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L'ADIEU de VERCORS, Le Silence de la mer

Publié le 18/05/2010

Extrait du document

[Werner von Ebrennac, jeune officier allemand hébergé, en 1940, chez le narrateur et sa nièce, leur a souvent laissé deviner l'inclination qu'il éprouve pour la jeune fille. Celle-ci, par patriotisme, a toujours observé en sa présence un mutisme total. Il vient de leur annoncer qu'il part pour le front de l'Est.] Le visage de ma nièce me fit peine. Il était d'une pâleur lunaire. Les lèvres, pareilles aux bords d'un vase d'opaline, étaient disjointes, elles esquissaient la moue tragique des masques grecs. Et je vis, à la limite du front et de la chevelure, non pas naître, mais jaillir, — oui, jaillir, — des perles de sueur. Je ne sais si Werner von Ebrennac le vit. Ses pupilles, celles de la jeune fille, amarrées comme, dans le courant, la barque à l'anneau de la rive, semblaient l'être par un fil si tendu, si raide, qu'on n'eût pas osé passer un doigt entre leurs yeux. Ebrennac d'une main avait saisi le bouton de la porte. De l'autre, il tenait le chambranle. Sans bouger son regard d'une ligne, il tira lentement la porte à lui. Il dit, — sa voix était étrangement dénuée d'expression : — Je vous souhaite une bonne nuit'. Je crus qu'il allait fermer la porte et partir. Mais non. Il regardait ma nièce. Il la regardait. Il dit, — il murmura : — Adieu. Il ne bougea pas. Il restait tout à fait immobile, et dans son visage immobile et tendu, les yeux étaient plus encore immobiles et tendus, attachés aux yeux, — trop ouverts, trop pâles, — de ma nièce. Cela dura, dura, — combien de temps? — dura jusqu'à ce qu'enfin, la jeune fille remuât les lèvres. Les yeux de Werner brillèrent. J'entendis : — Adieu. Il fallait avoir guetté ce mot pour l'entendre, mais enfin je l'entendis. VERCORS, Le Silence de la mer (1942).

Cet extrait du Silence de la mer, proposé aux candidats nous décrit, sous le regard du narrateur, une émouvante scène d'adieu entre deux êtres qui s'aiment. Mais une scène d'adieu est un sujet classique : l'émotion des acteurs ne suffit pas à rendre le lecteur ému. L'explication ne devra donc pas s'égarer dans un commentaire excessif de ce que ressentent les personnages : c'est moins leur émotion qui est à analyser que la manière dont le récit rend la scène émouvante. Là sera l'originalité du texte. Une autre remarque s'impose : nous n'avons là qu'un extrait de la fin du récit, dont d'ailleurs la dernière phrase avait été scandaleusement tronquée (nous l'avons rétablie dans son intégralité, elle s'arrêtait à « l'entendre «). Le contexte nous en est précisé avec exactitude dans le résumé qui précède. Mais cela ne donne qu'une pâle idée de l'atmosphère du livre, du caractère des personnages et de l'intensité de leurs sentiments contenus. De plus, Le Silence de la mer a une portée symbolique qui ne peut transparaître que très partiellement dans ce simple extrait. Tout ceci renforce considérablement l'originalité du texte, et bien entendu, dans une explication à l'oral, le candidat doit en tenir compte. Cependant, dans notre étude, nous avons décidé de jouer le jeu, et de nous contenter de cet extrait tel qu'il a été proposé à l'examen. Nous ne donnerons qu'en conclusion les compléments nécessaires pour en comprendre toute la portée.

« »), Vercors donne à son récit la force, l'authenticité d'un témoignage vécu.

La distinction auteur/narrateur s'imposeici.

En tant que narrateur, l'oncle de la jeune fille prend en charge tous les aspects informatifs et réalistes du récit :— Il informe : il nous donne toutes les indications spatiales et temporelles sur la position des personnages qu'ildécrit, la durée de l'échange, les traits objectifs de leurs visages, etc. — Il fait croire : l'emploi des temps du passé « prouve » que cela a bien eu lieu; l'emploi du pronom personnel de lapremière personne « prouve » qu'il en a été le témoin; mais le narrateur-témoin fait davantage : il précise, il nuancedans les moindres détails ce qu'il perçoit : « Et je vis [...1 non pas naître, mais jaillir, oui, jaillir », « Je ne sais si », «Je crus qu'il allait [...] Mais non », « Cela dura, dura, — combien de temps? — », « mais enfin, je l'entendis ».Toutes ces précisions d'un témoin qui se veut objectif sont autant d'« effets de réel» destinés à nous faire adhérerà la scène qui se déroule.

En particulier, le «Je ne sais si » — au présent — traduit un effort de remémoration quiauthentifie le témoignage.Le narrateur fait davantage : il décode à notre attention les divers signes qui traduisent les émotions despersonnages.

