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L'AVION BLESSÉ - Henri TROYAT, La Neige en deuil

Publié le 18/05/2010

Extrait du document

(Les héros du roman vont, en plein hiver, à la recherche d'un avion accidenté sur le sommet d'une haute montagne. Après avoir vaincu de nombreuses difficultés, ils aperçoivent l'appareil.) Déchiqueté, rompu, il gisait sur le ventre, dans la neige, telle une bête blessée à mort. Le nez de l'appareil s'était aplati contre un butoir rocheux. L'une des ailes, arrachée, avait dû glisser le long de la pente. L'autre n'était plus qu'un moignon absurde, dressé, sans force, vers le ciel. La queue s'était détachée du corps, comme celle d'un poisson pourri. Deux larges trous béants, ouverts dans le fuselage, livraient à l'air des entrailles de tôles disloquées, de cuirs lacérés et de fers tordus. Une housse de poudre blanche coiffait les parties supérieures de l'épave. Par contraste, les flancs nus et gris, labourés, souillés de traînées d'huile, paraissaient encore plus sales. La neige avait bu l'essence des réservoirs crevés. Des traces d'hémorragie entouraient la carcasse. Le gel tirait la peau des flaques noires. Même mort, l'avion n'était pas chez lui dans la montagne. Tombé du ciel dans une contrée de solitude vierge, il choquait la pensée comme une erreur de calcul des siècles. Au lieu d'avancer dans l'espace, il avait reculé dans le temps. Construit pour aller de Calcutta à Londres, il s'était éloigné du monde d'aujourd'hui pour aboutir à un coin de planète, qui vivait selon une règle vieille de cent mille ans. Henri TROYAT, La Neige en deuil (1952)

Il s'agit d'un sujet très simple : la description d'un avion qui s'est écrasé au sommet d'une montagne. Un auteur pressé pourrait faire l'économie de cette description, qui risque d'être banale, et passer tout de suite aux actions des personnages. Mais deux raisons s'y opposent : d'une part, cet avion est l'objet recherché par les héros, il a donc une importance qui exige un traitement privilégié; d'autre part, comme dans tout roman, le lecteur a besoin, pour bien croire à la réalité des choses, d'une description en bonne et due forme. L'auteur va donc devoir être efficace et, si possible, original.

PREMIÈRE APPROCHE : IMPRESSIONS DOMINANTES

L'impression première que peut éprouver le lecteur qui se laisse conduire par cette description est bien sûr l'impression de réalité. Il y est prêt, et s'il s'interroge hâtivement, en cours de lecture, il aura le sentiment de bien « voir la scène «; il dira même « on a l'impression d'y être «. Il s'ensuit que l'une des recherches de l'explication portera sur les effets de réalisme dans ce texte. Mais on ne saurait réduire le passage à cet aspect. En effet, nous ressentons bien à la lecture que cet avion est plus qu'un simple objet mécanique détruit. L'auteur tente de nous rendre sensible à ce qu'il appelle sa « mort «, comme s'il s'agissait d'un être vivant. Ainsi la personnification de l'appareil et l'évocation de son agonie sont des aspects qui apparaissent majeurs, dès la seconde lecture sinon dès la première : il suffit pour cela de percevoir très vite certains termes clefs, ou encore de sentir en nous-mêmes une vague « pitié « pour le sort de cet avion (sans doute lié à celui de ses passagers).

« derniers termes, devenus techniques, étaient au départ des métaphores (assimilation de l'avion à un animal) : onverra plus loin que la personnification de l'appareil va en quelque sorte leur redonner une valeur métaphorique; pourl'instant, ils appartiennent pourtant au vocabulaire technique de la description.Le troisième effet réaliste (qui comprend le précédent) tient à l'aspect visuel de l'évocation, et dans celle-ci, auchoix de termes forts, crus, en rapport avec l'intensité de la catastrophe.

« Déchiqueté, rompu », « aplati », «arrachée », « larges trous béants », « tôles disloquées, cuirs lacérés », « fers tordus », « nus, gris, labourés,souillés », « poudre blanche/flaques noires» : tous ces adjectifs, accumulés en quelques lignes, produisent untableau tourmenté qui nous fait « voir » la violence du choc subi par l'appareil.Comme nous l'avons souligné plus haut, ce réalisme n'est déjà plus objectif.

Si les termes, pris isolément, nesemblent que traduire la réalité évoquée, l'insistance avec laquelle ils sont rassemblés produit un effet expressif: onpasse du mot au champ lexical, du constat de l'accident à une peinture de la destruction.

