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LE STYLE DANS PÊCHEUR D'ISLANDE

Publié le 21/03/2011

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   Le secret de son style échappait à Loti lui-même. C'était un don qu'il n'avait ni le goût ni le moyen d'expliquer. Sollicité d'enrichir d'une pensée un album d'autographes, il avait formulé cette sentence péremptoire : « On écrit comme on peut «. Dès sa « prime jeunesse « il avait écrit, et comme il pouvait. Il pouvait beaucoup. Le génie avait précédé en lui le métier. Mais est-ce une explication ? Edmond Scherer a posé la vraie question : « Loti, en généra], reste pour moi un problème. Comment fait-on pour écrire ainsi quand on n'est pas du métier, et pourquoi, si l'on est du métier, devient-il impossible d'écrire ainsi ? « M. Paul Bourget a tenté une réponse : « A l'étudier de près, cet art qui semble si raffiné, presque si subtil, on découvre que sa première vertu est son indiscutable caractère de naturel et de simplicité. Cet écrivain d'une délicatesse douloureusement rare ne fait pourtant que noter la parole intérieure qui se prononce en lui au contact des choses. Un sûr instinct semble lui révéler que cette vérité est la condition même de son génie «. Rien n'est plus vrai, mais le secret d'un génie qui se ramène à l'instinct reste impénétrable et il faut en revenir à la sentence de Pierre Loti, orgueilleuse ou modeste, mais décisive : « On écrit comme on peut «.

« selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient.

Pendant deux ou trois minutes, les vagissements del'abîme et ceux du vent étaient confondus ; l'instant d'après on distinguait le détaler du navire, le sifflement desrécifs, la voix de la lame lointaine...

Au milieu de ce fracas, rien n'était aussi charmant qu'un certain murmure sourd,pareil à celui d'un vase qui se remplit.

» Ainsi « prise à la source et toute pure », pour employer les expressions de Sainte-Beuve sur un autre passage deChateaubriand, l'impression directe est celle d'un grand paysagiste.

Avant cette description, qui efface celle de Paulet Virginie comme un tableau l'emporte sur une pâle et fade esquisse, les agitations de la Mer courroucée n'avaientpas trouvé leur peintre dans la littérature française.

Chateaubriand, du premier coup, fait un chef d'œuvre, qui adeux versions, dont la seconde tantôt atténue et tantôt renforce la première.

Elles ont l'une et l'autre ce traitcommun de prendre et de rendre sans métaphore la couleur, la vraie couleur des choses.

Pour tout dire d'un motplus précis, elles sont réalistes, sacrifiant la convention traditionnelle à l'expression, exacte jusqu'à la brutalité, de lanature.

Il y a dans les Natchez d'autres pages de cette vigueur.

Pierre Loti s'en est inspiré.

Il avait lu Chateaubriandet ces Natchez démodés, mais trop oubliés, aujourd'hui, avaient fait sur ses dix-huit ans une forte impression.

Il neleur doit rien pour le mouvement et pour le rythme, si personnels de son style, mais il leur a emprunté cetteprécision des termes dont, au XVIIe siècle, seul Bossuet, peut-être, avait donné l'exemple dans ses premiersSermons. La tempête des Natchez n'occupe dans le roman que deux pages.

Celle des Travailleurs de la Mer, qui dure vingtheures, se développe dans un livre entier (La Lutte, IIe partie, IIIe) et ne tient pas moins de trois chapitres.

C'estdu meilleur Hugo, et aussi du pire, avec de belles images, des scènes grandioses et un dénombrement des ventsdevant lequel « Homère reculerait », mais devant lequel Victor Hugo ne recule pas.

Le style a des magnificences etdes trivialités, des éclairs et des ombres, des « convulsions », et des « débordements », des « soubresauts » et des« rejaillissements ».

Il ne raconte pas, il imite.

Il y a en lui tous les bruits de la mer déchaînée.

Il y a toutes sescouleurs : « Le ciel, qui de bleu était devenu blanc, était de blanc devenu gris.

On eût dit une grande ardoise.

Lamer, dessous, terne et plombée, était une autre ardoise énorme... « Sur l'horizon pesait et s'étendait une bande de brouillard couleur cendre, et au zénith, une bande couleur plomb ;des guenilles livides pendaient des nuages d'en haut sur les brouillards d'en bas.

Tout le fond, qui était le mur desnuages, était blafard, laiteux, terreux, morne, indescriptible.

