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L'art du mentir vrai : réalisme et mystification

Publié le 30/06/2015

Extrait du document

mentir

Pour tenter d'y voir clair dans ces rapports entre fiction et vérité, on peut, avec G. Genette, distinguer trois types de récit : vraisemblable, arbitraire, motivé'. Le vrai­semblable qui se passe de justification car il répond à l'attente du public, le romancier-philosophe n'en veut pas : il y voit triompher la tyrannie du « jugement public «, les préjugés d'une élite conformiste (cf. ch. 4). De fait, Jacques ne fait aucune place aux récits qui vont de soi. Par exemple, même quand elle récupère les stéréotypes du récit picaresque, l'histoire déconcertante du voyage reste fort peu finalisée. De même, si Diderot met en scène un type romanesque traditionnel (le personnage de la jeune veuve), l'insolite vengeance de Mme de La Pommeraye excède les bornes du vraisemblable : d'où ces commentaires, ces jugements qui la motivent, sans lui retirer sa force de questionnement. En fin de compte, Jacques nous propose-t-il autre chose que des histoires extravagantes, que « la plus folle et la plus gaie des fictions « (p. 70) ? Mais là encore, l'humour de l'auteur joue sur deux registres : arbitraire ou motivation. Parfois le récit nous impose, par une sorte de coup de force, l'histoire incroyable, inacceptable, d'un « original «, individu « sans principes « (p. 73), dont l'extravagance peut seule garantir l'authenticité. Car si la réalité dépasse la fiction, l'extravagance devient un privilège du réel et donc une loi du récit, à l'égal des « détails communs « et des « petites circonstances « dont le « conte historique « tire sa vraisem­blance. D'où, par exemple, cette histoire, absurde et cruelle, de l'emplâtre de Desglands : un oeuf sur un visage, huit duels en chaîne, la mort du rival et celle de la belle veuve (pp. 285-288). Ou encore l'anecdote du chantage aux derniers sacrements, relatée à Jacques par l'étrange Richard, qui vient illustrer la réflexion sur la crainte de la mort, mais

mentir

« 55 Récusant l'illusion venste d'un reCit transparent à son objet (le « dis la chose comme elle est » du maître), Jacques, anti-roman, se place délibérément hors du code idéologique et rhétorique que partagent avec leur public les romanciers à la mode.

Il écarte un romanesque qui n'est que 'mensonge ( « cela aurait pué le Cleveland à infecter », p.

40), mais il concède qu'on ne saurait s'en tenir à « la vérité froide, commune et plate », non élaborée par l'art (p.

40) 2 • Il érige donc en modèle cette vérité artistique (Molière et Richardson, p.

41) qui résulte de la conjonction entre une véracité et un grand style.

Mais comment le récit fictif peut­ il construire sa vérité ? L' « auteur », dans Jacques, répond de façon équivoque : « Il est bien évident que je ne fais point un roman[.

..

}.

Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vente serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable» (p.

15).

Mais, plus loin, il nous révèle que l'écriture narrative est ce jeu mystificateur qui consiste à télescoper vérité et mensonge, à amalgamer des « faits les uns réels, les autres imaginés » (p.

243).

De fait -comme l'ont prouvé les études sur la genèse de Jacques -, Diderot pratique deux démarches : d'une part, comme Richardson, il rend vraisem­ blable une histoire fictive, il déguise son travail d'invention en une sujétion au réel (histoire de Mme de La Pommeraye : « je vous ai dit la chose comme elle s'est passée »,p.

174) ; d'autre part, par un procédé qui lui est propre, il remodèle une histoire vraie pour l'intégrer à la fiction (les histoires narrées par l'auteur, le fiacre renversé, etc.

).

Or, avec ce rapiéçage qui se poursuit pendant des années (cf.

ch.

1), le 1.

Les Deux Amis de Bourbonne, Œ.

r., p.

791.

Il faut ici relire de près la description du rapport auteur-lecteur visé par le roman­ cier : « Il se propose de vous tromper [ ...

] ; il a pour objet la vérité rigoureuse ; il veut être cru », etc.

2.

Ce double refus ne va pas sans ambiguïté.

Par exemple, Diderot ne recule pas devant des scènes d'opération apparemment « communes et plates » (pp.

37-39 et pp.

304-305).

Et telle coïn­ cidence romanesque rejetée avec mépris : le cheval retrouvé (p.

43), est ensuite utilisée sans vergogne (p.

293).

La coïncidence la plus préméditée se fait alors passer pour le déterminisme le plus natu­ rel : l'hôtesse a connu le capitaine, Jacques er son maître ont cour­ tisé la même fille .... »

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