L'homme à la cervelle d'or - Alphonse Daudet
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
A quelque temps de là, l'homme à la cervelle d'or devint amoureux, et cette fois tout fut fini... Il aimait du meilleur de son âme une petite femme blonde, qui l'aimait bien aussi, mais qui préférait encore les pompons, les plumes blanches et les jolis glands mordorés9 battant le long des bottines. Entre les mains de cette mignonne créature, - moitié oiseau, moitié poupée, - les piécettes d'or fondaient que c'était un plaisir. Elle avait tous les caprices ; et lui ne savait jamais dire non ; même, de peur de la peiner, il lui cacha jusqu'au bout le triste secret de sa fortune. - Nous sommes donc bien riches ? disait-elle. Le pauvre homme lui répondait : - Oh ! oui... bien riches ! Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crâne innocemment. Quelquefois cependant la peur le prenait, il avait des envies d'être avare ; mais alors la petite femme venait vers lui en sautillant, et lui disait : Mon mari, qui êtes si riche ! Achetez-moi quelque chose de bien cher... Et il lui achetait quelque chose de bien cher. Cela dura ainsi pendant deux ans ; puis, un matin, la petite femme mourut, sans qu'on sût pourquoi, comme un oiseau... Le trésor touchait à sa fin ; avec ce qui lui restait, le veuf fit faire à sa chère morte un bel enterrement. Cloches à toute volée, lourds carrosses tendus de noir, chevaux empanachés, larmes d'argent dans le velours, rien ne lui parut trop beau. Que lui importait son or maintenant ?... Il en donna pour l'église, pour les porteurs, pour les revendeuses d'immortelles10 ; il en donna partout, sans marchander... Aussi, en sortant du cimetière, il ne lui restait presque plus rien de cette cervelle merveilleuse, à peine quelques parcelles aux parois du crâne. Alors on le vit s'en aller dans les rues, l'air égaré, les mains en avant, trébuchant comme un homme ivre. Le soir, à l'heure où les bazars s'illuminent, il s'arrêta devant une large vitrine dans laquelle tout un fouillis d'étoffes et de parures reluisait aux lumières, et resta là longtemps à regarder deux bottines de satin bleu bordées de duvet de cygne. "Je sais quelqu'un à qui ces bottines feraient bien plaisir ", se disait-il en souriant ; et, ne se souvenant déjà plus que la petite femme était morte, il entra pour les acheter. Du fond de son arrière-boutique, la marchande entendit un grand cri ; elle accourut et recula de peur en voyant un homme debout, qui s'accotait au comptoir et la regardait douloureusement d'un air hébété. Il tenait d'une main les bottines bleues à bordure de cygne, et présentait l'autre main toute sanglante, avec des raclures d'or au bout des ongles. Telle est, madame, la légende de l'homme à la cervelle d'or. Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d'un bout à l'autre... Il y a par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à vivre de leur cerveau et paient en bel or fin, avec leur moelle et leur substance, les moindres choses de la vie. C'est pour eux une douleur de chaque jour ; et puis, quand ils sont las de souffrir...
Alphonse Daudet est connu aujourd'hui pour ses lettres de mon moulin, parues en 1869. dans l'une de ces lettres, il entreprend de relater à l'adresse de la « dame qui demande des histoires gaies « un conte, ce qu'il nomme lui-même une « légende mélancolique «, qui met en scène « un homme à la cervelle d'or «, qui ne saura pas faire bon usage d'un don exceptionnel offert à sa naissance puisqu'il finira dans la détresse et la misère morales. Le passage à commenter est la fin du conte, qui se compose du dénouement narratif et d'une morale explicite. Le héros vient de tomber amoureux ; commence alors sa lente dégénérescence, dont Daudet entend tirer des leçons. Nous verrons tout d'abord que l'auteur maîtrise l'art du récit afin de donner avec plus de force un enseignement moral au lecteur.
«
Dans sa « légende mélancolique » Daudet fait preuve d'une virtuosité littéraire importante afin de rendre son récitcaptivant et plaisant.A.
la vivacité narrativeTout d'abord, le récit est placé sous le signe de la vivacité narrative.
Le temps est concentré « cela dura ainsi deuxans » et les événements s'enchaînent sans temps morts.
De plus, l'usage de la polyphonie évite à l'auditoire de selasser.
L'alternance du récit (passé simple « dura » ; imparfait « achetait ») et du discours direct fait résonnerdifférentes voies : à celle du narrateur se mêle en effet celles des deux protagonistes que sont la « mignonnecréature » et le « pauvre homme » pour la voix finale de l'auteur de la lettre.
Enfin, l'efficacité rythmique du récitrepose sur sa composition.
Daudet sait suggérer une atmosphère dramatique et créer une tension.
Ainsi, toute lapremière partie du récit est euphorique et heureuse comme en témoigne la ponctuation expressive dans les parolesde la jeune coquette.
Le champ lexical du bonheur domine (« plaisir, amour, sautillant »).
Soudainement, Daudetrompt cette atmosphère pour faire sombrer le récit dans le drame : la mort saisit « la petite femme » de manièreinexpliquée et subite, puis le héros sombre dans la démence.
La comparaison « comme un homme ivre » ainsi quel'adjectif « égaré » montre le dérèglement mental du protagoniste.
Les points de suspension sont la traductionsyntaxique de cette perte de repères.
