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LES BESTIAIRES MÉDIÉVAUX EN LITTERATURE

Publié le 18/11/2018

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BESTIAIRES MÉDIÉVAUX. Le bestiaire sculpté des églises romanes, les représentations animales souvent fantastiques des grandes lettres ornées dans les manuscrits médiévaux sont sans doute bien mieux connus du public que la tradition textuelle qu’ils illustrent, et qui pourtant seule leur donne un sens : les bestiaires latins et romans, qui ont propagé, de la fin de l'Antiquité à l’aube de la Renaissance, un légendaire animal dont le rôle était de servir de support symbolique à un enseignement théologique et moral élémentaire, énonçant les vérités de la foi et les multiples figures du bien et du mal. Diverses traditions naturalistes antiques ont convergé pour constituer une somme de savoir pseudoscientifique décrivant des animaux parfois réels, mais le plus souvent mythiques : de cette compilation, peut-être due à celui que les textes désignent du nom de Physiolo-gus, « le naturaliste », un auteur chrétien anonyme a retenu certaines descriptions propres à illustrer métaphoriquement une exégèse rudimentaire. Ce premier Physiologus grec, considéré en général comme une œuvre alexandrine du IIe siècle, synthèse de notions simples et parlant à l’imagination, a connu un succès considérable dans le monde chrétien : la première version latine est déjà utilisée par saint Ambroise au ivc siècle, et elle a été suivie de traductions dans diverses langues d’Orient.

 

D’une tradition enrichie et diversifiée au Moyen Age, malgré la relative fixité des animaux décrits et des « natures » qui leur sont attribuées, découle un foisonnement de versions que l’on n’est pas encore parvenu à classer parfaitement : parmi elles, la rédaction dite B est une de celles dont la fortune a été le plus notable, et c’est d’elle que dérivent plus ou moins directement la plupart des manuscrits latins; une contamination de B par divers emprunts — descriptions ou étymologies — à Isidore de Séville a abouti à la version B-Is, qui est à la source des principaux bestiaires français.

 

La grande vogue des bestiaires, en France et en Angleterre, se situe aux XIIe et xiiie siècles : le nombre des exemplaires conservés, parfois très richement ornés, montre que ces œuvres ont joué un rôle important dans l’éducation des laïcs et même des religieux, les copies étant souvent destinées à des abbayes. Les bestiaires propagent un mode d’interprétation symbolique et analogique sous-jacent à toute la tradition chrétienne depuis les origines : le monde est signe, la réalité sensible est la lettre dont il faut interpréter l’esprit. D'où la relation métaphorique constante établie entre le monde et ce qui lui donne son sens : l’Ancien et le Nouveau Testament, eux-mêmes ensemble de signifiants allégoriques éclairant la nature divine aux yeux des hommes, leur rappelant inlassablement le malheur de l’homme sans Dieu et les mystères fondamentaux de l’incarnation et de la Rédemption. Les bestiaires forment de plus un catalogue d’exempta et de symboles utilisables dans la prédication, un recueil de citations bibliques fondamentales, dont ils constituent en même temps une paraphrase. Il n’est pas à proprement parler de la vocation des bestiaires d’être des manuels d’histoire naturelle : parmi les animaux décrits, beaucoup sont imaginaires, et, lorsqu'ils sont réels, les caractéristiques physiques ou de comportement qui leur sont attribuées sont très souvent mythiques. Mais les « natures » évoquées importent moins par leur véracité que par leur signification, dans la mesure où elles permettent d'approcher la vérité du monde et de Dieu, dont tout essai de compréhension est nécessairement symbolique. Cependant, issu lui-même d’une tradition antique en grande partie naturaliste, le Physiologus devient à son tour, au Moyen Age, l’une des principales sources des compilations encyclopédiques. Dans le Trésor de Brunetto Latini, les articles du « livre des animaux », dont est généralement exclue toute intention religieuse ou morale, ne font souvent que rassembler des descriptions tirées des bestiaires; et Barthélemy l’Anglais, par exemple, cite le Physiologus sur le même plan que ses autres sources scientifiques.

 

Le succès des bestiaires s’explique aussi en grande partie par leur caractère de livres d'images merveilleuses, la plupart des copies étant illustrées. Richard de Fournival a pris soin, d’ailleurs, de souligner dans le prologue de son Bestiaire d'amour le rapport direct et constant entre texte et image; toutes les copies du bestiaire de Philippe de Thaon contiennent des didascalies latines, dues sans doute au poète lui-même, destinées à guider l’illustrateur. Cependant, même si le caractère fantastique des animaux décrits paraît laisser le champ libre à l’imagination des peintres, il existe dans les bestiaires enluminés une tradition iconographique très formalisée, en partie parallèle à la tradition textuelle.

 

La traduction en langue vernaculaire la plus ancienne du Physiologus, celle de Philippe de Thaon (vers 1121-1135), est vraisemblablement à mettre au compte d’une tradition vulgarisatrice caractéristique du domaine anglo-normand dans la première moitié du xiie siècle : œuvre en vers — l’une des plus anciennes composées en Angleterre — en grande partie hexasyllabiques, elle se caractérise par une langue encore assez gauche, au vocabulaire de faible étendue. Des trois bestiaires plus tardifs

« (début du xm• siècle?), seul celui de Guillaume le Clerc peut être daté avec précisiqn de 1210-1211; l'œuvre de Pierre de Beauvais est antérieure à 1217, et rien ne per­ met de situer dans le temps celle de Gervaise.

Il est plus facile de hiérarchiser ces textes par rapport à leurs sources : la version brève du bestiaire en prose de Pierre de Beauvais se contente d'être une traduction fidèle d'un modèle encore proche de B; la version longue double presque le nombre des animaux décrits par des emprunts à des sources apparemment variées, parmi lesquelles Isi­ dore a une place de choix.

Guillaume, le plus fameux des auteurs de bestiaires, suit un modèle de type B-Is, qu'il glose ou réduit assez librement, et compose un poème souvent original, développant sur un ton person­ nel les injonctions morales traditionnelles; il a un goût marqué pour les exempla bibliques, mais montre au pas­ sage sa connaissance des œuvres profanes et loue parfois des valeurs courtoises.

Le poème plus court de Gervaise ne sort de la banalité qu'en ce qu'il dérive d'une œuvre mineure issue du Physiologus, les Dicta Chrysostomi, d'où toute trace de lapidaire a disparu.

Les poésies d'oïl et d'oc ont utilisé très tôt un symbo­ lisme animal emprunté aux bestiaires pour illustrer une casuistique et des thèmes courtois : la Vierge recevant sur son sein la tête de la licorne n'est plus le symbole de la mère de Jésus, mais celui de 1' aimée auprès de laquelle le poète va chercher sa mort.

Cette tradition profane a été reprise et systématisée par Richard de Fournival dans son Bestiaire d'amour en prose (avant 126 0), sorte d'an­ thologie des thèmes de la lyrique courtoise rapportés à une pseudo-autobiographie illustrant les étapes d'une quête amoureuse; des comparaisons empruntées pour la plupart à la version longue de Pierre de Beauvais articu­ lent un développement primesautier, écrit non sans humour dans une langue élégante et sous-tendu par une réflexion philosophique énoncée en termes simples.

Le succès de l'œuvre a amené Richard à en donner lui-même une version versifiée, inachevée, et le Bestiaire d'amour a donné lieu à diverses imitations en France, tandis qu'en Italie s'est opérée une synthèse entre le modèle fourni par Richard de Fournival et les bestiaires traditionnels.

(Voir aussi ALLÉGORIE MÉDIÉVALE).

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