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Maupassant : Bel-Ami : IIe partie, chapitre VIII

Publié le 10/10/2010

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Duroy et sa femme dînent chez Mme Walter, toujours amoureuse de Bel-Ami, qui ne veut plus d'elle. Suzanne et Rose, les filles des Walter, sont présentes. Quand ils arrivèrent, la Patronne était seule dans le petit boudoir Louis XVI adopté pour ses réceptions intimes. Vêtue de noir, elle avait poudré ses cheveux, ce qui la rendait charmante. Elle avait l'air, de loin, d'une vieille, de près, d'une jeune, et, quand on la regardait bien, d'un joli piège pour les yeux. «Vous êtes en deuil ?« demanda Madeleine. Elle répondit tristement: « Oui et non. Je n'ai perdu personne des miens. Mais je suis arrivée à l'âge où on fait le deuil de sa vie. Je le porte aujourd'hui, pour l'inaugurer. Désormais je le porterai dans mon coeur. « Du Roy pensa: « Ca tiendra-t-il, cette résolution-là? « Le dîner fut un peu morne. Seule Suzanne bavardait sans cesse. Rose semblait préoccupée. On félicita beaucoup le journaliste. Le soir on s'en alla, errant et causant, par les salons et par la serre. Comme Du Roy marchait derrière, avec la Patronne, elle le retint par le bras. «Écoutez, dit-elle à voix basse... Je ne vous parlerai plus jamais de rien, jamais. Mais venez me voir, Georges. Vous voyez que je ne vous tutoie plus. Il m'est impossible de vivre sans vous, impossible. C'est une torture inimaginable. Je vous sens, je vous garde dans mes yeux, dans mon coeur et dans ma chair tout le jour et toute la nuit. C'est comme si vous m'aviez fait boire un poison qui me rongerait en dedans. Je ne puis pas. Non. Je ne puis pas. Je veux bien n'être pour vous qu'une vieille femme. Je me suis mise en cheveux blancs pour vous le montrer, mais venez ici, venez de temps en temps, en ami « Elle lui avait pris la main et elle la serrait, la broyait, enfonçant ses ongles dans sa chair. Il répondit avec calme : « C'est entendu. Il est inutile de reparler de ça. Vous voyez bien que je suis venu aujourd'hui, tout de suite, sur votre lettre. « Walter, qui allait devant avec ses deux filles et Madeleine, attendit Du Roy auprès du «Jésus marchant sur les flots «. Figurez-vous, dit-il en riant, que j'ai trouvé hier ma femme à genoux devant ce tableau comme dans une chapelle. Elle faisait là ses dévotions. Ce que j'ai ri ! « Mme Walter répliqua d'une voix ferme, d'une voix où vibrait une exaltation secrète : « C'est ce Christ-là qui sauvera mon âme. Il me donne du courage et de la force toutes les fois que je le regarde. « Et, s'arrêtant en face du Dieu debout sur la mer, elle murmura: « Comme il est beau! Comme ils en ont peur et comme ils l'aiment, ces hommes ! Regardez donc sa tête, ses yeux, comme il est simple et surnaturel en même temps ! Suzanne s'écria: « Mais il vous ressemble, Bel-Ami. Je suis sûre qu'il vous ressemble. Si vous aviez des favoris, ou bien s'il était rasé, vous seriez pareils tous les deux. Oh! mais c'est frappant. « Elle voulut qu'il se mît debout à côté du tableau; et tout le monde reconnut, en effet, que les deux figures se ressemblaient! Chacun s'étonna. Walter trouva la chose bien singulière. Madeleine, en souriant, déclara que Jésus avait l'air plus viril. Mme Walter demeurait immobile, contemplant d'un oeil fixe le visage de son amant à côté du visage du Christ, et elle était devenue aussi blanche que ses cheveux blancs.

Ayant par jeu et par ambition séduit Mme Walter, Duroy cherche à présent à se débarrasser de son amour passionné. Dans Bel-Ami, le contraste entre la médiocrité morale du personnage et l'attitude des femmes qui l'aiment, lui restent fidèles et se conduisent noblement, est un des ressorts de l'ironie généralisée à l'encontre du personnage et de son milieu.

 

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« personnages : à l'évocation par Mme Walter du « deuil de sa vie» succède l'interrogation vulgaire et peu littéraire de Duroy; de même, au discours émouvant et suppliant de sa maîtresse, il répond de manière glaciale.

Le contraste estégalement net entre l'exclamation de Walter (« ce que j'ai ri !») et la réponse exaltée de sa femme.

C'est donc en multipliant les discours directs et en introduisant un décalage de ton entre les paroles dignes et tragiques de MmeWalter et celles des autres, que le narrateur parvient, sans faire usage de la focalisation interne, à isoler le pluscomplètement possible le personnage: le lecteur est invité à interpréter lui-même la situation, à reconstituer lessentiments du personnage, et donc à les ressentir avec une vigueur particulière. &Amour religieux, amour profane La vénération de Mme Walter vis-à-vis du tableau religieux, la part de sensualité qui entre dans son exaltation,montre toute l'ambiguïté de son « deuil » vis-à-vis de Duroy.

À la fin du passage, il est difficile de savoir si c'est levisage du Sauveur qu'elle contemple ou celui de son amant. Les deux amours.

