Les Confessions, Livre III: On donnait ce jour-là un grand dîner, où, pour la première fois, je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête.
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
«
Le troisième moment instaure des modalités nouvelles dans la façon dont les personnages communiquent.
Comme lemontre le champ lexical de la vision (quatre occurrences du verbe « voir »), tout se joue à travers les regards :l'admiration des convives (« tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire » (I.
15), celle de Mlle de Breilà travers « un second regard » (I.
18).
La louange publique est obtenue par la prière muette de Mlle de Breil «tournant les yeux vers son grand père » (I.
19) ; son approbation s'exprime encore lorsqu'elle lève « derechef lesyeux » sur Rousseau.
Celui-ci, devenu la cible des regards, épie, de son côté, les visages de l'assistance (« on nevit de la vie pareil étonnement » I.
16), celui du Comte le félicitant « d'un air si content » et
surtout celui de Mlle de Breil.
Rien n'échappe à Jean-Jacques ni son « air de satisfaction » ni son « impatience » (I.17-20-21) ni le coup d'oeil qui accompagne la demande à boire ni, enfin, la rougeur irrépressible qui lui monte auvisage.
II.
La mise en perspective des souvenirs
Le passé et le présent
Plus d'un demi-siècle sépare l'époque où le jeune Jean-Jacques vécut cette scène et l'époque où Rousseau, devenuécrivain, en fait le récit.
D'où un décalage perceptible à travers les formes verbales.
Le retour sur la soirée se fait,très normalement, grâce aux temps du passé : imparfait (« on donnait [...] un grand dîner », I.
1), passé simple(«...
je répandis une partie de l'eau », I.
29).
Le présent à valeur générale est tout aussi banal (« Comme lesPiémontais ne sont pas...», I.
5).
En revanche, plus spécifiques de l'écriture autobiographique sont les emplois où,dans une même phrase, coexistent le passé et le présent.
Ainsi dans la dernière phrase du passage, Rousseautermine son récit (« ici finit le roman ») au passé simple et, embrassant sa vie entière, dégage ce qui reste uneconstante de sa personnalité : «...
je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours ».
Le laquais et le philosophe
Le récit est centré sur l'étonnement que provoque l'érudition du jeune laquais.
L'incident ne serait que charmantsans le commentaire philosophique, qui, à des années de distance, en éclaire la portée.
Ce moment « fut court, mais délicieux » (I.
23) pour l'amour propre de l'adolescent.
Pourtant, au seuil de lavieillesse, Rousseau en fait une analyse où se devine toute une vie d'humiliations et d'amertumes.
Il saitd'expérience que, sauf à des « moments trop rares », l'« ordre naturel » (I.
23 - 24), fondé sur les qualitéspersonnelles se brise contre l'ordre social, arbitraire, injuste et qui, selon lui, corrompt les relations entre leshommes.
En soulignant à quel point le mérite est « avili des outrages de la fortune » (I.
25) c'est-à-dire des hasardsde la naissance, Rousseau défend l'un des thèmes majeurs de la Philosophie des Lumières.
La reconnaissance du mérite trouve, ce soir là, un prolongement fugitif: tremblement du domestique, rougeur de lajeune aristocrate réunis dans un trouble commun.
Mais la victoire est sans lendemain et les barrières socialesl'emporteront.
Dans ce court récit, Rousseau jette sur ses années d'apprentissage un regard à la fois grave et attendri.
Il justifieainsi sa révolte contre un système social uniquement fondé sur les privilèges de caste..
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