Les grands héros de roman
Publié le 14/11/2018
Extrait du document
L'ANTIHÉROS
Le héros épique avait à cœur d'illustrer son nom, d'acquérir la gloire. Le héros romanesque a devant lui la perspective de n'être personne. Ce sera le destin de Frédéric Moreau dans L'Éducation sentimentale (Flaubert, 1869), c'est celui de l’apathique Oblomov (1859) chez Gontcharov, c’est celui des personnages de Michel Houellebecq aujourd'hui. La figure de l’antihéros est ainsi inscrite en creux dans tous les grands personnages romanesques, de don Quichotte à Bardamu. Héroïsme à contretemps ou lâcheté, c'est dans le décalage que s’invente le personnage romanesque.
DES MILLIERS D'IMMORTELS
Qu'est-ce qu’un héros? Si l'on considère la littérature antique, c'est un homme aux prises avec les désirs des dieux. Si l'on considère la littérature moderne, et singulièrement le genre qui en est l'expression la plus aboutie, le roman, c’est un être qui est aux prises avec ses propres désirs. Plus terrible encore qu'un destin subi, les grands personnages de roman s'affrontent à ce qui apparaît comme la grande aventure de l'homme : construire sa vie, en être le maître, faire ses propres choix.
• Depuis les récits des trouvères médiévaux, le roman n'a cessé de se développer, et ses caractères se sont multipliés. L’apparition des héroïnes, la place de plus en plus grande faite à l'incertitude, aux figures de la quête ont fait du personnage romanesque un être en désaccord avec le monde : soit il en interroge inlassablement les lois ; soit il se rebelle contre elles ; soit
il en cherche désespérément de nouvelles ; soit, enfin, il s'affronte à l'absence de loi. « Épopée d’un monde sans dieux», pour reprendre la formule de György Lukäcs, auteur de La Théorie du roman (1920), le roman est voué à dire la solitude d'un personnage faisant l'expérience toujours recommencée de la difficulté de vivre.
• Ces personnages qui nourrissent notre imaginaire et hantent notre mémoire, génération après génération, se comptent par milliers (sans parler des héros de la littérature pour la jeunesse, non évoqués ici), et chacun d’entre nous a ses favoris. Certains, comme Emma Bovary, sont d'une telle acuité qu'ils sont devenus des archétypes : on parle de bovarysme ou l'on traite un jeune ambitieux de Rastignac.
• D’aucuns voient dans Ulysse (Homère, L'Odyssée) le prototype du héros romanesque, et il est vrai
que l'errance inlassable du roi d’Ithaque, sa difficulté à retrouver son foyer, sa femme Pénélope et son fils Télémaque, les talents qu’il doit déployer pour se tirer d'affaire dans un monde compliqué font de lui l'ancêtre de tous les héros de roman. Il n'en reste pas moins que l'astucieux Ulysse voit son destin tracé par les dieux, entre l’amitié protectrice d'Athéna et l'hostilité de Poséidon. Dérivant plus que décidant pendant dix ans, affrontant Charybde et Scylla, résistant au Sirènes, triomphant du cyclope Polyphème, tour à tour séduit par Circé, Calypso et Nausicaa, massacrant les prétendants de Pénélope à son retour, il continue d'appartenir à un univers épique où les dieux se jouent des hommes.
• À la vérité, le premier héros romanesque est Lancelot du lac,
qui naît au XIIe siècle sous la plume de Chrétien de Troyes (Lancelot ou le Chevalier à la charrette, 1170). Comme le pur Perceval, c'est un chevalier errant qui siège certes à la «table ronde» du roi Arthur et voue sa vie à la quête du saint Graal, mais est taillé pour vivre la vie simple et belliqueuse de la chanson de geste, cet avatar médiéval de l'épopée : se battre, vaincre, ou mourir - sans question. Les valeurs qui animent ce monde chevaleresque vacillent quand Lancelot, pour sauver la belle Guenièvre (femme du roi Arthur) dont il est amoureux, doit s'embarquer dans une charrette d’infamie, au prix de son honneur. L'hésitation dramatique qui le saisit, le choix terrible qu'il doit faire (perdre son honneur ou perdre sa dame) définissent une nouvelle manière d'être un héros, dans l'interrogation, la difficulté et le doute. Un nouveau type de personnage est né.
