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Maupassant: Une vie - Chapitre X

Publié le 17/01/2022

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Le comte de Fourville a découvert que sa femme le trompe avec Julien. Fou de colère, il part à la recherche du couple, en pleine tempête. Les grains, qui se succédaient, fouettait le visage du comte, trempaient ses joues et ses moustaches où l'eau glissait, emplissaient de bruit ses oreilles et son coeur de tumulte. Là-bas, devant lui, le val de Vaucotte ouvrait sa gorge profonde. Rien jusque-là qu'une hutte de berger auprès d'un parc à moutons vide. Deux chevaux étaient attachés aux brancards de la maison roulante. — Que pouvait-on craindre par cette tempête? Dès qu'il les eût aperçus, le comte se coucha contre terre, puis il se traîna sur les mains et sur les genoux, semblable à une sorte de monstre avec son grand corps souillé de boue et sa coiffure en poil de bête. Il rampa jusqu'à la cabane solitaire et se cacha dessous pour n'être point découvert par les fentes des planches. Les chevaux, l'ayant vu, s'agitaient. Il coupa lentement leurs brides avec son couteau qu'il tenait ouvert à la main; et une bourrasque étant survenue, les animaux s'enfuirent harcelés par la grêle qui cinglait le toit penché de la maison de bois, la faisant trembler sur ses roues. Le comte alors, redressé sur ses genoux, colla son oeil au bas de la porte et regarda dedans. Il ne bougeait plus; il semblait attendre. Un temps assez long s'écoula; et tout à coup il se releva, fangeux de la tête aux pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou qui fermait l'auvent au dehors, et, saisissant les brancards, il se mit à secouer cette niche comme s'il eût voulu la briser en pièces. Puis soudain il s'attela, pliant sa haute taille dans un effort désespéré, tirant comme un boeuf, et haletant; et il entraîna, vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu'elle enfermait. Ils criaient là-dedans, heurtant la cloison du poing, ne comprenant pas ce qui leur arrivait. Lorsqu'il fut en haut de la descente, il lâcha la légère demeure qui se mit à rouler sur la côte inclinée. Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujours plus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre de ses brancards. Un vieux mendiant blotti dans un fossé la vit passer d'un élan sur sa tête; et il entendit des cris affreux poussés dans le coffre de bois. Tout à coup elle perdit une roue arrachée d'un heurt, s'abattit sur le flanc et se remit à dévaler comme une boule, comme une maison déracinée dégringolerait du sommet d'un mont. Puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe, et tombant au fond, s'y creva comme un oeuf. Dès qu'elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieux mendiant, qui l'avait vue passer, descendit à petits pas à travers les ronces; et, mû par sa prudence de paysan, n'osant approcher du coffre éventré, il alla jusqu'à la ferme voisine annoncer l'accident. On accourut; on souleva les débris; on aperçut deux corps. Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L'homme avait le front ouvert et toute la face écrasée. La mâchoire de la femme pendait, détachée dans un choc; et leurs membres cassés étaient mous comme s'il n'y avait plus d'os sous la chair.

Ce passage fait pendant au chapitre IX où Jeanne, ayant découvert les chevaux de son mari et de Mme de Fourville dans la campagne, et ayant deviné leur idylle, choisit de se retirer sans rien dire. Dans ce passage, le comte ne parle pas non plus, mais il réagit à son infortune par une violence paroxystique, là où Jeanne n'éprouvait que de la résignation. Il s'agit ici du seul moment de révolte d'Une vie, qui contraste avec le reste du roman.

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« successifs du comte qui aboutissent à son acte meurtrier; la course mortelle de la maison jusqu'au fond du ravin.

Ladescription fait disparaître de la scène toute trace d'humanité, au profit d'un pur déchaînement de violence. Un animal.

Le comte de Fourville, précédemment dépeint comme un colosse passionné de chasse et peu sociable, est ici représenté comme une brute puissante plus proche de l'animal que de l'homme civilisé : il est assimilé à « une sorte de monstre avec son grand corps souillé de boue et sa coiffure en poil de bête», à « un bœuf».

La description du corps est éloquente à cet égard : la plupart de ses mouvements sont dirigés vers le bas, vers laterre, comme s'il ne pouvait marcher sur ses deux jambes; les verbes qui le concernent le soulignent («se coucha», « se traîna», « rampa», « se cacha dessous») ; le seul moment où il se relève le voit «fangeux de la tête aux pieds», son « geste» est «forcené», il halète. Disparition des êtres, domination des choses.

Alors que le comte devrait se trouver face à sa femme et à Julien, les seuls êtres vivants qu'il rencontre sont leurs chevaux.