A vrai dire, il ne les décode pas totalement : il les choisit pour nous laisser deviner ce qu'ils traduisent(perles de sueur, voix dénuée d'expression, yeux qui brillent).

Nous reviendrons sur ces signes codés de la mise enscène romanesque.

Pour l'instant, on notera que si Vercors, en tant qu'auteur, choisit une focalisation internepassant par le personnage de l'oncle, ce dernier, en tant que narrateur, se trouve dans une situation de focalisationexterne par rapport aux deux jeunes gens qu'il observe : il ne «sait » pas, n'a pas droit de savoir ce qui se passe eneux autrement que par leurs manifestations extérieures, visuelles ou auditives.

D'où l'extrême précision apportée àl'expression de tout ce qu'il perçoit, et donc, qu'il nous fait percevoir.Enfin, n'oublions pas que ce narrateur est aussi un personnage.

Sa précision, son objectivité, son réalisme viennentaussi de son retentissement intérieur; il est capté par l'intensité des émotions qu'il est le premier à pressentir chezles deux jeunes gens.

Il s'agit de « sa » nièce, dont le visage lui fait peine; il évoque le « tragique » des masquesgrecs; il est saisi à l'apparition des perles de sueur sur le front de la jeune fille; il est en attente de ce qui va sepasser (« je crus que »); il interprète les expressions de sa nièce (ses yeux « trop ouverts, trop pâles »); il a «guetté » le mot de l'adieu.

Son regard de narrateur, par lequel nous sommes obligés de voir la scène, est doncimprégné d'une douloureuse compréhension envers les êtres qu'il décrit.

Nous ne pouvons y échapper; et c'est ainsi,investis de cette compassion préalable, que nous allons prendre part au récit.

Bien entendu, la lecture des pages quiprécèdent cet extrait ne pourrait que renforcer cette émotion inscrite en nous par le biais des sentiments dunarrateur. LA SCÈNE PROPREMENT DITE Le caractère visuelMettant de côté celui par qui nous assistons à la scène, examinons maintenant la façon dont le récit nous lareprésente.

Ce qui domine cette scène, est son caractère visuel: on voit, on voit des yeux, on voit des yeux qui seregardent.

En dehors même du contenu de ces visions, les termes renvoyant explicitement au registre de la vuesont nombreux (« je vis », « le vit », « ses pupilles, celles de la jeune fille », « leurs yeux », « son regard », « ilregardait », « il la regardait », « les yeux », « attachés aux yeux », « les yeux [..

.] brillèrent »).Corrélativement, les éléments auditifs sont peu de chose (ce qui ne veut pas dire qu'ils soient moins significatifs, eneux-mêmes) : une réplique « dénuée d'expression », un « adieu » murmuré, un autre adieu à peine audible.

Nous enverrons le sens en étudiant la relation entre les personnages.

Pour le moment, nous constatons que cette raretédes perceptions auditives fait ressortir considérablement les données de la « visualité ».Le mouvement (fictif) de la caméra va donc être essentiel, du début à la fin du texte, pour nous guider vers lespersonnages, vers leurs sentiments manifestés par leurs visages.

L'image règne d'autant plus que les comparaisonsou métaphores employées pour « décoder » les visages seront elles-mêmes visuelles.

Or, cette image est surtoutconstituée de gros plans, qui nous jettent littéralement à la face des protagonistes, et nous obligent à adhérer à cequ'ils révèlent — que les métaphores intensifient.Ce que l'on voit est en effet chargé de trahir ce qui ne peut pas être dit.

Plus les signes visuels sont mis en valeur,plus nous mesurons l'importance de l'émotion que les deux héros sont obligés de refouler.

Plus nous y « participons »donc.

Et plus les paroles qu'ils finiront par prononcer, dans leur retenue même, nous paraîtront chargées de sens. Les personnages La mise en scène des personnages et de leur émotion étant clairement définie, nous pouvons maintenant examinerchacun des deux, puis leur relation entre eux. • La jeune filleElle n'est qu'un visage : sa pâleur exprime sa douleur interne.

Ses perles de sueur traduisent l'angoisse soudaine(elles « jaillissent »).

Ses lèvres, à l'image d'un « vase d'opaline », sont blanchâtres, dévitalisées.

Ses yeux sontégalement « trop pâles ».

Tout signifie en elle la détresse, elle a la mort dans l'âme, et ne peut le dire.

Lesmétaphores renforcent les simples signes conventionnels de la détresse : pâleur lunaire, vase d'opaline, masquetragique grec.

Le narrateur, ne faisant pas d'analyse psychologique, indique l'intensité des sentiments par cesimages.

Il justifie même l'hyperbole qu'il emploie à propos des perles de sueur : « non pas naître, mais jaillir, — oui,jaillir » (notons au passage ce saut dans l'image en gros plan).. »

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