Une mince nuée blanchâtre, transversale, arrivée on nesait d'où, coupait obliquement, du nord au sud, la haute muraille sombre.

Une des extrémités de cette nuée traînaitd ,ns la mer.

Au point où elle touchait la confusion des vagues, on apercevait dans l'obscurité un étouffe ment devapeur rouge.

Au-dessous de la longue nuée pâle, de petits nuages, très bas, volaient en sens inverse les uns desautres comme s'ils ne savaient que devenir..

» Celui qui a écrit ces lignes, pour parler son langage, savait voir.

Il y a dans cette tempête des « choses vues », —vues du rivage, — qui sont très belles.

Mais son œil et son style étaient affectés du même formidablegrossissement.

Et de plus, il savait trop de choses, ayant lu trop de dictionnaires, et s'appuyant, au cours de sadescription, sur Volta, Lémery, Stevenson, Thomas Fuller et Piddington.

Il était astronome et météorologue.

«L'ouragan est génie », disait-il, et son génie, doué d'une imagination prodigieuse, ajoutait à la tempête réelle qu'ilavait observée, tous les déchaînements d'un orage idéal.

Tel que l'orage, « il prodiguait l'inépuisable », sans répit,sans interruption, sans trêve.

Paul de Saint-Victor, dont l'admiration n'était jamais essoufflée, disait : « On n'ajamais plus exactement décrit une tempête ; jamais on ne l'a plus grandement rêvée » et aussi : « Qu'on se figure lerapport d'un météorologue écrit dans le style de l'Apocalypse ».

Est-ce un éloge ?... Avec Pierre Loti, on sort du rêve pour rentrer dans la réalité et la tempête de Pêcheur d'Islande, vue sur mer, estterrible, horrible même, comme celle de la Durande, mais sa vérité, à laquelle la nature suffit, donne au style sacouleur, son ton, son accent.

Ces dix pages sont du meilleur Loti, et quand Loti est lui-même, personne ne l'égaledans l'art de la description.

Personne, pas même Chateaubriand.

La tempête des Natchez est une peinture dechevalet ; celle de Pêcheur d'Islande est une vaste fresque.

Il y a dans les lignes qui annoncent la première un peude déclamation philosophique : la seconde s'annonce tout de suite par l'aspect du ciel et par la couleur du soleil.Rien n'est plus direct et plus naturel.

Ni réflexion personnelle, ni prétention littéraire ; la mer prise sur le vif par desyeux qui ont su voir la mer et ne voir qu'elle.

Aucune emphase.

« Il faisait trop beau depuis quelques jours, celadevait finir...

Cela soufflait toujours plus fort, faisant frissonner les hommes et les navires...

Le bruit aigre de toutcela...

Dans quel but tout cela ?...

Quel mystère de destruction aveugle !...

Mais cela grossissait toujours ! Cela,c'était le vent...

Toujours cela grossissait...

A la longue pourtant, cela devenait une extrême fatigue...

» J'ai réuniet souligné ces cela, qui donnent à un pauvre pronom si vague et si terne l'accent d'un leitmotiv, nuancé par sarépétition même, dans l'ample et déchirante symphonie du vent et de l'eau, des nuages et des lames.

A mesure quele vent détale, les grosses levées de houle courent après lui, et la Marie suit, rattrapée et dépassée par les lames,auxquelles elle échappe au moyen d'un sillage habile.

Toute cette « folie de mouvement » et de bruit, cette lutte etcette fuite sont rendues avec une intensité prodigieuse (ce mot revient toujours sous la plume quand on lit du Loti).Le miracle, son miracle, est qu'il recourt aux moyens les plus simples, à des expressions presque banales, à descomparaisons presque Vulgaires pour nous donner le grand frisson où l'horreur et la pitié se confondent dans uneadmiration toujours grandissante.

Prenez cette phrase de cinq lignes ; c'est un tableau et c'est un orchestre : « Leslames, encore petites, se mettaient à courir les unes après les autres, à se grouper ; elles s'étaient marbréesd'abord d'une écume blanche, qui s'étalait dessus en bavures ; ensuite, avec un grésillement, il en sortait desfumées ; on eût dit que ça cuisait, que ça brûlait, — et le bruit aigre de tout cela augmentait de minute en minute.» Prenez tous les mots : il n'y en a pas un qui ne soit à sa place, et qui ne colore ou n'anime ce moment de latempête.

Sautez huit lignes : «...

Cà et là, dans les creux de lames, des voiles surgissaient, pauvres petites choses. »

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