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Mors de Victor Hugo, Les Contemplations (commentaire)

Publié le 27/05/2010

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Mors Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ. Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant, Noir squelette laissant passer le crépuscule. Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule, L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx. Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux Tombaient; elle changeait en désert Babylone, Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône, Les roses en fumier, les enfants en oiseaux, L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux. Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être. Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître? -- Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas; Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats; Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre; Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit; Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit. Derrière elle, le front baigné de douces flammes, Un ange souriant portait la gerbe d'âmes. Mars 1854. Victor Hugo, Les Contemplations (1856)

Au-delà du deuil et de la douleur, le poète s'interroge sur le sens de la mort en exprimant, avec sa tonalité personnelle, la question centrale de toute l'humanité. Plus précisément, le poème « Mors « se situe dans le passage du livre IV où, sa douleur apaisée, le poète espère en une vie éternelle : si effrayante qu'elle soit, la mort n'est qu'un passage; l'ange souriant la suit, et ouvre les portes du paradis. On ne négligera donc pas de montrer comment les deux derniers vers du poème inversent radicalement l'atmosphère qui précède.  Mais il va de soi que le sens final du texte et sa place dans le mouvement du recueil ne contribuent qu'en partie à son originalité : l'essentiel est dans la puissance visionnaire de l'évocation de cette Faucheuse, la valeur symbolique et intemporelle du tableau, la parfaite maîtrise de la versification. Tout l'art de Victor Hugo, en somme.  Comment rendre compte des multiples qualités de cet art, de ce texte? Une lecture méthodique par balayages successifs de ses divers aspects risque de manquer ce qui fait son effet et sa force d'entraînement : l'étroite relation de l'idée et de l'image, du mouvement visuel et du rythme, du « fond « et de la « forme «. On peut bien entendu, dans le travail préparatoire, repérer les diverses impressions que produisent ces évocations sur notre imaginaire, puis recenser les divers moyens d'expression (effets visuels, rythmiques; figures de style; versification). Mais il faut ensuite relier ces données spécifiques, montrer leur adéquation essentielle, et cela peut difficilement être fait autrement qu'en suivant le fil du texte.  Nous proposons donc de faire de ce texte une étude linéaire, après avoir caractérisé son mouvement et les éléments constitutifs de son organisation.

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« La logique de cette métamorphose, où chaque réalité humaine passe du tout au rien, présente tout de même uneexception : les enfants ne sont pas transformés en cadavres, mais « en oiseaux ».

Il y a mutation, certes, mais nonopposition.

Cela s'explique bien sûr par la délicatesse du poète, mais aussi par la pudeur de l'homme : il emploiera leverbe « s'envoler » à propos du décès de sa propre fille.

Par ailleurs, l'enfant est si proche encore du ciel dont ilsemble venir qu'il n'a pas besoin, semble-t-il, de périr charnellement pour rejoindre l'au-delà.

Enfin, cette exceptionfaite pour l'enfant annonce sans doute la fin du poème, son atmosphère consolatrice et immatérielle.Cette évocation retenue de la mort des enfants n'atténue pas pour autant le désespoir des mères.

Dans le vers 10,la coupe est étudiée pour donner à l'expression de la douleur une soudaine mise en relief (neuf syllabes, quicorrespondent au flux des pleurs).

L'image est traditionnelle (on parlait couramment de « torrents de larmes » auXVIIIe siècle), mais elle retrouve une vigueur inattendue dans la succession animée des métamorphoses opérées parla Mort sur le monde.

Le spectateur prend du recul, il « voit » les yeux des mères rassemblées sur les places, et cesyeux alimentent soudain des ruisseaux qui vont sillonner la terre : LE MOUVEMENT DU TEXTE : MISE EN SCÈNE ET LIGNES DIRECTRICES • Le premier principe d'organisation de ce poème est son sens.

Le plan est logique :— présentation de la Faucheuse (vers 1 à 5);— l'action de la Mort, sa puissance (vers 6 à 10);— les réactions des mortels, dont l'effroi confirme la puissance malfaisante de la Mort (vers 11 à 18);— apparition de l'ange, qui sauve les âmes et convertit en bien tout le mal répandu par la Mort (deux derniers vers).• Le deuxième principe d'organisation du texte tient à l'usage de l'allégorie qui, développée du début à la fin, luidonne une cohérence interne au seul plan de l'image.

Le principe de l'allégorie est le plus souvent de figurer une idéeou une réalité générale sous la forme d'un être vivant : une fois la Mort personnifiée en faucheuse, le poète peut «filer » la métaphore de la moisson.