• Successeur immédiat de Lancelot, Tristan naît dans les légendes celtiques, et il est traité par divers auteurs des xiie et xiiie siècles. Figure extrême, ne vivant l'hésitation que par intermittence, il est pris dans le feu d'un sentiment lui aussi totalement nouveau : la passion amoureuse. Si sa vie bascule vite du côté du tragique, Tristan trace aux héros futurs une voie étroite et sans retour : celle de la malédiction, du
Gargantua (François Rabelais, 1534), fils de Grandgousier, époux de Gargamelle et père de Pantagruel, est un géant balourd et comique qui se transforme en chevalier sage, au savoir encyclopédique digne d'un lettré de la Renaissance, menant les guerres picrocholines en chef avisé. Frankenstein (Mary Shelley, 1817), c'est d'abord le nom du médecin qui, se substituant à Dieu, façonne une créature qui échappe ensuite à son contrôle - et usurpe son nom devant pourchasse inlassablement à bord du Pequod, est l'incarnation d'une folie qui rejoint aussi le cœur de l'expérience humaine, cette quête désespérée d'un absolu que rien ne permet d'atteindre.
• Les héros voyageurs sont souvent confrontés à la mélancolie, qu'il s'agisse du René (1802) de Chateaubriand allant fuir le «vague des passions» en Amérique, ou du lord Jim (1900) de Joseph Conrad, un marin qui paie de sa vie une lâcheté commise dans sa jeunesse.
• Il existe aussi des voyageurs heureux, comme les héros de Jules Verne.
Philéas Fogg (Le Tour du monde en 80 jours, 1873) incarne l'optimisme du monde moderne, efficace et scientifique dans sa façon d'affronter les aventures. Plus sombre et hanté par son passé, le capitaine Nemo de
Vingt Mille Lieues sous les mers (1870) n'en est pas moins un représentant des certitudes du progrès.
la postérité. L'horrible monstre criminel justifie ses forfaits par sa solitude, due à une extrême laideur et à une inhumanité dont il n'est pas responsable.
Dracula (Bram Stoker, 1897), sorti de son tombeau au fond des ténébreuses forêts de Transylvanie, est l'archétype du vampire assoiffé de sang; mordant ses victimes au cou, il les soumet à son pouvoir maléfique.
Croc-Blanc (Jack London, 1905) est un personnage à part entière, qui a fait estimer et aimer les loups à des générations de lecteurs. On est dans sa tête, on voit le monde par ses yeux, on partage ses sensations, ses «sentiments», on affronte avec lui les hommes, violents, incompréhensibles, et l'on touche au mythe de la nature sauvage, pure comme la neige du Grand Nord, vierge des souillures humaines.
«
(1815)
sans rien comprendre, sans
vision aucune de l'histoire en marche :
«Nous avouerons que notre héros
était bien peu héros en ce moment»,
écrit le narrateur alors que le jeune
homme est dans une position
assez ridicule.
Devenu bêtement
assassin, Fabrice est incarcéré;
il tombe amoureux de la fille
de son geôlier, Clélia.
Après
mille péripéties, il perd celle
qu'il aime et se retire du monde.
Plus près de nous, Bardamu, le héros
du Voyage au bout de la nuit (1932)
de Céline, participe aussi à une
bataille, terrorisé et profondément
dégoûté par cette boucherie.
Il voit
notamment un colonel héroïque et
stupide, sorte de Don Quichotte
moderne, se faire déchiqueter par la
mitraille, faute d'avoir compris qu'il
fallait fuir.
• La veine épique marque les grands
personnages de roman jusqu'au
xx< siècle : les héros de Malraux, tels
Tchen ou Katow (La Condition
humaine, 1932), peuvent subir une
défaite, quelquefois mourir, mais sans
jamais renoncer à leurs valeurs ni à
leur courage.
• Toutefois, le combat des héros
modernes ne se joue pas que face à
des ennemis armés de pied en cap.
Félix de Vandenesse (Honoré de
Balzac, Le Lys dans la vallée, 1835),
amoureux de la douce Mme de
'-- -- •
,
Mortsauf,
et surtout
Eugène de
Rostignoc
(id, Le Père
Goriot,
1834), qui
lance sur
les toits de
Paris son
· arrogant ����;àli iili.fJ «À
nous • deux
maintenant!», sont des «lions»,
des jeunes gens prêts à tout pour
«arriver» : le héros moderne, quand
il réussit, est un combattant qui ne
se soucie pas de faire triompher une
armée ou les valeurs de son peuple,
mais ses propres intérêts.
Quitte
à oublier en chem in l' h on nêtet é,
la vertu, bref.
les qualités traditionnelles
du chevalier.
Julien So re l (Stendhal, Le Rouge
et le Noir, 1831) affronte la société
dans son ensemble, qu'il traite en
ennemie.
Chacun de ses gestes est
une conquête, une bataille, souvent
une victoire : mais ses ennemis, ce
sont les pensionnaires du séminaire,
puis des mondains, enfin une jeune
aristocrate, Mathilde de La Mole.
