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LES DERNIÈRES ANNÉES DE SAINTE-BEUVE

Publié le 02/05/2011

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I

En 1861, collaborateur un peu intermittent du Moniteur et maître de conférences de littérature française à l'École normale, Sainte-Beuve se vit sollicité par le directeur du Constitutionnel de reprendre ses Causeries du Lundi. Il accepta de « se relancer dans le journalisme littéraire le plus actif «, en dépit de ses cinquante-sept arts. Cette dernière campagne, commencée au Constitutionnel, poursuivie au Moniteur, et achevée au Temps, si l'on y joint quelques Préfaces, des articles donnés à la Revue contemporaine, à la Revue des Deux Mondes, au Journal des Savants, comprend treize volumes. « Chaque fois, écrivait Sainte-Beuve, que je rentre dans cette veine de critique toute pratique, je tâche d'y introduire une proportion plus grande de vérité, et d'apporter dans l'expression plus de franchise. « Et tel est bien en effet, par rapport à ses recueils antérieurs, le caractère de ses Nouveaux Lundis. Bien qu'il ne nous le dise pas, il est visible que Sainte-Beuve a été encouragé dans cette voie relativement nouvelle par l'exemple de Taine et de Renan, dont la double influence croissante est aisément reconnaissable dans les Nouveaux Lundis. Et cette influence est si curieuse qu'elle vaut la peine d'être assez exactement définie.

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« ramasse toutes ses velléités « scientifiques » d'autrefois ; il les précise, — s'il ne s'agissait pas de l'auteur desLundis, on dirait : il les systématise ; — il ne se hasarde pas à formuler une « doctrine », mais il se décide àesquisser, à définir sa « méthode » ; pour satisfaire son infatigable curiosité d'épicurien intellectuel et moral, ils'autorise des exemples et des théories de ce jeune maître dont il avait si dignement salué les débuts ; et lui qui,jadis, avait si fortement maintenu contre Taine l'obligation, en littérature et en art, de se soucier toujours de lavaleur artistique et littéraire des oeuvres, le voilà qui, peu à peu, trop bien persuadé par Taine, semble ne pluss'intéresser aux oeuvres qu'en raison de leur insignifiance littéraire et de leur intérêt psychologique — ouanecdotique.

— La très curieuse action que Taine a exercée sur la pensée et sur la carrière critique de Sainte-Beuve est assurément la plus remarquable victoire qu'il ait remportée sur la génération de 1830. II Tout en subissant, en acceptant plutôt l'influence de ses jeunes disciples, Sainte-Beuve n'a pas aliéné ce qui, detout temps, a constitué son originalité propre, laquelle était d'être essentiellement un artiste, à sa manière, et unpeintre de portraits.

Dans ses dernières années, alors qu'il croyait devoir faire quelques concessions au goûtenvironnant et aux formules à la mode, il prétendait que ses livres formaient une collection de « monographies ».

Lemot n'est-il pas un peu gros, un peu pédantesque aussi ? En réalité, les Nouveaux Lundis, comme déjà les Causeriesdu Lundi, ce sont encore et toujours des « portraits » : portraits littéraires, portraits historiques et portraits moraux,portraits en pied et portraits de profil, et portraits qui, pour l'intensité de la couleur et la vérité de la vie, rivalisentavec les créations du roman contemporain.

La manière de Sainte-Beuve, qui avait peut-être plus d'éclat et depoésie dans le Port-Royal, a ici quelque chose de plus dépouillé, de plus incisif, de plus direct ; mais ce sonttoujours ces coups de pinceau successifs, ces traits qui s'ajoutent les uns aux autres, tantôt se neutralisant ettantôt se renforçant les uns les autres, et ces retouches, et ces « repentirs s qui, peu à peu, font lever et laissentdans l'esprit du lecteur une image mobile, nuancée comme la vie elle-même.

jamais encore la critique n'avait ainsifait concurrence, et une heureuse concurrence, à la littérature d'imagination, et c'est ce qu'on n'a peut-être pasrevu depuis.L'art du portrait dans Sainte-Beuve, personne ne l'a mieux défini qu'Émile Faguet, dans une page que je ne résistepas au plaisir de copier ici tout entière :Ses portraits sont le plus souvent étonnants.