Ainsi, la présence de la « faucheuse » unifie tout le tableau : après l'avoir décrite(« moissonnant et fauchant »), le poète parle de sa faux; puis « elle » devient le personnage principal qui faittrembler le monde; on s'adresse à elle (« Rends-nous ce petit être »); on reparle de sa «faux » (vers 16), puis deses «pieds » (vers 18).

Enfin, derrière « elle », achevant son travail de faucheuse, l'ange souriant porte une « gerbe» d'âmes.

Alors qu'au plan du sens, ces deux derniers vers s'opposent à l'action de la Mort, au plan de l'image, ils lacomplètent : sans le savoir, la faucheuse travaillait pour l'ange (c'est-à-dire pour le vrai maître du champ, Dieu).• Un troisième principe d'organisation tient à la mise en scène de ce tableau, d'un point de vue à la fois pictural etthéâtral (on pourrait même dire « filmique »).

Le narrateur, en commençant son histoire par les mots « je vis », nousassigne un « point de vue » précis, sur un champ au crépuscule, puis, dans l'ombre, « l'homme » (symbole de l'êtrehumain en général) prend le relais, et nous voyons avec lui « les lueurs de la faux »; soudain, le rideau se lève, etc'est le tableau de la Mort agissant sur tous les temps et dans tous les lieux; cette scène s'élargit en même tempsque les figurants se multiplient, jusqu'au triomphe cosmique de la faucheuse (vers 18); puis, dernière métamorphose,le décor s'illumine et l'ange apparaît.

Ce dernier contraste, au niveau pictural, est aussi un « coup de théâtre » auniveau narratif.

Grâce à cette mise en scène extrêmement animée, le poète rend vivant le tableau de la Mort.Dans le déroulement du poème, ces trois lignes directrices se fondent étroitement.

Nous ne les distinguons que pourmontrer comment leur dynamique sert de support aux divers effets poétiques que l'étude linéaire du poème va nouspermettre de souligner maintenant. ÉTUDE SUIVIE La vision de la FaucheuseLe titre du poème indique son thème; il était immédiatement compris des lecteurs contemporains de Victor Hugo,formés au latin classique ou au latin d'Eglise.

Mais pourquoi désigner la Mort par le mot latin? Pour deux raisons, noussemble-t-il : d'une part le latin fait figure de langue sacrée, et le poète veut justement interroger dans ce tableau lemystère de la Mort; d'autre part, le latin, langue ancienne, cristallise en elle l'expérience immémoriale de l'humanité.Parler de la Mort en ces termes, c'est déjà lui donner une figure intemporelle, à l'oeuvre dans son champ depuis dessiècles et des siècles.« Je vis cette faucheuse.

» Le démonstratif « cette » renvoie à la fois au titre et aux références culturelles dulecteur, censé savoir que « la faucheuse », c'est la mort.

Attention aux candidats qui ignorent cette référenceclassique, et voudraient voir dans cette faucheuse une simple machine agricole, ou même une moissonneuse-batteuse : il y a là le risque de passer complètement à côté du sens du texte, et certains ne l'ont pas évité...

Si l'onne sait pas que la faucheuse est ici une personne qui fauche avec une faux (le contexte le précise par la suite), onne peut comprendre l'allégorie qui fonde tout le tableau!Bien entendu, l'essentiel de ce début est la place que s'y donne le poète : « je vis ».

Il nous invite à voir avec lui,et il se présente du même coup comme visionnaire.

A-t-il eu cette hallucination? A-t-il rêvé qu'il était transporté enun lieu d'où l'on peut voir le travail cosmique de la Mort ? Non, sans doute.

Il s'agit là d'un mode de vision, d'unemise en scène au ton prophétique, qui rappelle consciemment celle de l'Apocalypse (voir ci-dessus notreintroduction).

On notera l'emploi du passé simple, qui authentifie la vision, et fait du poète le témoin d'une visionayant eu lieu réellement.« Elle était dans son champ.

» Il serait banal et inutile de nous préciser qu'une faucheuse fauche dans un champ;Hugo veut souligner qu'elle est bien dans son champ, dans son domaine, de plein droit — la nature le veut ainsi.

Lasuite, en nous montrant que le champ de la Mort est la planète Terre, confirme ce qu'il y a de redoutable dans cetteprésence inéluctable et naturelle.

Cette place naturelle de la mort, sa tranquillité dans son travail, nous sontconfirmées par le rythme apaisé des deux hémistiches, et l'allitération en -ch (faucheuse/ champ/ fauchant) qui. »

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