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[L'auto-da-fé] CANDIDE DE VOLTAIRE (lecture analytique du chapitre IV)

Publié le 05/07/2011

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Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler. On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard ; on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation; tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil : huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le 20 san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour, la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable. 

Le texte se situe dans la première partie du roman, au moment où Candide vit des expériences cruelles qui remettent en question son optimisme aveugle. Déçu par l'Europe où il ne rencontre que des horreurs, il décide de partir pour l'Amérique en compagnie de son maître Pangloss. Tous deux prennent le bateau; mais ils font naufrage et débarquent à Lisbonne où, après un terrible tremblement de terre, ils sont condamnés par le tribunal de l'Inquisition pour avoir tenu des propos hérétiques [l'Inquisition était un organisme judiciaire de l'Église chargé de réprimer l'hérésie, c'est-à-dire toute forme de doctrine ou d'opinion contraire au catholicisme]. L'université de Coïmbre, petite ville du Portugal, décide alors, pour remédier aux tremblements de terre, d'organiser un auto-da-fé [cérémonie solennelle où l'on exécutait les hérétiques condamnés par l'Inquisition]. Dans ce passage, Voltaire attaque donc violemment l'Inquisition. Nous étudierons son combat sous trois aspects : la mise en scène, les objectifs, les armes.

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« [Les objectifs]Voltaire insiste d'abord sur l'absurdité de cette cérémonie religieuse.

Elle apparaît comme un acte de superstition quis'appuie sur une raison aberrante : «Le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie,est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler» (l.

5-8).

On retrouve le même illogisme à l'occasion del'arrestation du Biscayen [originaire de la province basque de Biscaye, au nord de l'Espagne] : «On avait enconséquence saisi un Biscayen» (l.

9).

Une fois encore est mis en évidence un faux rapport logique, car il n'existeaucun lien de cause à conséquence entre un tremblement de terre et l'arrestation d'un Biscayen.

Voltaire démonteainsi, avec ce «en conséquence», la logique des pouvoirs absolus qui, pour conforter leur autorité, imposent desraisonnements trompeurs; c'est cet usage pernicieux de la causalité qu'il combat dans Candide, notamment àtravers le discours faussement logique de Pangloss.Voltaire s'attaque aussi au pouvoir arbitraire des inquisiteurs, « qui disposent de la vie des gens pour des raisonsdérisoires.

Ils font saisir «un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère» (l.

9-10); l'Église interdisait le mariageentre «compère» et «commère», autrement dit entre le parrain et la marraine d'un même baptisé.

Le motifd'accusation est plus dérisoire encore avec les «Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard» (l.10-12).

L'abstention de porc est une règle de la religion juive; or les deux accusés, juifs convertis au catholicisme,sont revenus à la religion juive en ne mangeant pas le lard dont ils avaient entouré leur poulet, comme on le faisaitparfois à l'époque.

Cette critique de l'arbitraire culmine avec le motif d'emprisonnement de Pangloss et de Candide,réduit avec humour aux simples verbes «parler» et «écouter» : «On vint lier après le dîner le docteur Pangloss etson disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation» (l.

12-14).

Par unehabile gradation, Voltaire développe la logique de l'arbitraire jusqu'au non-sens.Mais le reproche majeur que Voltaire adresse à l'Inquisition, c'est d'être un organisme qui n'a plus rien à voir avec lafoi ; et la grande habileté de l'auteur est de nous présenter ce qui prétend être une cérémonie religieuse comme unspectacle de carnaval vidé de tout contenu spirituel.

L'expression «donner au peuple un bel auto-da-fé» (l.

4-5)rappelle la vieille formule des empereurs romains : munus dare populo (donner au peuple les jeux du cirque).

Laprocession n'a rien de solennel et se déroule comme une parade grotesque; Voltaire s'attarde sur le détail du san-benito, fait mine d'admirer le «sermon très pathétique» (l.

25) et la «belle musique en faux-bourdon» (l.

25-26)(chant d'église à plusieurs voix), comme un spectateur et nullement comme un fidèle. [Les armes]Voltaire tourne donc en dérision cette mascarade, et pour cela il met au service de son combat l'humour et l'ironiequi sont ses armes favorites.

Pour dénoncer la cruauté des inquisiteurs, Voltaire utilise l'humour noir [il s'agit d'unhumour qui fait sourire par des détails macabres].

L'atrocité du crime dans la phrase : «le spectacle de quelquespersonnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie» (l.

5-7), est soulignée par le contraste comique entre lafamiliarité de l'expression «brûlées à petit feu» et la pompe impliquée par «en grande cérémonie».

Ici pour- tant lesourire de Voltaire est crispé, proche de l'indi(l.gnation.Il a recours aussi au burlesque [genre littéraire qui emploie des termes bas pour traiter des sujets sérieux].«Candide, lit-on, fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait» (l.

26).

Le terme logiquement attendu pour lesupplice est «flagellé», c'est-à-dire battu à coups de fouet; or cette réalité grave devient triviale et risible par ledéplacement de sens que produit le mot «fessé».Enfin, Voltaire use à chaque instant de l'ironie.

Il fait semblant au début du texte d'être d'accord avec sesadversaires et d'adopter leur point de vue : «Les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pourprévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé» (l.

2-5).

L'ironie prend ici la forme del'antiphrase [figure de style qui consiste à employer un mot dans un sens contraire à son sens véritable].

Les mots«sages», «efficace» et «bel», qui sont à prendre dans le sens contraire, impliquent donc la complicité du lecteur : ilperçoit en effet entre eux et la réalité un désaccord qui accentue le scandale de l'Inquisition.Tout le second paragraphe est lui aussi à prendre en un sens ironique.

Voltaire fait mine de justifier l'auto-da-fé parla précision des détails qu'il apporte : motifs des peines, signification des costumes, étapes de la cérémonie.

Danscette optique, nous l'avons vu, la prison se métamorphose plaisamment en «appartements d'une extrême fraîcheur,dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil» (l.

15-17).

Voltaire s'amuse à la désigner par une périphrase[figure de style qui consiste à exprimer en plusieurs mots ce qu'on pourrait exprimer en un seul], et par une énigmeque le lecteur-complice prend plaisir à deviner.La dernière phrase du texte : «Le même jour, la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable» (l.

30- 31),fait concassement écho à la première («Après le tremblement de terre...»).

Par une ironie du sort, bien calculée parl'auteur, se produit précisément la catastrophe contre laquelle on voulait se prémunir. [Conclusion] Voltaire met dans ce passage sa fantaisie au service d'une violente satire de l'Inquisition, par les moyens del'humour et de l'ironie.

Il déteste en effet toute forme de persécution et cette page s'inscrit dans le combatincessant qu'il a mené contre le fanatisme religieux.

Le ton cependant reste toujours, comme dans la première partiedu roman, celui de la gaieté macabre.

Il monte avec allégresse un travestissement qui fait sourire par son grotesqueet ses déformations exagérées, mais qui gagne ainsi plus sûrement l'adhésion du lecteur.Dans l'économie du roman, cette page apporte une nouvelle preuve de l'omniprésence du mal et un démentisupplémentaire à l'optimisme forcené que professe Pangloss.

Peu à peu, en effet, Candide commence à remettre enquestion les leçons de son maître.

Dans le paragraphe qui suit notre texte, il s'écriera : «Si c'est ici le meilleur desmondes possibles, que sont donc les autres?». »

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