Quant à l'unique présence humaine évoquée dans le texte,elle est celle du « vieux mendiant blotti dans un fossé»: il semble que rien d'autre qu'une humanité dégradée, pauvre et décrépite, ne pouvait ici subsister.

Le contact de Fourville avec les amants est toujours indirect, lacabane qui abrite leurs amours servant d'écran.

Julien et Mme de Fourville sont réduits à des objets qu'on observeou que l'on jette : non nommés, indifférenciés, ils ne sont présents qu'à travers le pronom personnel « ils», et les trois verbes qui les concernent, « criaient» « heurtant la cloison du poing» et « ne comprenant pas», soulignent leur impuissance.

Ce déséquilibre du rapport de force entre le comte et ses victimes se reflète dans les sujets : lepronom « il» désignant le comte prédomine dans la première partie du texte, mais c'est la maison, désignation métonymique et chosifiante des amants, qui est sujet des verbes dans la seconde partie.

Un mari de vieille noblesseque la jalousie transforme en animal; des chevaux et un mendiant comme seuls témoin ; des amants piégés par leurnid d'amour : tels sont les composantes de cette scène atroce, où la présence humaine est bannie ou dégradée. L'amour effacé La scène attendue où l'époux furieux confronte le couple n'a donc pas lieu.

Cette suppression des amants aboutit àune scène d'amour sans étreinte et à une scène de meurtre presque sans victime. Deux absents.

Julien et la comtesse sont très peu présents dans le texte : jamais nommés, ils n'apparaissent qu'à travers le pronom personnel « ils» et le pronom démonstratif « ceux», comme si leur identité et la réalité de leur existence importaient peu.

La scène romanesque habituelle où le mari surprend les amants au lit est ici remplacéepar le compte rendu des actions de Fourville (« Il ne bougeait plus; il semblait attendre.

Un temps assez long s'écoula; et tout à coup il se releva; fangeux de la tête aux pieds»); l'intensité de l'acte amoureux auquel il est censé assister est représentée par le rythme en cadence majeure des phrases mais la connotation érotique de laréaction du comte qui se « [relève]» et de la « [fange]» qui le recouvre est évidemment rendue ironique par le contexte : les mouvements du personnage et ses suites sont une image, certes parlante, mais quelque peu ridicule,de se qui se passe dans la cabane, et que le lecteur est invité à deviner. Deux cadavres.

Cette présence des amants, détectable seulement à travers celle de leurs chevaux, ne se manifeste ensuite que par leurs cris.

Leur situation dans la cabane ambulante ôte toute dignité à leur fin tragiqueet, lorsque la hutte s'écrase, ils passent au second plan dans le texte : la maison « [crevée] comme un oeuf», le « coffre éventré», et les « débris» sont d'abord évoqués, avant que ne soient mentionnés les « deux corps».

Quand les deux personnages apparaissent enfin pour le lecteur, ils sont morts, et leurs corps disloqués.

Ils sont décritsensemble ( «meurtris, broyés, saignants») comme si l'on ne pouvait les distinguer; ou, quand ils sont décrits individuellement, c'est à travers un corps morcelé («le front ouvert», la face écrasée », «la mâchoire»).

Ils sont enfin désignés de façon générique (1'« homme», « la femme»), comme si leur mort horrible les avait dépouillés de leur identité.

La comtesse, décrite jusque-là comme une femme diaphane et sophistiquée est présentée en destermes qui soulignent sa dislocation, avec l'évocation de sa « mâchoire [...] détachée dans un choc», où la triple occurrence du phonème « ch» donne l'impression de revivre le « choc». CONCLUSION La violence extrême de ce texte en fait un moment exceptionnel dans ce roman, oeuvre où habituellement lespersonnages subissent leur destin sans réagir.

Ici, l'être humain est représenté comme un être dénaturé — animalsans pitié ou corps inerte et brisé.

À aucun moment n'apparaît la possibilité d'une communication entre les êtres. Dans ce passage, le comte de Fourville, sorte de double masculin de Jeanne, assume ici ce rôle de manière ambiguë:il est à la fois son contraire, puisqu'il agit là où elle se résigne, mais il se montre aussi muet qu'elle, aussi incapabled'exprimer son outrage et sa colère. On peut rapprocher ce texte de la scène d'un autre roman de Maupassant, Bel-Ami, où Duroy planifie son divorce et instrumentalise l'adultère de sa femme en le faisant bourgeoisement constater par un commissaire.

Dans ces deuxromans, une même scène traditionnelle est traitée de deux façons antithétiques : celles-ci reflètent bien les deuxconceptions du monde que représentent Jeanne et Duroy.. »

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