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Le portrait de Vautrin («Entre ces deux personnages... au dessert», pp. 37-38) - Le père Goriot de Balzac

Publié le 17/01/2022

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Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, homme de quarante ans, à favoris peints, servait de transition. Il était un de ces gens dont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard ! Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d'un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal, il l'avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : «Ça me connaît.» Il connaissait tout d'ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l'étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu'un se plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services. Il avait prêté plusieurs fois de l'argent à madame Vauquer et à quelques pensionnaires ; mais ses obligés seraient morts plutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein de résolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d'une position équivoque. Comme un juge sévère, son oeil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. Ses moeurs consistaient à sortir après le déjeuner, à revenir pour dîner, à décamper pour toute la soirée, et à rentrer vers minuit, à l'aide d'un passe-partout que lui avait confié madame Vauquer. Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi était-il au mieux avec la veuve, qu'il appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu comprise ! La bonne femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longs pour presser cette pesante circonférence. Un trait de son caractère était de payer généreusement quinze francs par mois pour le gloria qu'il prenait au dessert. [La partie commentée s'arrête ici ; la suite est proposée pour une réflexion personnelle.] Des gens moins superficiels que ne l'étaient ces jeunes gens emportés par les tourbillons de la vie parisienne, ou ces vieillards indifférents à ce qui ne les touchait pas directement, ne se seraient pas arrêtés à l'impression douteuse que leur causait Vautrin. Il savait ou devinait les affaires de ceux qui l'entouraient, tandis que nul ne pouvait pénétrer ni ses pensées ni ses occupations. Quoiqu'il eût jeté son apparente bonhomie, sa constante complaisance et sa gaieté comme une barrière entre les autres et lui, souvent il laissait percer l'épouvantable profondeur de son caractère. Souvent une boutade digne de Juvénal, et par laquelle il semblait se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre d'inconséquence avec elle-même, devait faire supposer qu'il gardait rancune à l'état social, et qu'il y avait au fond de sa vie un mystère soigneusement enfoui.

« plénitude de la maturité, en contraste avec Eugène et Victorine, qui sont de tendres jeunes gens, presque desadolescents, et avec Poiret et Goriot, tous deux sur le déclin de l'âge.

Le recours à une formule populaire, «unfameux gaillard», plus expressive qu'une longue phrase, et placée en exergue à l'orée de la description physique,manifeste en peu de mots la vigueur, la prestance, l'audace. Les aspects les plus révélateurs sont énumérés avec simplicité, en compléments directs du verbe «Il avait», à savoir«les épaules larges...

le buste...

les muscles...

des mains épaisses».

La description rebondit ensuite sur «sa figure,rayée» et «sa voix de basse-taille» (une voix intermédiaire entre le baryton et la basse).

Donc un choix et une miseen ordre ; mais comment en serait-il autrement ? Le narrateur ne doit-il pas toujours choisir dans un réelinépuisable, et mettre en ordre pour être clair ? On remarquera surtout la caractérisation des mains, redoutablescomme des outils de combat, «des mains épaisses, carrées».

L'impression va jusqu'à un léger écœurement, unerépugnance à cause de ces «bouquets de poils touffus et d'un roux ardent», qui sont une marque de brutalitéanimale. Dans la physionomie, on interprétera correctement ce signe apparent, les rides : «sa figure rayée par des ridesprématurées...» ; elles ne traduisent pas l'usure de l'âge, mais constituent la marque d'une vie intense, singulière,assez forte pour avoir laissé des traces ; en somme, une face burinée de grand navigateur de la vie. Les domaines de l'expérience Vautrin est également un homme qui a su tirer parti de ses innombrables expériences. Son habileté.

L'exemple de la dextérité manuelle, la remise en état des serrures, a été visiblement choisi en fonctionde sa valeur prémonitoire très évidente.

Le rythme enlevé de la phrase, construite en juxtaposition de participespassés, marque bien l'agilité dans la manipulation : «Si quelque serrure allait mal, il l'avait bientôt démontée,rafistolée, huilée, limée, remontée...» Au-delà du mouvement des mains, ces mains redoutables que l'on voit enaction, on sent l'efficacité d'un homme qui règle vite les problèmes, qui tranche, agit et va de l'avant dans leconcret et dans la vie. Le champ de son savoir est très large ; l'expérience, tel est sans doute le trait dominant d'un personnage qui abourlingué.

Beaucoup de naturel dans la succession des traits avec ce «Il connaissait tout d'ailleurs», qui enchaînesur un propos habituel à Vautrin, «Ça me connaît».

Ensuite le portrait avance avec une vivacité spontanée,construit sur une énumération en cascade de substantifs pour marquer la multiplicité de ses informations : «lesvaisseaux, la mer, la France, l'étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons.» Essayons de classer les divers registres de cette si diverse expérience : - d'abord, on regroupe «les vaisseaux, lamer, la France, l'étranger» : ces termes marquent le mouvement, Vautrin n'est pas un sédentaire, il connaît lespays, il a couru le monde, il a mené une vie aventureuse ; - ensuite, on rapproche «les affaires, les hommes, les événements» : ce n'est pas un contemplatif, ni un hommed'étude, mais un praticien, il a été mêlé aux choses et aux gens, en acteur fortement impliqué ; - enfin, on réunit «les lois, les hôtels et les prisons» : ici apparaît son originalité, il a réfléchi à l'ordre social, il a euaffaire avec la loi ; il a vécu en itinérant, sans domicile permanent, et peut-être a-t-il connu la prison. Le regard Le regard est analysé comme une voie d'accès vers l'âme ; on déchiffre l'homme Vautrin en lisant dans ses yeux, oùl'on perçoit deux choses : La détermination, la fermeté du caractère : «un certain regard profond plein de résolution».

L'impression estconfirmée par une observation annexe qui marque chez le narrateur le souci du détail pour faire vrai : «A la manièredont il lançait un jet de salive, il annonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant uncrime...» L'imputation paraît un peu aventureuse, établie sur un indice aussi minime.

Mais le narrateur est fort bieninformé de la suite et il nous livre une piste de lecture. Son pouvoir scrutateur, sa pénétration, sa perspicacité : «son œil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments», au fonddes choses et des gens.

Le regard constitue pour Vautrin un moyen privilégié d'investigation des êtres ; il devineraaisément Rastignac.

Observateur attentif, il eût fait un bon romancier, s'il eût été moins homme d'action. Les contrastes du personnage Ce portrait nous est donné comme une énigme à déchiffrer, il contient des indices par lesquels le narrateur préparele dévoilement futur du personnage. Les indices révélateurs sont manifestes si l'on relit le portrait à la lumière de ce que l'on apprendra plus tard surVautrin, de son vrai nom Jacques Collin, bagnard évadé travesti en bourgeois inoffensif : premier signe d'un possible. »

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