).Le discours de Martin, malgré ses excès, est cependant séduisant, et l'on peut se demander, en se référant audébut du roman, s'il n'est pas de nature à convaincre Candide. [L'attitude de Candide face au pessimisme de Martin] On peut dire en effet que le discours de Martin résume en quelques lignes toutes les horreurs dont Candide a été letémoin ou la victime dans la première partie du roman.

Voltaire, en désavouant son optimisme confiant et en leconfrontant à toutes les formes du mal, a apporté par avance une confirmation au pessimisme radical du savant«manichéen».

Le thème de l'omniprésence du mal était au centre des premiers chapitres.

Candide y a faitl'expérience du rejet familial lors de son expulsion de Thunder-ten-tronckh, où il était considéré comme un «bâtard»;il a éprouvé durement la méchanceté des hommes à l'occasion de l'auto-da-fé et de la rencontre avec le nègre deSurinam.

Pour ce qui est des «chagrins secrets» (l.

29), il a très vite été séparé de Cunégonde, sa bien-aimée, dontla vie sordide et humiliante a terni son rêve d'amour pur.Quant à la phrase relative à la guerre, elle doit lui rappeler les horreurs décrites au chapitre II : «Un milliond'assassins enrégimentés, courant d'un bout de l'Europe à l'autre, exerce le meurtre et le brigandage avec disciplinepour gagner son pain, parce qu'il n'a pas de métier plus honnête» (l.

21-25).

On y retrouve le même ton vigoureuxet révolté.

Voltaire ne manque en effet jamais une occasion de dénoncer la guerre et il communique à sonpersonnage sa propre indignation.

Pour en montrer le scandale, il a recours à l'oxymore qui, en rapprochant dans lamême expression deux notions contradictoires, fait éclater un paradoxe.

Ainsi, dans la forte alliance de mots :«assassins enrégimentés» (l.

21-22), l'idée péjorative contenue dans «assassins» s'oppose à celle d'ordre légalimpliquée par «enrégimentés».

On retrouve le même schéma dans l'expression : «exerce le meurtre et le brigandageavec discipline pour gagner son pain» (l.

23- 24); «meurtre et brigandage» s'opposent fortement à «discipline» et à«gagner son pain».

Pour Voltaire, ce qui prime dans la guerre, ce n'est pas le respect du droit, comme veulent lefaire croire les chefs, c'est la barbarie.

La guerre est donc un meurtre qui se camoufle sous les apparences de lalégalité.

La dénonciation culmine avec l'expression : «métier (...) honnête» (l.

25), où l'ironie se fait grinçante.L'auteur fait semblant d'adopter le point de vue de ceux qui font sauvagement la guerre en toute impunité, pourmieux en dévoiler la monstruosité.

«Honnête» peut d'ailleurs dans cet emploi être synonyme de «rentable».Après tous ces malheurs, que Martin lui rappelle,Candide devrait logiquement devenir «manichéen».

Mais ses nombreuses expériences, ajoutées au séjour à Eldorado,l'ont conduit à évoluer et à prendre face aux problèmes une attitude critique.Pendant les premiers chapitres du roman, Candide était encore un enfant.

Il ne pouvait prévoir toutes les formes. »

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