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Les rochers de Meillerie et la promenade sur le Lac (4° partie. Lettre 17)

Publié le 02/04/2011

Extrait du document

1er § Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles et paraissent horribles aux autres. Un torrent, formé par la fonte des neiges, roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, et charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glacières, parce que d'énormes sommets de glace qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chêne était à gauche au delà du torrent; et au-dessus de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau. 2e § Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre ; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers et roulaient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs têtes sur les nôtres; la terre humide et fraîche était couverte d'herbes et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l'environnaient, il semblait que ce lieu désert dût être l'asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature.

3e § Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l'eus quelque temps contemplé : « Quoi ! dis-je à Julie, en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous ? « Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers du Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où j'étais en les traçant. En les revoyant moi-même après si longtemps, j'éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhémence « O Julie, éternel charme de mon cœur ! voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde : voici le séjour où ta chère image faisait son bonheur, et préparait celui qu'il reçut enfin de toi-même. On n'y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages, la verdure et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divisions, ces oiseaux n'y faisaient point entendre leurs ramages; le vorace épervier, le corbeau funèbre et l'aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes, d'immenses glaces pendaient à tous ces rochers, des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres : tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu supportable et les jours entiers s'y passaient à penser à toi. Voilà la pierre où je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour, sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur, ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre ; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu'emportait un tourbillon, là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m'écrivis; voilà le bord où d'un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes; enfin ce fut ici qu'avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j'étais né, faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j'y passais à gémir de ton absence !... « J'allais continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'était effrayée et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire, en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir; puis, tout à coup, détournant la vue et me tirant par le bras : « Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d'une voix émue; l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi. « Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j'aurais quitté Julie elle-même... Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l'eau devînt plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau, et en m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer m'attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l'air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses. 5e § Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s'y retracèrent pour l'affliger; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs. E tanta fede, e si dolce memorie, E si lungo costume, ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé; tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. « C'en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont dis- 160 paru pour jamais. Hélas ! ils ne reviendront plus; et nous vivons, et nous sommes ensemble ; et nos cœurs sont toujours unis !« Il me semblait que j'aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais passé loin d'elle. Quand je gémissais dans l'éloignement, l'espoir de la revoir soulageait mon cœur; je me flattais qu'un instant de sa présence effacerait toutes mes peines; j'envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien : mais se trouver auprès d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi : voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau. Là, mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon âme, l'attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes; et cet état comparé à celui dont je sortais n'était pas sans quelque plaisir; je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir; je le sentis fort mouillé. « Ah ! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais cessé de s'entendre ! — Il est vrai, dit-elle d'une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton. « Nous recommençâmes alors à causer tranquillement, et au bout d'une heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés, j'aperçus à la lumière qu'elle avait les yeux rouges et fort gonflés; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée, elle avait grand besoin de repos; elle se retira et je fus me coucher. Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j'ai senti les émotions les plus vives. J'espère qu'elles seront la crise qui me rendra tout à fait à moi.   

Julie d'Etanges a épousé M. de Wolmar. Saint-Preux, après avoir voulu se suicider de désespoir a fait, durant quatre ans, le tour du monde pour essayer d'oublier sa passion malheureuse. A son retour, M. de Wolmar l'invite à venir au château de Clarens, où il sera aimé 5 et traité comme un frère. M. de Wolmar sait que sa femme a jadis aimé Saint-Preux, mais il a confiance en eux, et il s'éloigne quelques jours. Au hasard d'une promenade, la tempête oblige Saint-Preux et Julie à chercher refuge à Meillerie, sur le lac Léman, à l'est d'Evian et en face de Vevey, où Julie a passé son enfance et où Saint-Preux l'a connue. Au retour d'un voyage dans le Valais qu'il avait entrepris à la prière de Julie pour s'éloigner de Vevey, Saint-Preux avait séjourné à Meillerie dix ans auparavant.   

« pour moi : voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir.Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en ypensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et meslongs tourments.

Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa mainpour passer à la pointe du bateau. Là, mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dansmon âme, l'attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes; et cet état comparé àcelui dont je sortais n'était pas sans quelque plaisir; je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé.

Quand je metrouvai bien remis, je revins auprès de Julie; je repris sa main.

Elle tenait son mouchoir; je le sentis fort mouillé.

« Ah! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais cessé de s'entendre ! — Il est vrai, dit-elle d'une voixaltérée ; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton.

» Nous recommençâmes alors à causertranquillement, et au bout d'une heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident.

Quand nous fûmesrentrés, j'aperçus à la lumière qu'elle avait les yeux rouges et fort gonflés; elle ne dut pas trouver les miens enmeilleur état.