Le cri final, ainsi que la « peur » de la vendeuse, marquent l'apogée de cettemontée de la tension.
Le récit s'achève sur une image forte, où blanc « bordure du cygne » et rouge « toutesanglante » forment un contraste criant.B.
des personnages attachantsDe plus, Daudet réussit son texte car il peint des personnages attachants.
La jeune amante du héros est belle etséduisante « mignonne créature », frivole certes mais aussi vulnérable « moitié oiseau, moitié poupée ».
Lamétaphore filée de l'oiseau (« mangeait le crâne, sautillait, comme un oiseau ») insiste sur le caractère gracile etfragile.
Malgré ses caprices, elle reste sympathique aux yeux du lecteur -il ne faut pas oublier que le destinataire duconte est une femme (« Madame ») car elle incarne le « plaisir » et la vie.
De même, on ne peut que compatir ausort du héros.
Les signes du pathétique sont multiples : l'adjectif « pauvre », les « larmes » et l'ombre de la mort quis'abat sur lui le rendent pitoyable.
Les hyperboles « un grand cri » et l'adverbe « douloureusement » qui résonnelonguement dans la phrase exhibent cette souffrance aiguë.
On souffre pour cet homme « égaré » et déchu.
Daudetsait ainsi peindre des personnages dont l'auditoire peut se sentir proche.C.
Entre réalisme et féerieEnfin, l'hésitation entre réalisme et féerie permet au lecteur de savourer les délices d'un monde imaginaire, mais quifinalement ressemble au quotidien.
Ainsi le merveilleux règne comme dans tout conte : l'absence de causalitérationnelle pour expliquer la mort de la jeune femme « comme un oiseau » dit le triomphe du poétique et du figurésur le réalisme et la gravité de la vie ; de même le foisonnement des richesses (« velours, argent, lourd carrosse »)lors de l'enterrement dessine un monde idéal et peu vraisemblable.
Cependant des éléments plus prosaïques ancrentle récit dans un univers quotidien, ce qui permet au lecteur d'entrer dans l'intrigue.
La description minutieuse desbottes ou la banalité des paroles de la « petite femme », « Nous sommes donc bien riches » rappellent desévénements de la vie de tous les jours.
La féerie et le quotidien se côtoient donc pour envoûter, sans jamais égarerle lecteur.Conclusion partielle et transitionDaudet sait en ce dénouement manifester un talent de conteur : il allie vivacité narrative, atmosphère réaliste etféerique, personnages pitoyables et attachants pour mieux séduire son auditoire.
Cependant, derrière cet aspectplaisant, le conte de Daudet a pour objectif de délivrer un enseignement.II.
La critique de la frivolitéLa leçon est d'abord morale.
À travers ce récit pathétique, Daudet entreprend une critique de la frivolité et de lacoquetterie.
En effet, malgré ses airs fragiles de « petit oiseaux » la « petite femme» est responsable de la mort deson amant.
Les énumérations soulignent un amour pathologique pour les parures.
La jeune femme entasse et amasseau lieu de dispenser de l'amour.
La récurrence des notations de couleur (« Blanches, mordorés, bleus ») ainsi que ladescription de matières (« plumes, velours, satin ») trahissent un goût pour l'apparence et l'éclat superficiel.
Ce vicenuit à son entourage.
La métaphore culinaire « mangeait » traduit l'aspect rapace du personnage féminin, quidépèce sa proie.
C'est le corps même du héros qui finira rongé et meurtri, puisqu'en « pauvre homme », il ne lui resteplus à la fin du récit que des « raclures d'or au bout des ongles ».C.
La critique d'une société matérialistePlus qu'une condamnation morale de la coquetterie et de la vanité, le conte de Daudet peut se lire comme uneattaque contre la société matérialiste de son temps.
Nous sommes en 1869 quand paraît le texte, et la révolutionindustrielle s'amorce.
À l'image de ce mot « or »que Daudet répète dans son texte, la société commence à vouer unculte au dieu argent.
Il est symptomatique de voir que le personnage pense pouvoir combler son chagrin en «faisant faire un bel enterrement » à sa maîtresse, et que l'ultime lieu du récit soit une « boutique ».
C'est dans cettesociété matérialiste que l'homme de lettres ne peut trouver sa place.
C'est bien le sens de la morale finale : « lespauvres gens condamnés à vivre avec leur cerveau » ne sont autres que les littérateurs.
En effet, « le bel or fin »qu'ils produisent ne doit pas être entendu dans un sens matériel.
C'est le texte littéraire qui est ici désigné: ciseléeet travaillée, la parole auctoriale est ce qui n'a pas de prix.
Les artistes mettent tout leur c½ur et leur corps («moelle, substance ») pour arracher de leur âme des vers ou des mots.
L'image finale de la souffrance de l'artisterenvoie à une mythologie ou à un cliché romantique encore vivace : pour les romantiques, tels Vigny ou Musset,l'homme de lettres est un incompris, condamné à la marginalité et l'exclusion sociale.
C'est précisément ce qui arriveau héros dans le texte : il est dévoré par une société rapace, qui ne reconnaît pas les qualités de l'âme.
La seuleissue pour cet homme souffrant est le suicide, qui apaise sa « las[situde] de souffrir ».Conclusion partielleAinsi Daudet nous livre plus qu'une leçon morale de son texte.
C'est à une condamnation radicale des valeurs de son.
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