On peut même déceler, iciou là, des effets sonores dans le style : effet allitératif pour souligner l'élan brisé de l'aile réduite à un moignon «dressé, sans force, vers le ciel »; effet rythmique de certains membres de phrases (extension due à unredoublement d'adjectifs : « deux larges trous béants» — l'élargissement syllabique qui en résulte correspond à l'idéeexprimée; rythme ternaire pour produire un effet d'accumulation: « entrailles de tôles disloquées, de cuirs lacérés etde fers tordus »).La personnification de l'avionLe réalisme est ainsi le premier effet expressif du texte.

Il faut d'abord faire croire à la réalité décrite : à partir de làpeuvent être produits les autres effets.

Le principal est ici celui de la personnification de l'appareil.

En lui prêtant uncorps, en en parlant comme d'un animal qui vient de mourir, l'auteur nous rend sensible au « drame » de l'avion.Recensons les termes qui traduisent cette personnification : — il gisait — comme celle d'un poisson— sur le ventre — des entrailles— telle une bête blessée à mort — les flancs nus— le nez — des traces d'hémorragie— l'une des ailes — la carcasse— un moignon — la peau — la queue s'était détachée du corps — même mortDeux remarques peuvent être faites sur ce réseau lexical de la personnification :• Certaines images sont des métaphores (comparaisons implicites) : « il gisait sur le ventre », « un moignon absurde», « des entrailles », « des traces d'hémorragie », « la carcasse », « même mort »; l'avion est un corps d'animal.D'autres sont des comparaisons classiques : « telle une bête blessée à mort », « comme celle d'un poisson pourri ».Mais cette distinction, sur le plan de l'expressivité, ne joue pas vraiment : l'ensemble des images concourt à traiterl'appareil comme un être vivant qui vient de mourir. • La personnification est surtout ici une animalisation.

Quelques termes sont applicables à l'être humain (le nez, leventre, un moignon, les entrailles, l'hémorragie, la mort); mais les autres obligent à penser à un animal (la queue, lesailes, les flancs, la carcasse).

Mais là encore, cela n'est pas d'une importance déterminante : dans le grand jeu desmétaphores, le va-et-vient entre le vocabulaire humain appliqué aux animaux et le vocabulaire animal appliqué auxêtres humains est incessant.

Ce qui compte, c'est la qualité d'être vivant conférée à l'avion : elle suffit à réveiller lasympathie, la compassion naturelle du bipède humain (fût-il lecteur) pour tout ce qui semble appartenir au règneanimal.Or, dans ce texte, la réalité « vivante » de l'avion nous touche surtout parce qu'il vient de mourir.

Paradoxalement,l'avion n'est animé que pour être montré inanimé.

La personnification ne sert pas à lui donner une âme ou unevolonté, mais seulement un corps, et un corps mort.

La plupart des termes que nous avons relevés appartiennentd'ailleurs au champ lexical de la blessure et de la mort.

On pourrait même préciser qu'il semble y avoir uneprogression : l'animal « blessé à mort» au début du texte (avec l'emploi de termes évoquant la violence de lacatastrophe, ce qui rappelle la vie) paraît de plus en plus pétrifié, gelé, au fil de l'évocation.

La neige qui recouvreles parties supérieures de l'épave, assimilée à « une housse de poudre blanche », semble même faire office de linceulnaturel.

C'est donc pour apparaître comme pleinement mort que l'avion semble avoir été comparé à un être vivant.On peut bien sûr compléter les raisons qui expliquent cette personnification de l'appareil.

Si Troyat veut émouvoir lelecteur, il veut aussi montrer l'appareil du point de vue des protagonistes du roman qui, les premiers, sont supposésdécouvrir, dans la stupéfaction, l'état de cette carcasse.

Ce qui arrive à l'avion annonce ce qui a dû arriver à sesoccupants : il est donc personnifié aussi dansHenri Troyat / 85la mesure où il symbolise le sort des humains qu'il transportait.Cela dit, dans ce paragraphe, l'avion est d'abord décrit pour lui-même.

La fin du texte nous le confirme en opposantl'appareil à la montagne environnante.

De ce point de vue, la personnification de l'avion obéit aussi à un effetesthétique : produire un beau contraste qui va valoriser, l'un par l'autre, l'appareil et la contrée où celui-ci esttombé. Un contraste calculé. »

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