Lettre de Boileau à Louis XIV, offrant d'abandonner sa pension en faveur de Corneille vieilli et malheureux
Publié le 13/02/2012
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Sire,
La liste des pensions dont votre Majesté gratifie pour l'an de grâce 1682 les savants, les artistes, les écrivains qui s'efforcent de contribuer à la gloire de son règne et au prestige de la France vient de me parvenir. Je l'ai aussitôt parcourue, et j'ai été infiniment touché de m'y voir figurer une fois encore. Sans plus tarder, je vous en exprime ma très sincère et très respectueuse gratitude....

«
déclin, il ne reste pas moins le plus noble de nos éqivains, le créateur de
cette tragédie que M.
Racine a portée à sa perfection.
Quoi! maintenir vos
faveurs à d'obscurs personnages comme les Godefroi ou les Cassagne, et
les refuser à l'auteur du Cid? Cette seule comparaison est déjà une injure;
que penser de la diversité des traitements?
J'en appelle, Sire, à votre amour de la justice, connu de tous vos sujets.
Sans doute, ce commis hanté par la nécessité d'économiser, s'est imaginé
que M.
Corneille, bien renté, se pouvait passer de vos largesses.
Or, sans
pousser le tableau au noir, je puis affirmer qu'il n'en est pas ainsi.
Dès·
longtemps il a vendu sa charge d'avocat à Rouen, pour venir s'établir à
Paris où l'appelaient ses devoirs d'académicien et ses intérêts d'auteur.
Hélas! la poésie, de nos jours ne suffit pas à nourrir son homme, surtout
quand celui-ci a le courage - que je n'ai pas eu, je l'avoue - d'élever une
nombreuse famille.
Des sept enfants de M.
Corneille, deux, Sire, sont entrés au service de
Votre Majesté.
Honor, onus; ce père, digne des héros qu'il a créés au théâtre,
s'est montré héroïque dans la vie réelle.
L'entretien aux armées de deux
capitaines est lourd à qui ne possède point de gros revenus.
Con~quent
avec lui-même il a compris qu'un vrai chrétien n'a le droit de refuser quoi
que ce soit à son Dieu.
L'une de ses filles ayant entendu l'appel divin, il
lui consacra cette enfant très chère.
Il fallut la doter, et vous savez ce
qu'il en coûte pour faire vœu de pauvreté dans certains monastères.
Son fils
Thomas est pourvu, il est vrai, d'une abbaye, mais combien lui en a-t-il
coûté pour le conduire dignement jusqu'au sacerdoce et combien d'années
a-t-il dû attendre l'attribution de ce modeste bénéfice!,
Songez, Sire, que le retrait de sa pension a suivi de près la mort glorieuse
d'un fils tué en combattant pour vous au siège de Grave; qu'il se saigne aux
quatre veines pour son cadet, capitaine de chevau-légers; qu'il a dû
vendre sa maison natale pour permettre à sa fille d'entrer chez les Dames
Dominicaines du Faubourg Cauchoise, à Rouen; que, pour établir ses
autres enfants, il s'est vu dans la nécessité d'aliéner des biens de fa
mille; qu'enfin, pour réduire sa dépense, il vient, pour la seconde fois,
de changer de domicile et de se loger dans un quartier bruyant, plus pro
pice aux petites industries et aux pauvres métiers qu'à l'inspiration poé
tique ou à la quiétude à laquelle aurait droit l'illustre vieillard.
Tel est l'homme, Sire, qu'un épureur de comptes prive, en sa morose
vieillesse, des ressources jadis accordées par vous, sans qu'il ait en rien
démérité.
Après les démarches qui lui ont tant coûté, pour recouvrer
ce dont on le privait sans lui en fournir la raison, il avait résolu de
s'enfermer dans un silence plein de dignité.
Il n'en est sorti que pour célé
brer vos victoires et pour vous remercier d'avoir fait représenter à Ver
sailles six de ses plus belles œuvres.
Autant il se croit obligé de s'associer
à vos triomphes, de vous témoigner sa reconnaissance, autant il lui répugne
de vous importuner par des réclamations et des sollicitations.
Voilà pourquoi, Sire, moi, votre obligé, usant aujourd'hui d'une audace
inouïe, je me substitue au vieillard meurtri par la vie.
Le culte que j'ai
toujours professé pour votre gloire et pour les belles-lettres m'a seul dicté
cette démarche téméraire.
Il ne sera pas dit que, chargé d'écrire les fastes.
»
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