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L'incipit de La Condition humaine de Malraux

Publié le 17/01/2022

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21 mars 1927 Minuit et demi. Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même - de la chair d'homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! La vague de vacarme retomba : quel embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes...). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n'existait plus. Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu'il le tuerait. Pris ou non, peu importait. Rien n'existait que ce pied, cet homme qu'il devait frapper sans qu'il se défendît - car, s'il se défendait, il appellerait.

Ce texte constitue l'ouverture de La Condition humaine. L'action se situe au cœur de la nuit du 21 mars 1927 à Shanghai, et plonge d'emblée le lecteur dans un climat de danger et de clandestinité. Dans cette scène, le jeune terroriste Tchen s'apprête à commettre un assassinat. Après avoir étudié l'originalité de cet incipit, nous verrons comment la plongée dans l'univers intérieur d'un terroriste permet la création d'une atmosphère.

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« pas sans hésitation comme le montrent les phrases interrogatives (« Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ?Frapperait-il au travers ? »), ni sans angoisse (« L'angoisse lui tordait l'estomac »), ce que montrent encore lesnombreuses répétitions (« Combattre, combattre »).

Sa conduite n'est pas celle d'un assassin classique.

Tchen, eneffet, aimerait presque être surpris comme l'indique la mention « ennemis qui se défendent, ennemis éveillés ».D'autre part, la répétition du verbe « devoir », précédée du verbe introducteur « se répéter », le futur dans le passé« il savait qu'il le tuerait », montrent la tentative d'auto persuasion du terroriste.

La composition d'ensemble dutexte, avec la succession de plans, permet de suivre l'évolution progressive de la pensée de l'assassin. L'homme face à son destinTchen éprouve une sorte de hantise devant le sacrifice d'un être vivant comme le suggère l'incise « de la chaird'homme ».

Les jeux de lumière mettent en valeur « le volume et la vie » du pied.

Cette situation le plonge dans undilemme, car il a le sentiment de devenir un bourreau, un sacrificateur.

Aussi rêve-t-il d'« ennemis qui se défendent», d' « ennemis éveillés » mais à la fin du passage il éprouve le sentiment contraire.

L'angoisse de Tchen réside nontant dans le fait de commettre un assassinat que dans le sentiment, par cet acte, d'être exclu de l'humanité commele montre la parenthèse, transcription de sa pensée, « là-bas, dans le monde des hommes...

».

L'interruption de laperception auditive (« La vague de vacarme retomba ») le renvoie à sa solitude fondamentale.C'est une psychologie d'un autre type qui est ici en jeu, et la description des éléments du décor, vue par Tchen,permet de créer une atmosphère pesante. • La création d'une atmosphère Le système d'oppositionsLa scène est régie par un système d'oppositions entre l'intérieur et l'extérieur.

La chambre est plongée dansl'obscurité (le corps est « moins visible qu'une ombre »), le silence (le sommeil), l'immobilité par opposition à l'arrière-plan de la ville éclairée (« la seule lumière venait du building voisin »), bruyante (« Quatre ou cinq klaxons grincèrentà la fois »), en mouvement (les voitures).

L'atmosphère oppressante de la chambre, contrebalancée par révocationdu monde extérieur, est ainsi mise en relief.

D'autre part, la fenêtre laissant passer la lumière de la ville, et faisantainsi le lien entre les deux mondes, permet de n'éclairer que la moustiquaire et le pied de l'homme, donnant à celui-ciune valeur dramatique. — Entre thriller et tragédieDans cette scène, toute en noir et blanc, Malraux a recours aux ressorts traditionnels du roman policier : angoissede la mort suspendue sur lavictime comme sur l'assassin, motif du geste de la mise à mort.

Le suspense ainsi créé, renforcé par l'absence detoute explication, suscite la curiosité du lecteur et l'attente du déroulement de l'intrigue.

L'impression étouffante detête-à-tête avec la mort tient au lieu clos de la chambre, qui par l'évocation des « barreaux de la fenêtre » rayantle lit, se transforme en prison.

Cette mise à mort soustraite au temps (« cette nuit où le temps n'existait plus »)prend un caractère sacré et rituel et la vision de « la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière »prend une dimension fantastique.

D'autre part, la répétition du verbe « devoir » donne à l'acte de Tchen uncaractère irréversible propre à la tragédie. • L'intensité émotionnelle de la scène est due au mélange des registres et au lien créé entre les éléments du décoret les pensées du personnage.

Dès l'ouverture, le ton du roman est donné.. »

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