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LEVER DE LUNE SUR CARTHAGE (GUSTAVE FLAUBERT, Salammbô)

Publié le 04/07/2011

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flaubert

La lune se levait à ras des flots, et, sur la ville encore couverte de ténèbres,, des points lumineux, des blancheurs brillaient : le timon d'un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle d'un mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient, çà et là, comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des masses plus sombres dans l'obscurité, et, au bas de Malqua, des filets de pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre, comme de gigantesques chauves-souris déployant leurs ailes. On n'entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage des palais ; et au milieu des terrasses les chameaux reposaient tranquillement, couchés sur le ventre à la manière des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons : l'ombre des colosses s'allongeait sur les places désertes; au loin quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles chauffées par le soleil. (GUSTAVE FLAUBERT, Salammbô)

MATIÈRE. — Montrer comment Flaubert a donné à cette description le caractère d'une notation de peinture ; pourquoi ce tableau est riche à la fois de couleur et de réalité, avec quelle conscience l'artiste en a reconstitué la vérité locale, et à l'aide de quels détails caractéristiques et évocateurs. Vous étudierez, d'autre part, comment la forme est adaptée à la vérité locale, et si, en se privant de l'emploi des termes étrangers, Flaubert est parvenu à une représentation très vivante d'un paysage carthaginois. Vous observerez enfin le rythme, l'ordre des mots, le choix des sons, et le parti qu'en a tiré le grand artiste dans la reconstitution de ce tableau historique et poétique.

Laissez-vous guider par la matière ; elle vous offre des cadres que vous devez remplir.  Il y a deux parties dans le premier paragraphe : 1° Comment Flaubert a-t-il fait passer dans l'écriture littéraire la plastique et la couleur ?  2° Comment a-t-il reconstitué la vérité locale, guidé par son goût de « l'exotique à travers le temps « ?  Vous remarquerez que le seul objet de la description est la lumière et que, se refusant à laisser une place, si petite fut-elle, à l'émotion morale, le grand écrivain veut en effet rivaliser avec le peintre; — de plus, dans cet effort vers le réalisme artistique, Flaubert ne se contente pas delà« vraisemblance « ; il a la volonté de retrouver les détails significatifs qui donnent à la scène son vrai caractère, et fassent apparaître l'époque, la race, la civilisation. Mais, tandis que le peintre n'a à sa disposition que la ligne et la couleur, l'écrivain a à sa disposition non seulement le temps et l'espace, niais encore les mots qui notent les sons, les odeurs,, etc. La littérature l'emporte donc sur les arts plastiques; vous avez là une occasion de le démontrer.

flaubert

« peine, brillante par le contraste entre ce qui est frappé par les rayons et ce qui reste enseveli dans l'ombre.

Cela estindiqué dès le début ; et, sur la ville encore couverte de ténèbres...

D'une part, des lueurs qui scintillent ; del'autre, des masses troubles, indécises, obscures.Cet artiste est un moderne.

Il ne demande pas au dessin de suggérer cette vision ; il n'est pas de l'école classiqueen peinture.

Les procédés de Le Sueur, demandant à la nature un décor poétique pour encadrer ses Muses, ou ceuxde Nicolas Poussin cherchant à nous faire goûter le charme innocent de la vie rustique en entourant de fraisombrages ses Bergers d'Arcadie, ne sauraient convenir à un peintre passionné pour la couleur pure.

Celui-ci nedessine pas, pour ajouter ensuite la couleur au dessin.

Il conçoit son œuvre en couleur, par la couleur et pour lacouleur.

Il applique ses teintes avec une décision heureuse, et obtient l'effet du premier coup ; puis, par desoppositions de valeurs, il le détermine, il le précise.

Ce n'est pas uniquement un calcul habile, c'est un sens trèsoriginal du rapport de la lumière et des ombres, sens d'autant plus sûr que le peintre a plus longuement réfléchi surle choix du sujet, du moment, du point de vue.

Rien d'ailleurs ne vient troubler l'exécution.

Plus que le paysage, ilaime son art, et il ne voit dans la nature baignée par les premiers rayons de la lune, ni un thème de méditationsreligieuses ou philosophiques, ni un prétexte à des effusions sentimentales, mais des couleurs, des teintes, desnuances, des formes.

Il n'y a ici ni personnage, ni idées ; il n'y a pas davantage de sentiment extérieur à la natureelle-même : la lumière est le seul, l'unique objet de la description.Dans cet amour ardent des formes et des couleurs, Flaubert va plus loin encore.

Il évoquera la réalité d'une façon siintense qu'à la vue du tableau le spectateur puisse localiser, dans le temps et dans l'espace, le paysage qu'il a sousles yeux.

La ville encore couverte de ténèbres, c'est la Carthage d'Hannon et d'Hamilcar.

Dans cet art fort parcequ'il est sobre, les détails sur lesquels se pose la lumière et ceux qu'elle nous laisse deviner à travers la nuit, doiventêtre caractéristiques d'une époque, d'une race, d'une civilisation.

Des croquis apportés dans ses carnets de voyage,de ses souvenirs personnels et aussi des souvenirs que lui ont laissés ses immenses et curieuses lectures, Flaubertextrait les détails les plus nettement significatifs, et, en les faisant entrer dans son tableau, il accuse ces détails.Autour d'eux notre imagination reconstituera l'antique et lointaine cité, avec ses divinités cruelles, son peuple dematelots et ses étranges monuments.Mais ce peintre est un grand écrivain.

Sa plume est un pinceau, elle est aussi autre chose.

Instrument plus soupleet plus expressif de la réalité, elle n'a pas accompli sa tâche quand elle a représenté la forme plastique des objets.Elle pourrait les animer de la vie même de l'auteur, de ses sentiments, de ses tristesses et de ses joies.

Flaubert s'yrefuse absolument.

A défaut, il nous donnera la sensation du silence nocturne, qui pèse sur ce paysage.

Après lapeinture, la musique ; les sons après les couleurs, ou plutôt, en même temps que les couleurs.

Et, comme il a legrand avantage de disposer du temps, il fait apparaître derrière le tableau les scènes qui ont précédé.

Il nousramène en arrière, il nous montre à quelle activité ce sommeil profond a fait suite.

Nouveau contraste, non plusentre la lumière et l'obscurité, mais entre le bruit et le calme, et, dans le fond, cette fumée, dernier vestige d'unecérémonie religieuse, nous rappelle, à l'heure où tout repose, l'heure où tout était travail et tumulte.

Et voici enfinune supériorité nouvelle de la plume sur le pinceau : les sensations de l'odorat se joignent à celles de la vue et del'ouïe, et les parfums que Flaubert recueillit peut-être dans quelque port d'Égypte ou de Tunisie sont notés de façonà nous aider encore à reconstituer le paysage unique que l'artiste veut faire vivre devant nous.Certes, ce sont les notations visuelles qui prédominent.

On le voit bien si l'on marque les divers moments de cetteévocation : Toujours est-il que l'artiste avait une perception trop subtile des sons et des odeurs pour ne pas associer tous lessens à la description, dans cet effort consciencieux pour traduire le réel avec toute sa beauté complexe, particulière. »

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