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L'aquarium de Balbec - Marcel Proust, A l'ombre des Jeunes Filles en fleurs

Publié le 29/03/2011

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Et le soir ils ne dînaient pas à l'hôtel où, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec1, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans les remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d'ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu'une vieille dame serbe dont l'appendice buccal est d'un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld. Marcel Proust, A l'ombre des Jeunes Filles en fleurs

Vous présenterez de ce texte un commentaire composé. Vous pourrez par exemple étudier Part de Proust, metteur en scène; montrer comment rythme, cadrage, proximité ou éloignement contribuent à renforcer la satire sociale.

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« c'est-à-dire spécialiste des poissons, bien avant d'avoir été nommé, puisque dès la quatrième ligne la salle à mangerde l'hôtel de Balbec était devenue un aquarium, puisque le monde solide était devenu liquide (les « remous d'or » dela lumière), puisque les riches dîneurs s'étaient mués en « bêtes merveilleuses».

Le propre de l'écrivain en effet c'estde produire des métaphores : sa présence est visible à la soudaine métamorphose des choses.

Dans le texte, sonapparition au moins suggérée sert à dévoiler le mécanisme de l'écriture proustienne, qui est justement de procéderpar métaphores.

Avec lui se réalise la transformation définitive du paysage mondain (la salle à manger d'un hôtel) enpaysage marin, car sa manière de voir le monde, au lieu d'être directe — comme le serait par exemple celle d'un despêcheurs de Balbec — est indirecte : mais pourquoi ce détour et quel est le sens de cette métamorphose? 2) La métaphore Par un artifice de son regard, l'écrivain transpose une réalité en une autre.

C'est ainsi que la salle à manger del'hôtel devient aquarium et que les dîneurs se font poissons et mollusques étranges.

Par une sorte de « nappage »3,c'est tout le réel qui se trouve magiquement métamorphosé, au point que les mots qui servent à indiquer lacomparaison (comme, de même, semblable à) disparaissent à la fin du texte : les femmes ne sont plus « comme » devieux monstres, elles sont de vieux monstres et s'animalisent progressivement.

Au lieu de déguster ou deconsommer, elles « engloutissent » la nourriture (ce qui, pour le grand monde, est en plus un signe de mauvaiseéducation); au lieu d'avoir une bouche, elles sont dotés d'cc un appendice buccal », terme zoologique ou médical,en opposition radicale avec le vocabulaire mondain qui serait de mise pour désigner la bouche féminine, etc.

Enfin lelieu mondain par excellence, le faubourg Saint-Germain, devenant « les eaux douces » par opposition à l'eau de mer,parachève cette transformation.

La transposition zoologique est parfaite : les animaux avaient été décrits dansleurs caractères physiologiques et dans leurs habitudes, les voilà à présent placés dans leur milieu naturel.

Il nereste plus qu'à repérer certaines « espèces », dont les particularités sont remarquables : la grande dame serbe,pour sa manière de manger la salade, comme une La Rochefoucauld, autre espèce rare... Par le biais de cette transmutation, le dîner mondain, arraché à sa raison d'être, arraché au moment du tempsauquel il appartient, détaché des êtres humains qui le peuplaient et l'individualisaient, devient une sorte d'œuvred'art : immobile, éternisée, généralisée.

Car à partir du moment où le regard de l'écrivain a repéré dans le monde quidînait ce soir-là à Balbec des ressemblances avec le monde aquatique, c'est cette image qu'il risque bien de garderde l'aristocratie à table, parce qu'à l'inverse de l'image réelle, toujours variable, la métaphore trouve sa fixité. Et ceci d'autant plus que la fonction de l'image n'est pas esthétique ici, ni ornementale.

Proust n'a pas « inventé »cette comparaison parce qu'il a trouvé qu'elle faisait bien.

Cette métaphore (toute métaphore chez Proust) permetde dépasser les apparences (ce qu'on voit, des gens qui dînent) pour accéder à la vérité des choses.

Et cettevérité est ici d'ordre social et politique : l'aquarium est un espace protégé, stérilisé, artificiel, où les hommes créentun faux monde sous-marin avec de fausses plantes et de faux rochers, pour des poissons, crustacés ou mollusquesfragiles, rares, en voie de disparition.

Ces poissons, ces mollusques (qui sont, en plus, les premiers êtres vivantscomplexes connus sur la terre) ne vivent plus vraiment, ils survivent sous condition.

Enfin ils ne sont plus que desvestiges, incapables de prolonger leur espèce.

L'équivalence, sur le plan social, est claire : l'aristocratie, le «faubourg » sont en voie de décadence et l'ensemble du roman de Proust enregistre cette décadence.

Eux aussi sontemportés par le mouvement de l'histoire, vieilles marquises et barons, fossiles qui s'accrochent à des rites dont lesens est perdu : peu à peu le texte les montre devenus pièces de musée.

C'est pourquoi Proust n'a pas besoin dedéclarations fracassantes sur l'évolution des sociétés, la dégénérescence des grands, etc.

Il lui suffit de passer parl'image pour les uns, alors qu'il ne touche pas aux autres : dehors les pêcheurs, les ouvriers, tout le petit peuple deBalbec est humain, lui, et vivant.

Il ne faut sûrement pas chercher ici trop d'éléments « progressistes » ou «satiriques » : Proust n'est pas un révolutionnaire et la comparaison entre le grand monde et les poissons a sansdoute une autre fonction que d'être une « satire sociale », même si elle est drôle et fait mouche. Pour conclure Si le réalisme consiste à voir et à dire les phénomènes d'évolution, de transformation et de décadence à l'intérieurd'une société, il est sûr que ce texte est réaliste.

Mais, contre le réalisme traditionnel, « qui se contente de donnerdes choses un misérable relevé de lignes et de surfaces », le texte choisit ici d'utiliser la métaphore, moyen privilégiéde saisir le réel, notamment parce qu'elle permet à l'écrivain d'échapper à l'instant pour parvenir à fixer le tempsdans une œuvre d'art. N.B.

Ces propositions de lecture ne sont pas faciles.

Le texte de Proust non plus.

Je suis personnellement incapablede montrer, comme le suggérait le sujet, comment « rythme, cadrage, proximité ou éloignement contribuent àrenforcer la satire sociale ».

D'abord parce que la satire sociale n'existe pas en dehors des « procédés littéraires »qui la font exister; ensuite et surtout parce que je crois que l'étude de ce passage n'est que très partiellement cellede la satire. On m'objectera que des élèves ne peuvent pas faire un commentaire de ce genre.

En effet.

Mais c'est parce qu'enfait ils ne peuvent pas en faire du tout sur un texte comme celui-là.

Tout au plus diront-ils que « c'est drôle » ouque Proust « a bien montré comment les vieilles dames avaient de drôles de mâchoires ».

Ou bien ils tomberont dansle panneau : texte satirique, critique (de gauche, pourquoi pas?) ce qui est tout de même excessif, et de toutefaçon inadéquat.

La question que nous pouvons tous nous poser, élèves et enseignants, mais enseignants d'abord,c'est ce qu'il est possible d'attendre de pareils sujets.

Ce n'est pas vrai pour tous les-commentaires et peut-être yaurait-il quelques précautions à prendre.. »

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