La ressemblance de Bel-Ami avec Jésus est évidemment ce qui permet d'entretenir cette confusion.

Ici encore, le discours de Mme Walter, qui évoque le caractère « surnaturel» du dieu peint, forme un contraste avec l'exclamation de Suzanne qui note la ressemblance du Christ avec Bel-Ami: la mère évoque « sa tête», « ses yeux», éléments nobles de sa physionomie, alors que la fille s'intéresse aux éléments futiles (les « favoris» supposés du Christ et sa barbe rasée), ou que Madeleine s'amuse à mentionner la virilité du Christ.

Ce rapprochement du sacré et du profane, présent dans la comparaison entre le Christ et le journaliste, met enévidence les deux pôles de l'amour de Mme Walter.

Les termes que cette dernière utilise pour évoquer son rapport àBel-Ami («Je vous sens, je vous garde dans mes yeux, dans mon coeur et dans ma chair») dénotent une gradation vers la sensualité, tandis que ceux utilisés à propos du Christ (il « sauvera [son] âme», lui « donne du courage»), relèvent du registre de la spiritualité.

Cependant, Mme Walter évoque également l'amour et la peur que le Christinspire, alors même qu'elle vient d'exprimer à Georges à la fois sa passion pour lui et la terreur qu'il ne vienne plus lavoir. Érotisation du sentiment religieux.

L'ambiguïté est donc constitutive du rapport de Mme Walter au Christ: le rythme binaire des exclamations rend compte de cette dualité profonde : les hommes « en ont peur» et « ils l'aiment», il est à la fois « simple» et « surnaturel».

Ce dernier adjectif clôt une phrase qui commençait par l'exaltation de la beauté du Christ, soulignant combien le spirituel fait bon ménage avec l'attirance sensuelle.

Lechamp lexical de la vue met en évidence le désir de la vieille maîtresse de capter encore le regard du jeune homme •elle est « un joli piège pour les yeux» ; elle le supplie : « venez me voir», elle lui « montre» ses cheveux blancs pour le rassurer et elle le garde elle-même dans les « yeux».

Ce contexte donne un sens particulier, chargé de sous- entendus, au verbe « regarder» quand elle l'emploie à propos de Jésus (il lui donne « du courage et de la force toutes les fois [qu'elle] le regarde»).

Il est impossible, à la fin du texte de déterminer si le personnage fait la distinction entre exaltation religieuse et ferveur amoureuse. Déclarations publiques, aveu privé Le passage est donc placé sous le signe de la dualité : celle, nous l'avons vu, entre la tragédie intérieure de MmeWalter et l'humeur légère des autres personnages.

Celle, également, entre les deux significations que l'amantedélaissée veut donner à ses discours et à ses actions: Mme Walter s'adresse en effet à la fois à son amant et à safamille, elle cherche à exprimer le plus nettement possible à Bel-Ami ce qui doit rester secret pour tous les autres. À qui s'adresse Mme Walter? La stratégie de Mme Walter consiste à afficher ses sentiments publiquement tout en gardant secret leur destinataire véritable : sa réponse à Madeleine sur les vêtements noirs qu'elle porte sont enréalité à destination de Georges; de même, l'amour avoué pour le Christ lui permet d'exprimer ses sentiments pourBel-Ami : la voix «ferme» cache une « exaltation» qui n'a de raisons d'être « secrète» que si ses causes sont inavouables.

Enfin, on peut se demander pourquoi, s'il s'agit vraiment de sauver son âme, elle parle de « ce Christ- là» — celui du tableau qui ressemble tant à Bel-Ami — et non du Christ en général : le démonstratif indique, là encore, que Mme Walter ne parle en fait qu'à George Duroy. L'ambiguïté de l'aveu privé.

Mme Walter s'exprime surtout à l'intention de Georges, auquel elle semble promettre la rupture que celui-ci souhaite.

Cependant, cette promesse est en même temps accompagnée d'une demanded'amour.

L'exemple des cheveux blancs est à cet égard particulièrement significatif: il s'agit à la fois de rassurer sonamant sur les sentiments de résignation qui sont les siens, mais en même temps, ces cheveux trop blancs larajeunissent paradoxalement, parce qu'ils sont seulement « poudrés».

Cette ambiguïté est partiellement dissipée à la fin du texte : la Patronne semble avoir des « cheveux blancs» réels, sans qu'il soit fait mention de la poudre, comme si le choc de la ressemblance entre le Christ et son amant avait eu pour effet d'en faire une vieille femme.Toutefois, l'exaltation de sa voix quand elle supplie Bel-Ami de continuer à la voir, notable dans le rythme saccadéet la brièveté des propositions, montre la force de son amour au moment même où elle promet de laisser son amanten paix. (CONCLUSION) En jouant sur les contrastes de tonalité, sur les rapprochements insolites entre les personnages et sur les thèmesabordés dans le passage, le narrateur parvient à suggérer l'état d'esprit dans lequel chacun de ses personnages setrouve, sans avoir à intervenir directement d'un point de vue omniscient.

Le texte tient son pouvoir de suggestion àce retrait du narrateur, qui laisse au lecteur le soin de faire lui-même l'interprétation de la situation décrite.. »

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