Devoir de Philosophie

Le goût de la Montagne (1re partie, Lettre 23) - Rousseau

Publié le 02/04/2011

Extrait du document

rousseau

   1er § Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu. Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré : à côté d'une caverne, on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans les terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.    Ce n'était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement contrastés; la nature semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver : elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formait l'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts différemment éclairés, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir; vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d'attirer mon admiration, et qui semblaient m'être offertes en un vrai théâtres; car la perspective des monts étant verticale frappe les yeux tout à la fois et bien plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.    3e § Ce fut là que je démêlai sensiblement, dans la pureté de l'air où je me trouvais, la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j'avais perdue depuis si longtemps. En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser : tous les désirs trop vifs s'émoussent; ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du cœur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale.

A la prière de Julie, qui lui a avoué son amour, Saint-Preux s'est éloigné. Il lui écrit et lui raconte ses voyages à pied dans les montagnes du Valais, au sud-est du lac Léman. Deux parties à distinguer dans cette page célèbre : * Le paysage proprement dit (première partie); * les effets de ce paysage et de la montagne en général (deuxième partie).

rousseau

« Est-ce à dire que Rousseau décrit ici un paysage qu'il n'a jamais vu? Nous savons au contraire qu'il connaissaitparfaitement le pays et qu'il l'avait notamment parcouru quand il était revenu d'Italie en 1744.

On peut mêmeajouter qu'en relevant les effets d'opposition, il exprime davantage une idée qui lui tient à cœur qu'il ne cède à unepréoccupation d'ordre littéraire.

Il écrit en effet dans la Septième Promenade : Il n'y a que la Suisse au monde quiprésente ce mélange de la nature sauvage et de l'industrie humaine. On est ainsi amené à supposer que si Rousseau est vague, c'est parce qu'il s'attache davantage à décrire ce qu'iléprouve que ce qu'il voit : ses yeux n'osent sonder la profondeur de l'abîme...

une agréable prairie réjouit sesregards...

des scènes ne cessent d'attirer son admiration.

Et cette impression est confirmée par la lecture de laseconde partie. B) Les effets du paysage et de la montagne en général. Après avoir noté les heureux effets que provoque sur son état d'âme le paysage qu'il décrit, Saint Preux énumère etexalte les bienfaits de la montagne.

Ces bienfaits sont de deux ordres (résumés habilement par les deux adjectifs :salutaire et bienfaisant et les deux noms médecine et morale de la dernière phrase) : des bienfaits physiques (on yrespire mieux) et des bienfaits moraux (la pensée s'élève et les passions se calment). Rousseau ne se contente pas, en effet, de noter, comme le feront plus tard les romantiques: « Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure Je sors pâle et vainqueur, Et que je sens la paix de la grande nature Qui m'entre dans le cœur ». Hugo (Les Contemplations) l'influence que peut avoir sur l'âme le spectacle de la nature; il analyse aussi avec unepénétration et une précision étonnantes à cette date, les impressions que nous éprouvons et les transformationsque nous subissons à vivre dans la montagne.

Le romancier allemand Thomas Mann a écrit de nos jours un romanintitulé La Montagne Magique.

Ce paragraphe de Rousseau pourrait lui servir d'épigraphe.

Rousseau en profite pourrappeler cette idée qui lui est chère, parce qu'elle se rattache à ses théories, qu'une cure dans la nature est lemeilleur remède à la souffrance et à la maladie. C) Portée du passage. Après un siècle de romantisme, aujourd'hui que l'alpinisme et les sports d'hiver ont mis la montagne à la mode, à uneépoque où l'on y a construit des sanatoria, ce passage de Rousseau peut ne pas paraître original.

Il l'était au XVIIIesiècle.

Avant lui, la montagne n'était qu'un lieu d'horreur et de désolation.

Après lui, on ira visiter la Suisse et seslacs; on cherchera à y retrouver la trace de Saint-Preux et de Julie.

On publiera des relations de voyages (RamonDeluc) et on y reprendra souvent, pour analyser ses impressions, les termes mêmes de Rousseau.

Dans ce domaine,comme dans tant d'autres, il aura été un initiateur.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles