MAXIME & LITTERATUE
Publié le 24/11/2018
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MAXIME. « Les proverbes des honnêtes gens », disait-on des maximes au xviie siècle; et, sans connaître l’usage anonyme et spontané de son concurrent populaire, la maxime a sans doute joué un peu ce rôle, dans un milieu bien moins figé cependant dans ses conduites et son idéologie : parole emblématique, signe d’appartenance à une communauté de doctes et de croyants, d’allégeance à une morale (généralement celle de la tradition humaniste, à laquelle son essor paraît lié); parole figée qui, après s’être inscrite sur la pierre des monuments, dont son métalangage imagé porte le souvenir (parole gravée, parole lapidaire...), dans les œuvres des grands penseurs ou de leurs disciples, dans la légende exemplaire des héros, continue d'inspirer les postérités fidèles; parole pleine et euphorique, dépôt de sagesse et d'expérience, grâce auquel l’individu d’une langue, d’une croyance et d'une culture ne s’engage jamais tout à fait démuni — ni tout à fait libre — dans la grande aventure du discours.
Mais nos siècles modernes ont moins besoin de ces formules inspirées et définitives, et la maxime aurait peut-être connu le sort du proverbe, condamné au déclin par le recul de la créativité et de l’autonomie du discours populaire, si elle n'avait été l'objet, essentiellement au xvir siècle, d’une promotion mondaine et surtout littéraire. Elle y était préparée par ses origines humanistes, son usage dans les classes cultivées, son utilité pédagogique; mais ce n’est point tant ce rayonnement attendu qui mérite d’être souligné que sa consécration comme forme littéraire. La Rochefoucauld n’a pas inventé la maxime, même si son nom lui demeure définitivement attaché, mais, partageant l’intérêt des moralistes de son temps pour certaines formes désuètes ou marginales du discours, il lui a assuré une survie et un avenir glorieux. Cette appropriation de la maxime par la littérature — entendons comme genre constitué et autonome, où le souci de la performance esthétique prime l’intention didactique, si elle ne la pervertit pas toujours — était rendue possible par l’ambiguïté de ce type d’énoncé. Par définition, la maxime (maxima sententia) se veut affirmation générale et incontestée, précepte ou règle de vie (Bossuet : « C’est la maxime qui fait les grands hommes »); elle sollicite les ressources du langage (prosodie, métrique, figures syntaxiques et stylistiques, effets de symétrie ou de fermeture) à l’appui de la force et de l’évidence d'une pensée; elle joint à l’autorité de l’idée la séduction de la formule bien trouvée, bien tournée. Mais une telle recherche de l’efficacité formelle ne peut être tout à fait innocente : elle requiert habileté et
«
artifice,
outre ces merveilleuses dispositions du langage
à travailler pour lui-même, qui ont dû plus d'une fois
surprendre La Rochefoucauld dans la rédaction de ses
maximes [voir LA RocHEFOUCAULD].
Ce double jeu, pour
ainsi dire, de la maxime, explique ses avatars de l'époque
récente : méprisée ou condamnée pour sa prétention
naïve à dire le vrai, à régenter les conduites (qui songe
aujourd'hui à s'autoriser d'une maxime, à «couvrir»
son discours ou ses actes d'un précepte?), elle a séduit
et continue de séduire les écrivains par le défi de sa
structure.
«Comme c'est vain, une idée», disait Jules
Renard, bon faiseur de maximes, « sans la phrase j'irais
me coucher».
Outre cette volonté d'exploiter d'abord une forme, La
Rochefoucauld a orienté l'écriture des maximes dans une
direction nouvelle, celle de la recherche de l'effet de
surprise, du paradoxe et même de la provocation.
C'est
là que son héritage a été immédiatement Je plus fécond.
Libérée de la nécessité de porter la bonne parole, celle
de la doxa humaniste, la maxime s'est ouverte aux jeux
du langage mais aussi à J'expression des différences et
des ruptures.
Ainsi, au xvmc siècle, pour un Vauvenar
gues [voir VAUVENARGUES] tentant de restaurer, contre
l'illustre précurseur, une sorte de climat humaniste (au
besoin, la maxime se fait contestation de la maxime :
«Pour savoir si une pensée est nouvelle, il n'y a qu'à
1 'exprimer bien simplement » ), des auteurs de la période
révolutionnaire, comme Chamfort ou Rivarol, aux deux
pôles du combat idéologique, vivent dans l'écriture des
maximes leur drame individuel.
