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Le laquais érudit

Publié le 02/08/2014

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Livre III, Folio (Gallimard) pp. 136-138

À Turin, Jean Jacques devient valet au service du comte de Gouvon. Il est secrète¬ment amoureux de Mlle de Breil, petite-fille du comte, mais la distance sociale l'em¬pêche de faire connaître ses sentiments.

J'aimais à voir Mlle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui mar-quaient cle l'esprit, du sens, de l'honnêteté: mon ambition, bornée au plaisir de la servir, n'allait point au-delà de mes droits. À table j'étais attentif à cher¬cher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise,

5 à l'instant on m'y voyait établi : hors de là je me tenais vis-à-vis d'elle; je cher 

chais dans ses yeux ce qu'elle allait demander, j'épiais le moment de changer son assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignât m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot. Mais point : j'avais la mor¬tification d'être nul pour elle ; elle ne s'apercevait pas même que j'étais là.

10 Cependant, son frère, qui m'adressait quelquefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d'oeil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain, l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en profitai. On donnait ce jour-là un grand dîner,

15 où, pour la première fois, je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hô-tel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapisserie avec les armoiries: Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une

20 faute d'orthographe, et dit qu'au mot finit il ne fallait point de t.

Le vieux comte de Gouvon allait répondre; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire: il m'ordonna d' e parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop, que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du nom feras, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe,

25 il blesse; qu'ainsi la devise ne nie paraissait pas dire: Tel menace, mais tel frappe qui ne tue pas.

Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de Mlle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédai 

30 gneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier ; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, niais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces

35 moments trop rares qui replacent les choses clans leur ordre naturel, et ven-gent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, Mlle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria, d'un ton de voix aussi timide qu'affable, de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre ;

 

mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le 40 verre, je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et Mlle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux.

(COMMENTAIRE)

Enjeu: la reconnaissance du mérite personnel,

le succès à distance d'un amant

Jean-Jacques passe de la position médiocre d'un laquais à celle d'un homme que son savoir fait triompher. La scène, remarquable par sa concentration dans le temps et l'espace, est riche d'enjeux politiques et sociaux puisqu'elle consacre la supériorité (éphémère) du mérite person¬nel sur les privilèges hérités. C'est aussi une scène de séduction entre un valet qui n'ose montrer son désir, et une jeune aristocrate; elle se déroule comme un vrai roman d'amour, lui aussi condensé dans la durée.

« mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le 40 verre,je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et 1nême sur elle.

Son frère nie demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort.

Cette question ne servit pas à me rassurer, et Mlle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux.

(COMMENTAIRE) Enjeu: la reconnaissance du mérite personnel, le succès à distance d'un amant .Jean·:Jacques passe de la position médiocre d'un laquais à celle d'un homme que son savoir fait triompher.

La scène, remarquable par sa concentration dans le temps et l'espace, est riche d'enjeux politiques et sociaux puisqu'elle consacre la supériorité (éphémère) du mérite person­ nel sur les privilèges hérités.

C'est aussi une scène de séduction entre un valet qui n'ose montrer son désir, et une jeune aristocrate; elle se déroule comn1e un vrai roman d'amour, lui aussi condensé dans la durée.

0 Un concours de circonstances heureux Le récit se déroule en un lieu unique, autour de la table du comte de Gouvon.

I.e temps est celui, répétitif, des repas.

Mais le récit fait apparaître une succession de hasards heureux, d'occasions propices àjean:Jacques.

Un enchaînement favorable des circonstances.

l.a situation initiale est décrite comme bloquée (les imparfaits décrivent une durée sans limites précises).

l,'intervention du frère de Mlle de Breil marque une rupture, signalée par la coordination ("Cependant") et le passé simple («je lui fis" - événement ponctuel dans le passé).

Cette opportunité pour Jean:Jacques de se mettre en valeur est suivie d'une autre: le narrateur anticipe sur la suite du récit pour bien montrer l'accumulation de circonstances heu­ reuses dans un laps de temps court ( ,,]1 /endemain, l'occasion se présenta ...

»).

Dans le déroulement même du "grand dîner» (grand, au sens d'important, annonce quelque chose d'exceptionnel), le hasard est du côté de Jean­ Jacques («Par hasard.,, 1.

16, est mis en relief comme attaque de la phrase); et si un élén1ent de suspens vient dramatiser le récit ( ((Le vieux comte de r;ouvon allait répondre ...

»), c'est pour souligner que l'opportunité de briller, sur le point d'être perdue, est sauvée par un coup d'œil inespéré ("ayant jeté les yeux sur moi, il vit,,).

Tout se passe comme si les protagonistes (le frère, le vieux comte) étaient les instruments d'un sort bienheureux qui aurait élu Jean:Jacques.

Le fait est remarquable car d'ordinaire les Confessions décrivent la vie de Rousseau comme réglée par la fatalité ("les 162 _ ....

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