Après les fatigues de cette journée, elle avait grand besoin de repos; elle se retira et je fus mecoucher. Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j'ai senti les émotions les plus vives.

J'espère qu'ellesseront la crise qui me rendra tout à fait à moi. COMMENTAIRE : Julie d'Etanges a épousé M.

de Wolmar.

Saint-Preux, après avoir voulu se suicider de désespoir a fait, durant quatreans, le tour du monde pour essayer d'oublier sa passion malheureuse.

A son retour, M.

de Wolmar l'invite à venir auchâteau de Clarens, où il sera aimé 5 et traité comme un frère.

M.

de Wolmar sait que sa femme a jadis aimé Saint-Preux, mais il a confiance en eux, et il s'éloigne quelques jours.

Au hasard d'une promenade, la tempête oblige Saint-Preux et Julie à chercher refuge à Meillerie, sur le lac Léman, à l'est d'Evian et en face de Vevey, où Julie a passéson enfance et où Saint-Preux l'a connue.

Au retour d'un voyage dans le Valais qu'il avait entrepris à la prière deJulie pour s'éloigner de Vevey, Saint-Preux avait séjourné à Meillerie dix ans auparavant. C'est à cette époque que Julie avait été gravement atteinte de la petite vérole et que Saint-Preux, accouru auprèsd'elle, avait contracté la maladie.

Depuis, le temps a passé.

La passion des deux amants semble guérie.

Hélas ! lapromenade qu'ils entreprennent en ces lieux si chargés de souvenirs va de nouveau ouvrir les plaies.

Julie et Saint-Preux s'aiment encore.

Leur désespoir est d'autant plus profond qu'ils sont désormais séparés par le devoir et laconfiance que M.

de Wolmar a mise en eux.

C'est cette promenade que Saint-Preux raconte à son ami MilordEdouard.

Il y a éprouvé les émotions les plus vives de sa vie, mais il espère qu'elles seront la crise qui le rendra toutà fait à lui. Comme dit M.

Van Tieghem, cette page fameuse unit les détails annonciateurs du romantisme à la traditioncornélienne du devoir moral.

Nous allons essayer d'en dégager les divers aspects, en mettant d'abord en lumière lesgrands thèmes lyriques que Rousseau y développe. I.

Le sentiment de la nature. Jamais peut-être Rousseau n'avait exprimé avec autant de frémissement et de poésie ce sentiment de la nature quidevait inspirer à nos grands lyriques du XIXe siècle leurs pages les plus célèbres. a) La nature est d'abord ici un décor. C'est en face d'elle que se déroule le drame passionné qui agite les âmes de Saint-Preux et de Julie.

Rousseauconnaissait Meillerie pour y être passé au cours d'une promenade en bateau qu'il fit en 1754 avec des amis deGenève.

Ce qui frappe pourtant dans cette description, c'est qu'elle est assez floue, par moments même un peuartificielle (Je vorace épervier, le corbeau funèbre et l'aigle terrible des Alpes faisaient seuls retentir de leurs cris cescavernes).

A part quelques noms propres (le pays de Vaud, la cime du Jura, cette partie des Alpes qu'on nomme lesGlacières), rien ne permet vraiment d'identifier les lieux.

Par contre, le paysage est déjà le type du paysageromantique, sauvage et tourmenté : un torrent tumultueux, des roches inaccessibles, une forêt de sapins, un boisde chênes et, à l'horizon, surplombant un lac, une haute chaîne de montagnes qui couronne le tableau.

Bientôt,pour achever de donner à ce paysage son caractère, la nuit tombe, la tempête se calme et la lune se lève.

Ce sontdéjà là les éléments des descriptions que nous retrouverons si fréquemment au XIXe siècle : l'Isolement — le Lac —l'Etoile du soir. Il est assez remarquable que, par goût, Rousseau préférait à cette nature tourmentée et triste une nature pluscalme et plus riante, comme celle qu'il nous décrit dans le second paragraphe.

On peut donc d'abord supposer queRousseau, comme il le fait fréquemment (voir extrait précédent), a surtout recherché des effets d'opposition(ruisseaux s'oppose à torrent, filets de cristal à eau bourbeuse, arbres fruitiers à noirs sapins, etc.).

Plus loin demême, Saint-Preux décrira à Julie le même paysage qu'il a jadis connu en hiver, et ainsi au décor printanier qui sedéroule sous leurs yeux se superposera celui dont Saint-Preux a gardé le souvenir (on n'y voyait alors ni ces fruits,ni ces ombrages...).

Mais peut-être aussi y a-t-il chez Rousseau le désir d'associer plus intimement, par ces. »

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