Leçon sur Othello
Publié le 07/05/2023
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«
Leçon sur Othello (par A.
VOUSARIS)
1
1.
Introduction.
Sources d’Othello.
Les références renvoient à l'édition et traduction en vers d’Yves Bonnefoy (coll.
Folio
Théâtre, n° 70).
Pour une certaine commodité, la traduction en prose de François-Victor
Hugo est aussi utilisée (disponible ici).
Nous modifions, le cas échéant, l’une et l’autre.
Joué pour la première fois le 1er novembre 1604 et publié en 1622, La tragédie
d’Othello, Le More de Venise est la pièce tragique la plus « domestique » de William
Shakespeare (1564-1616), celle aussi dont l’action exclut toute intrigue secondaire, tout
comme celle de Macbeth qui allait suivre trois ou quatre ans après.
Mais contrairement à
cette dernière qui est dominée par les prophéties des sorcières dès la première scène, ou
bien évidement Hamlet (quand le 16e s.
bascule dans le 17e), hanté par le fantôme du roi
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et père assassiné, Othello est la tragédie la plus séculière du « grand Willy » (comme
l’appellent les anglais), la plus « laïque » : la transcendance n’est jamais présente au
premier plan.
Notre œuvre a pour thème l’amour entre deux époux qui sera ravagé par les
convulsions de la jalousie (ce « monstre aux yeux verts », dit Iago, III, 3, p.
255) qui vient
dévaster un admirable militaire, âme oh combien noble mais à l’esprit trop crédule, qui
n’a jamais connu que la guerre et qui, donc, « n’[a] en rien des faciles manières des gens
des villes ».
Notamment de cette République de Venise qui achète ses services pour
mener la guerre contre les « infidèles » mais le rejette et le honnit quand il rêve de s’y
intégrer à la faveur d’un amour pur et sincère : celui qui lui accorda librement la très
jeune Desdémone, fille d'un Magnifico de la Sérénissime1.
Fragilisé par son statut d'étranger, parce qu’Othello n’est pas d’« ici », parce qu’il
est noir et né musulman (dans l’Afrique du Nord ?), parce que son « baptême » chrétien
pouvait être de façade, notre héros sera au centre d’un complot qui vise à saper les
fondations les plus profondes de sa « noblesse » d’âme (« my perfect soul », I, II, p.
95), à
lui faire « perdre tout son jugement » pour qu’il jette « comme le pauvre Indien de la
légende, à tout venant, la perle qui valait plus que tout au monde » (V, II, p.
479) : sa
jeune épouse.
Celle sans laquelle, avait-il, dit dans une bouffé d’angoisse, « le chaos
revient dans son âme » (III, III, 247).
Et qu’il croira coupable d’adultère, oh combien à
tort !
A l’origine de ce complot, le personnage le plus insondable de la création
shakespearienne : le « haineux » Iago, l’enseigne d’Othello et dont la réputation est,
pourtant, celle d’un « honnête » homme.
La tragédie emprunte les éléments principaux de son intrigue à une nouvelle
italienne du XVIe siècle parue à Venise en 1565 dans De gli Ecatommiti de Giambattista
Giraldi Cinthio (ou « Cinzio », que l’auteur avait ajouté à son nom, 1504-1573).
Il s’agit
de « L'Histoire de Disdemone de Venise et du Capitaine Maure », septième nouvelle de la
troisième décade d'un recueil construit (comme le titre le dit : cent mythes/histoires)
sur le modèle du Décaméron de Boccace.
Mais d'une histoire de meurtre certes
sensationnelle mais qui en reste au statut du fait divers, Shakespeare fait une tragédie de
l'amour passionnel d'une intensité exceptionnelle, où l'assassinat de la femme aimée
prend valeur de rite sacrificiel.
Une fois de plus, partant d’une source qu’on aurait
oubliée sans le génie qu'il dépense pour la transformer, Shakespeare nous livre un de
ses chefs-d’œuvre !
1.
Magnifico, titre honorifique donné à certains princes ou hauts personnages dans la République de
Venise.
La sérénissime, la république de Venise.
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a/ Les modifications apportées par Shakespeare.
Qu'il s'agisse de tragédie ou de comédie, de féerie ou de romance, Shakespeare
prend de grandes libertés avec ses sources.
L'ampleur des modifications apportées à
l'œuvre de Cinthio est considérable.
Outre les noms qu’il attribue aux personnages car seule Desdémone (ici
Disdemone, au nom oh combien significatif) est nommée chez Cinthio (Othello y est, tout
simplement, Le More, Iago est l’« enseigne », Michel Cassio le « caporal », Emilia est tout
simplement la femme italienne de l’enseigne), notons quelques-unes seulement parmi
les plus significatives :
•
Les motivations d’Iago.
