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Les Confessions, Livre III: On donnait ce jour-là un grand dîner, où, pour la première fois, je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête.

Publié le 17/01/2022

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On donnait ce jour-là un grand dîner, où, pour la première fois, je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapisserie avec les armoiries : Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t. Le vieux comte de Gouvon allait répondre ; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire : il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop, que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du nom ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse ; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire : Tel menace, mais tel frappe qui ne tue pas. Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de Mlle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier ; puis, tournant les yeux vers son grand-père, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un air si content que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, Mile de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria, d'un ton de voix aussi timide qu'affable, de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre ; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et Mlle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux. Ici finit le roman où l'on remarquera, comme avec Mme Basile, et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Rousseau, Les Confessions, Livre III, coll. «Folio», Éd. Gallimard, 1995, p. 137-138.

« Le troisième moment instaure des modalités nouvelles dans la façon dont les personnages communiquent.

Comme lemontre le champ lexical de la vision (quatre occurrences du verbe « voir »), tout se joue à travers les regards :l'admiration des convives (« tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire » (I.

15), celle de Mlle de Breilà travers « un second regard » (I.

18).

La louange publique est obtenue par la prière muette de Mlle de Breil «tournant les yeux vers son grand père » (I.

19) ; son approbation s'exprime encore lorsqu'elle lève « derechef lesyeux » sur Rousseau.

Celui-ci, devenu la cible des regards, épie, de son côté, les visages de l'assistance (« on nevit de la vie pareil étonnement » I.

16), celui du Comte le félicitant « d'un air si content » et surtout celui de Mlle de Breil.

Rien n'échappe à Jean-Jacques ni son « air de satisfaction » ni son « impatience » (I.17-20-21) ni le coup d'oeil qui accompagne la demande à boire ni, enfin, la rougeur irrépressible qui lui monte auvisage. II.

La mise en perspective des souvenirs Le passé et le présent Plus d'un demi-siècle sépare l'époque où le jeune Jean-Jacques vécut cette scène et l'époque où Rousseau, devenuécrivain, en fait le récit.

D'où un décalage perceptible à travers les formes verbales.

Le retour sur la soirée se fait,très normalement, grâce aux temps du passé : imparfait (« on donnait [...] un grand dîner », I.

1), passé simple(«...

je répandis une partie de l'eau », I.

29).

Le présent à valeur générale est tout aussi banal (« Comme lesPiémontais ne sont pas...», I.

5).

En revanche, plus spécifiques de l'écriture autobiographique sont les emplois où,dans une même phrase, coexistent le passé et le présent.

Ainsi dans la dernière phrase du passage, Rousseautermine son récit (« ici finit le roman ») au passé simple et, embrassant sa vie entière, dégage ce qui reste uneconstante de sa personnalité : «...

je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours ». Le laquais et le philosophe Le récit est centré sur l'étonnement que provoque l'érudition du jeune laquais.

L'incident ne serait que charmantsans le commentaire philosophique, qui, à des années de distance, en éclaire la portée. Ce moment « fut court, mais délicieux » (I.

23) pour l'amour propre de l'adolescent.

Pourtant, au seuil de lavieillesse, Rousseau en fait une analyse où se devine toute une vie d'humiliations et d'amertumes.

Il saitd'expérience que, sauf à des « moments trop rares », l'« ordre naturel » (I.

23 - 24), fondé sur les qualitéspersonnelles se brise contre l'ordre social, arbitraire, injuste et qui, selon lui, corrompt les relations entre leshommes.

En soulignant à quel point le mérite est « avili des outrages de la fortune » (I.

25) c'est-à-dire des hasardsde la naissance, Rousseau défend l'un des thèmes majeurs de la Philosophie des Lumières. La reconnaissance du mérite trouve, ce soir là, un prolongement fugitif: tremblement du domestique, rougeur de lajeune aristocrate réunis dans un trouble commun.

Mais la victoire est sans lendemain et les barrières socialesl'emporteront. Dans ce court récit, Rousseau jette sur ses années d'apprentissage un regard à la fois grave et attendri.

Il justifieainsi sa révolte contre un système social uniquement fondé sur les privilèges de caste.. »

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