Seule rédemption possible, quand il
a tout perdu et qu'il va être exécuté :
l'amour partagé avec Mme de Rénal.
Le brave, courageux marin Edmond
Dantès (Alexandre Dumas père,
Le Comte de Monte-Cristo, 1845)
bascule subitement dans l'horreur
de l'injustice et met quatorze ans à
redresser sa situation; revenant sous
les traits d'un séduisant et richissime
comte, il exerce une vengeance
raffinée mais implacable contre ses
ennemis; toutefois, cela ne salit pas
son âme noble.
Sa conquête, c'est la
reprise en main, la maîtrise de sa vie,
qu'on lui a volée et qu'il refaçonne
à sa guise, en seigneur.
De la même façon, lean Valjean
(Victor Hugo, Les Misérables, 1862),
condamné au bagne pour avoir volé
un pain, entre dans une nuit de dix
neuf années dont il ressort
métamorphosé et, sous les traits de
M.
Madeleine, révèle sa bonté.
Malgré
l'implacable Javert, qui ne croit pas
à la rédemption de ceux qui ont
trébuché une fois, l'ancien bagnard
devenu une sorte de saint laïque
fait le bonheur de Cosette, la fille
de la malheureuse Fantine qu'il a
soustraite à l'affreux couple
Thénardier; ilia voit heureuse, mariée
à Marius de Pontmercy, et meurt
apaisé.
tl a conquis sa liberté morale
face au déterminisme social.
• Certains personnages de Zola sont
des conquérants d'un type nouveau :
Eugène Rougon (La Conquête de
Plassans, 1874) est le type de l'homme
politique en marche vers le pouvoir.
Octave Mouret, le commerçant
génial d'Au bonheur des dames
(1883), incarne le créateur d'empire
tel que le conçoit le monde moderne :
son empire, c'est un grand magasin,
qui ruine peu à peu tous les petits
commerces avoisinants.
i!iflUIJ@I • Le héros de roman peut se définir
par sa capacité à apprendre -au
contraire du héros épique qui sait
d'avance tout ce qu'il doit faire dans
la vie.
À cet égard, un personnage
exemplaire est le pica ro, dont les
premiers types apparaissent dans
des romans espagnols de s XVI' et
XVII' siècles.
Lozorillo de Tormes (1554) en est
le prototype : jeune orphelin sans feu
ni lieu, il parcourt le monde en
compagnie de différents maîtres.
Que le personnage principal d'un
roman soit un simple serviteur, et
non un homme de qualité, est alors
une nouveauté.
De surcroît, Lazarillo
est menteur, un peu voleur,
déguenillé ...
et très sympathique.
• Alors que le héros épique est
toujours un exemple de vertu,
l'incarnation parfaite de l'esprit d'une
communauté, les grands personnages de
roman prennent souvent des
libertés avec la loi.
Ils ne sont pas
exemplaires, mais on peut facilement
s'identifier à eux, notamment du fait
de leurs faiblesses, qui les rendent
plus «vrais».
• Les héritiers de Lazaritlo de lormes
sont nombreux:
Gif Blos
de
créé par
Lesage sur
le modèle
picaresque,
aussi bien
que
le candide (1759) de Voltaire et, plus
généralement tous les personnages
du «roman d'apprentissage» : jeunes,
na·1ls, ambitieux, ils découvrent le
monde, et le monde les découvre.
Wilhelm Meister (1797) chez Goethe,
Heinrich
von
Ofterdingen
(1802) chez
Novalis
inaugurent en Allemagne
un genre qui
va définir
tout le
x1x< siècle européen : en quête d'un
absolu ou tout simplement d'une
situation dans la vie, ces personnages
sont définis par leur recherche, leur
mouvement leur élan.
Ils sont en
devenir, et c'est en les accompagnant
dans leur accomplissement ou
simplement leur recherche que le
lecteur trouve son plaisir.
• Nombre de personnages balzaciens
ou stendhaliens peuvent être compris
dans cette perspective.
Lucien de Rubempré (Balzac,
Les Illusions perdues, 1837-1843 ;
Splendeur et Misère des courtisanes,
1839·1847) se croit un destin de poète
et d'amoureux, mais l'expérience de
Paris le détrompera cruellement
Devenu la marionnette du sinistre
Vautrin, il se révèle faible -au contraire
d'un Rastignac -et s'enfonce dans
l'échec.
• Il arri ve aussi que les héros
n'apprennent rien, n'avancent pas.
se contentent de regarder passer les
années en spectateur.