Chez Cinzio, Iago veut « tout simplement » se venger de
Disdemone qui se refuse à ses avances et c’est elle que vise son complot – Othello
devenant un simple instrument.
Il en va tout autrement chez Shakespeare.
Aucun
désir chez Iago pour Desdémone, dont il sait par ailleurs qu’il ne peut atteindre
l’esprit solide.
Sa haine va vers Othello.
Iago évoque certes quelques « raisons »
de sa haine : Othello l’a délégué à un rang inférieur à sa valeur en lui préférant
comme lieutenant Michel Cassio, « un Florentin », « un grand calculateur » (« a
great arithmetician »), à en croire Iago, qui n’a jamais mené de guerre, qui ne
connaît l’art militaire autrement que dans les livres (« unless the bookish
theorie », I, I, p.
75).
Il voudrait aussi détruire Othello se fiant à une rumeur que
rien ne justifie : « Je hais le More, et la rumeur prétend qu’entre mes draps il a
rempli mon office.
Je ne sais si c’est vrai, mais en telle matière j’agirai comme si le
soupçon était certitude » (I, III, p.
143 ; aussi p.
179).
La question des motifs de Iago a fait couler beaucoup d’encre et nous pensons à
cette profonde pensée de Samuel Coleridge parlant de lui dans ses commentaires sur
Othello : « a motive-hunting of a motiveless malignity ».
Tellement elle semble
immotivée, gratuite.
Serait-il ontologiquement haineux, voire jaloux de ce qui est beau, de l’harmonie
de l’amour, d’une musique que ses oreilles ne peuvent supporter ? Sur le port de Chypre,
lorsque Othello arrive victorieux (encore que dans des circonstances particulières dont
Shakespeare est l’inventeur et qui signent la fin d’une vie d’épopée en vue d’un bonheur
domestique), nous assisons à une scène où le couple dit, publiquement, son amour avant
de le sceller par plusieurs baisers.
C’est alors que Iago dit dans un aparté :
Oh, maintenant vous êtes toute harmonie,
Mais, par ma foi d’honnête homme, cette musique,
Je vais en détendre les cordes (II, I, p.
173).
Pour le Iago de Shakespeare, seule la maîtrise des événements donnera sens à sa
vie, mais il faut que ce soit son sens, celui du néant :
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« Plaisir et action (« pleasure and action ») font paraître les heures
courtes » (II, III, p.
223).
Puis, n’est-ce pas encore Iago qui dit que « la beauté au quotidien de Cassio [le]
rend laid » ? (« He has a daily beaty in his life that makes me ungly », V, I, p.
411).
•
La disgrâce de Cassio.
Chez Shakespeare c’est Iago qui, par son suppôt Roderigo,
planifie et provoque en coulisses la rixe qui fera tomber en disgrâce Cassio
surtout qu’elle intervient au moment où, loin des regards, Othello et Desdémone
se livrent à leurs passionnées étreintes.
Rien de tel chez Cinthio, où Cassio tombe
en disgrâce par son seul fait (« Bientôt après, le More priva le caporal de son
degré, pource qu'il avoit mis la main à l'épée, en garde, contre un soldat, et l'avoit
fort blessé »).
•
•
Le mouchoir.
Chez Cinthio, il ne
s’agit que d’un objet qui « prouve »
l’adultère,
l’infidélité
de
Disdemone, un objet de toilette qui
n’a d’autre mérite que d’être
« travaillé à la moresque » : un
pannicello lavorato alla moresca.
Chez Shakespeare, ce mouchoir est
tout un symbole.
Il s’agit d’un vrai
« totem » pour Othello que sa mère
lui a légué dans son lit de mort et
qu’elle-même
détenait
d’une
sibylle
égyptienne
(« une
magicienne ») qui « l’assura qu’elle
serait désirable et ferait de son
mari [père d’Othello] son servant
fidèle tant qu’elle aurait ce
mouchoir.
» (III, 4, p.
301).
Nous
verrons plus loin l’autre volet de la
« prophétie », mais on comprend
tout de suite que le mouchoir
devient ici la porte d’entrée
subitement ouverte à une sorte de
sortilège ! De plus, la mise en
intrigue de Shakespeare a la fâcheuse conséquence de faire de la si fidèle Emilia,
épouse d'Iago, un chaînon essentiel de la catastrophe finale ; elle le paiera de sa
propre vie.
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•
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La fille d'Iago et d’Emilia.
C’est à l’occasion de cette subtilisation du mouchoir
(très rapide ici) que l’on apprend qu’Iago et Emilia ont une fille (de trois ans)
avec laquelle Disdemone jouait souvent allant chez eux.
Voici l’extrait de Cinthio :
Certes, les circonstances tout autres de ce larcin dans Othello rendaient cette
enfant sans emploi et....
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