L'aphorisme, dans sa
promptitude et son agressivité formelle, devient message
d'affirmation de soi, volonté de se différencier, règle
ment de comptes personnel avec les pratiques et les dis
cours dominants.
La discontinuité spécifique du genre
mime chez Chamfort les sursauts de J'indignation et de
la colère, l'irritation de la rancœur et de l'échec, la haine
du semblable.
Et même, paradoxalement, lorsque Rivarol
se fait l'apologiste d'un monde où règnerait, sous la
loi vigilante de la maxime, le conservatisme social et
politique le plus strict, son combat est déjà celui d'un
exclu, face à l'idéologie triomphante du progrès et de
1' égalitarisme : « Le génie en politique consiste non à
créer mais à conserver; non à changer mais à fixer; il
consiste à suppléer aux vérités par des maximes.
Car ce
n'est pas la meilleure loi mais la plus fixe qui est la
bonne ».
Rivarol ou la maxime saisie par la nostalgie de
son âge d'or ...
Pessimisme et dérision sont devenus les inspirateurs
privilégiés (maximistes/pessimistes, a-t-on pu dire).
On
sait que ce sont toujours les condamnations qui requiè
rent le moins de mots.
Mais ce qui frappe surtout, ce
qui est nouveau par rapport au siècle précédent, c'est la
démarche propre de l'écrivain; comme si, désormais,
l'aventure de la maxime devait se vivre solitairement,
dans une sorte de romantisme de l'écriture.
La maxime
n'est plus« cette vérité qui court les rues » selon le mot
de Vauvenargues; elle ne dit plus aux hommes la vérité,
mais leur vérité, au prix d'un déchirement qui, dans la
tourmente révolutionnaire, est celui de l'homme aigri et
désespéré (Chamfort) ou du proscrit (Rivarol); et sera
celui de 1' écrivain dans sa condition moderne [voir
CHAMFORT, RIVAROL) .
Loin du combat d'idées, mais contemporain de Cham
fort et de Rivarol, Joubert est l'inventeur de ce genre de
pensées intimistes où 1' auteur semble s'adresser plus à
lui-même qu'à ses semblables; la maxime a toujours
autant conscience de son prix et de sa rareté, m�is elle
se fait plus fragile, plus discrète; elle est destinée moins
à édifier les autres ou à les agresser qu'à gratifier son
auteur, à récompenser son labeur : «Je m'arrête jusqu'à
ce que la goutte de lumière dont j'ai besoin soit formée
et tombe de ma plume>> , écrit Joubert (voir JOUBERT .
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Joseph].
Le fragment exprime, à la fois, Je désir et l'im
puissance d'écrire, la peur du discours continu, vaniteux
et complaisant.
Bien des écrivains modernes, de Gide à
Valéry, hériteront de cette démarche, de ces scrupules,
qui poursuivront dans leur Journal, dans leurs Cahiers,
sorte d'envers de leur production officielle, ce face-à
face avec la phrase : comme si Je pressentiment et la
formulation de l'essentiel, vocation première de la
maxime, ne devaient plus se claironner sur la place publi
que, mais se murmurer, trouvaille précaire et précieuse,
écriture plus fragmentée que fragmentaire, dans la soli
tude et le secret.
Curieux destin que celui de la maxime, qui, du lieu
du pouvoir et de la maîtrise où elle fut longtemps placée,
se retrouve mener une existence clandestine dans les
régions les plus secrètes de la production de nos grands
écrivains.
Aujourd'hui, les abus triomphants d'un autre type de
discours de maîtrise, celui des sciences ihumaines, saisi
à la fois par J'ivresse de son flot et par Ea peur de tarir,
pourraient inciter ceux qui veulent poursuivre, dans et
par le langage, les vieilles interrogations sur l'homme, à
redécouvrir les vertus du discours discontinu (maxime,
fragment, pensée, aphorisme : le flottement terminologi
que a ici valeur de définition); à renouveler un pari aussi
vieux que 1' écriture elle-même : celui de risquer dans
une formule, phrase surgie entre deux silences, se soute
nant de la seule force de son achèvement et de son écho,
la vérité de l'homme et du langage..
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