Frédéric Moreau, le pâle «héros»
de L'Éducation sentimentale (1869),
amoureux transi de Mme Arnoux,
gâche sa vie en se contentant de la
rêver.
• Au xx< siècle, la démarche
d'apprentissage peut se faire dans
le désastre (comme chez Céline),
ou tout simplement s'avérer plus lente
que prévu.
Marcel, le héros-narrateur d'A la
recherche du temps perdu (1914-1927),
de Marcel Proust passe ainsi des
années à ne rien faire; mais il reste
cependant un jeune homme qui finira
par trouver sa vocation -en
l'occurrence, écrire ...
le roman qui
retracera toutes ces années d'oisiveté.
De la même façon, Hans castorp
(Thomas Mann, La Montagne magique,
1924) mène son apprentissage dans
l'univers immobilisé d'un sanatorium,
comme si lui-même n'avait aucun
avenir.
Augustin
Meaulnes (Alain-Fournier,
Le Grand Meaulnes, 1913) mène
sa quête de lui-même en explorant
un passé aboli ou rêvé, que traversa
Yvonne de Galais, une image idéalisée
de la jeunesse.
Oskor, le héros du Tambour (1959),
de Günther Grass, est un enfant
qui décide pendant des années de
conserver l'apparence d'un bambin
de trois ans- mais qui apprend,
néanmoins, à découvrir
le monde à sa façon, au rythme
du roulement de son tambour.
i!HS IW IIIW u•
Découvrir le monde, cela peut aussi se
comprendre de façon géographique.
• On pense aux héros anglais du
XVIII' siècle, confrontés à une
expérience extrême, imaginaire ou
réaliste, et qui découvrent au cours
de leurs aventures le vrai sens de
l'humanité.
Robinson Crusoë (Daniel de Foe,
1719), échoué sur une île déserte,
survit à force d'intelligence, de
persévérance et de travail, et sauve
sa qualité d'homme.
Le chirurgien-mathématicien
navigateur Gulliver (Jonathan Swift,
Les Voyages de Gulliver, 1726)
parcourt un monde fantastique
(notamment Lilliput) qui lui révèle
les vraies valeurs, comparées à celles,
contestables et contestées, de sa
propre société.
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Le copltolne Achob (Herman
Melville, Moby Dick, 1851), obsédé par
une gigantesque baleine blanche qu'il
Gorgon fllo (François Rabelais, 1534),
fils de Grandgousier, époux de
Gorgo-1/e et père de Pantagruel,
est un géant balourd et comique qui
se transforme en chevalier sage, au
savoir encyclopédique digne d'un
lettré de la Renaissance, menant les
guerres picrocholines en chef avisé.
Frankenstein (Mary Shelley, 1817),
c'est d'abord le nom du médecin qui,
se substituant à Dieu, façonne une
créature qui échappe ensuite à son
contrôle -et usurpe son nom devant pourchasse
inlassablement à bord
du Pequod, est l'incarnation
d'une folie qui rejoint aussi le cœur
de l'expérience humaine, cette quête
désespérée d'un absolu que rien
ne permet d'atteindre.
• Les héros voyageurs sont souvent
confrontés à la mélancolie, qu'il
s'agisse du René (1802) de
Chateaubriand allant fuir le «vague
des passions» en Amérique, ou du
lord Jim (1900) de Joseph Conrad, un
marin qui paie de sa vie une lâcheté
commise dans sa jeunesse.
• tl existe aussi des voyageurs heureux,
comme les héros de Jules Verne.
Philéos Fogg (Le Tour du monde
en 80 jours, 1873) incarne l'optimisme
du monde moderne, efficace et
scientifique dans sa façon d'affronter
les aventures.
Plus sombre et hanté
par son passé, le copitoine Nemo de
Vingt Mille Lieues sous les mers (1870)
n 'en est pas moins un représentant
des certitudes du progrès.
la postérité.
l'horrible monstre
criminel justifie ses forfaits par sa
solitude, due à une extrême laideur
et à une inhumanité dont il n'est pas
responsable.
Dracula (Bram Stoker, 1897), sorti de
son tombeau au fond des ténébreuses
forêts de Transylvanie, est l'archétype
du vampire assoiffé de sang; mordant
ses victimes au cou, il les soumet à
son pouvoir maléfique.
Croc-Blanc (Jack London, 1905) est
un personnage à part entière, qui a
fait estimer et aimer les loups à des
générations de lecteurs.
On est dans
sa tête, on voit le monde par ses yeux,
on partage ses sensations, ses
«sentiments», on affronte avec lui les
hommes, violents, incompréhensibles,
et l'on touche au mythe de la nature
sauvage, pure comme la neige du
Grand Nord, vierge des souillures
humaines..
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