Ils sont faits avec la patience obstinée d'un miniaturiste, le zèleinquiet d'un chasseur de documents, et la curiosité subtile d'un directeur de conscience.

L'artiste ici se soumet àl'objet avec une docilité parfaite et en même temps l'interroge avec passion.

Il ne se lasse ni de le contempler avectranquillité, ni de le tourner, retourner et comme torturer d'enquêtes et de recherches.

Jamais il n'en sait assez surles habitudes, les moeurs, les travers, les manies et les relations, la famille, les amis, les entours et les incidents,accidents, antécédents ; et, tout en même temps, ou tout à l'heure, il trouve le moyen de replacer son modèle dansl'attitude reposée et normale où il est naturel aussi et désirable qu'on puisse le voir pour en garder l'idée d'ensemble.Ses portraits deviennent ainsi dramatiques dans tous les sens du mot et dans les meilleurs.

Ils évoluent sous nosyeux ; ils se modifient ; ils prennent un trait, puis un autre, qui se corrige ou s'atténue par un troisième ; ilsavancent sous nos regards ; ils sortent de l'ombre, de la pénombre, du jour encore voilé, viennent éclater en pleinelumière, puis rentrent dans une demi-obscurité, selon que tel point de leur biographie échappe encore auxrecherches ; puis reparaissent en plein éclat, et enfin s'arrêtent en une certaine attitude qui est celle où, jusqu'ànouvelles découvertes, il est raisonnable de les voir et de les connaître.Ainsi, dans ces pièces dramatiques qui ont surtout pour objet de nous faire connaître un personnage, ce personnagepasse par plusieurs phases, se révèle à nous par différentes parties, nous livre fragment par fragment le secret delui-même, nous laisse enfin de lui une image pleine et précise, faite de tous ces traits successifs qui ont sus'accumuler sans s'effacer les uns les autres et s'ajouter les uns aux autres en se coordonnant.Il faut, pour réussir à ce genre de portraits, un art excellent : car c'est là, non pas mettre sous les yeux duspectateur un portrait une fois fait, mais c'est peindre devant lui ; car Sainte-Beuve ne tâtonne pas véritablement ;et il sait, en commençant son article, le chemin par où il veut passer ; mais ce procédé, qui donne au lecteur lasensation d'assister au travail du chercheur et de l'artiste, cette demi-confidence des hésitations par où le peintre,sinon passe, du moins a passé, ce procédé qui du reste n'est qu'à demi un procédé, et où il entre encore beaucoupde vérité est un milieu juste entre l'art et le naturel, entre le trop d'art et le trop de naturel, et cela même est l'artmême.Sainte-Beuve a fini par prendre les défauts de cette manière.

Il a fini par multiplier un peu les corrections, lesatténuations, les « retours » et les « repentirs », et les hésitations et les longueurs.

Même dans cette sorte dedécadence, le charme de cette façon de faire n'a pas disparu.

Cette fois, c'est bien presque Sainte-Beuvetravaillant que nous avons sous les yeux ; mais il y a des ouvriers qui ont bonne grâce à travailler ; on nous lesmontre au travail dans les Expositions, et ils sont aussi intéressants que le résultat même de leur travail.

Sainte-Beuve était de ceux-là 1.Si vous ne connaissiez pas cette page, je suis heureux de vous la faire connaître ; et si vous la connaissiez déjà, jesuis heureux de vous la faire relire.Ce qui donne encore leur prix aux Nouveaux Lundis, comme déjà aux Causeries du Lundi, c'est le parfait équilibre quis'y établit peu à peu entre les divers éléments dont s'est composée jusqu'ici la critique de Sainte-Beuve.

Il analyseet il décrit, il explique et il commente, il traduit et il transpose, il évoque et il juge.

L'étude biographique et lapsychologie, l'histoire morale ou sociale, philosophique ou littéraire, la philologie même, tout ce qui peut servir àmieux faire comprendre les origines et la formation d'un talent et les caractères spécifiques d'une oeuvre, il y arecours, sans parti pris, à la rencontre ; et, son enquête achevée, il « conclut », il juge.

Il juge, à vrai dire, moinsau nom de certains principes esthétiques et fixés d'avance qu'au nom de son goût personnel, lequel est. »

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