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Nâzi de Léon Cladel

Publié le 26/12/2022

Extrait du document

« « Nâzi » du recueil de nouvelles Les Va-nu-pieds écrit par Léon Cladel (1835-1892) Quarante ans !… Serait-il vrai, vous n’avez que quarante ans ? M’écriai-je en considérant plus attentivement que je ne l’avais fait jusque-là cette triste bergère qui filait sa quenouille et paissait ses ouailles sur le pâtis communal de SainteHersilie-les-Chèvres. – Oui, meou, oui, monsieur, répondit-elle avec ingénuité, quarante ans moins septante jours et demi, foi de moi, la Garrèlouno ! Ce disant, elle quitta le bloc de roche moussu sur lequel elle était assise et qui rutilait au soleil comme un banc de quartz ou de mica. – Tout perdu !… murmura-t-elle, après un moment de silence, en errant autour de moi, telle qu’une âme en peine, elle a tout perdu, Nâzi !… Douce et dolente créature ! Je la vois encore avec sa veste brune de camelot, trouée en maint endroit, sa capette de paille de sarrasin amollie aux brumes de l’hiver et brûlée par les chaleurs estivales, ses sabots de noyer ferrés et garnis de feuilles jaunes de maïs, sa grosse jupe de cadis couleur de la bête, et son épineuse et noueuse houlette en incorruptible bois de micocoulier ; oui, je la vois toujours cette pauvre femme, vieillie avant l’heure, et qu’une bien âpre tourmente avait dû rudoyer pour la courber ainsi.

Racornie et maigre, elle manquait de salive pour mouiller le chanvre empaqueté autour de sa quenouille, et la peau hâlée de son visage et de sa gorge, tout ridés, était aussi granuleuse que le cou plumé d’une volaille et rugueuse comme l’écorce des chênes.

À peine si quelques cheveux secs et roux, tout ce qu’il lui restait peut-être d’une opulente toison blonde, dépassaient l’étroit serre-tête de toile qui bandait son front en ruine sous lequel, grises comme la terre argileuse et morne où moutonnait le troupeau, deux tremblantes prunelles achevaient de s’éteindre.

Encore plus que ses traits usés et flétris, sa physionomie étonnait et navrait.

On ne sait quelle plainte contre le destin vivait en cette morte dont le sourire amer et consterné, le regard vague et trouble, exposaient un abîme de malheurs, et je trouvais, que la brave, innocente me pardonne, je ne raille point ! Une ressemblance vraiment saisissante entre elle et ces opiniâtres chercheurs, possédés d’une idée fixe, qui tâchent encore de résoudre, entre les bras de la mort, le problème que, pendant leur vie entière, ils ont élaboré : Direction de l’aérostat, transmutation des métaux ou coction du carbone. – Ah ! Fit-elle absorbée en soi-même et se traînant toute chancelante, il faudra peut-être que je m’en aille un jour ou l’autre en paradis, si Dieu Notre-Seigneur veut me faire la grâce de m’y recevoir, sans avoir pu jamais comprendre cela ! Lorsqu’elle eut psalmodié ces énigmatiques paroles, qui m’émurent, elle se rassit aussitôt à côté de moi sur le roc, et je compris, à sa mimique, qu’elle s’apprêtait à m’ouvrir son cœur ulcéré. Bientôt, en effet, elle parla. « Charitable monsieur, dit-elle en tournant son fuseau, cette chose me semble tout à fait inexplicable.

Écoutez-moi, s’il vous plaît, et jugez de mon embarras.

Il y aura vingt-trois ans à la Saint-Barthol-Porte-Sabre que nous nous épousâmes, mon galant et moi, dans cette contrée, en l’église de Sainte-Livrade-la-Tarnaise, à la lisière du Quercy.

Sirijières, ou plutôt le Garrèlou, mon pauvre cher, ainsi nommé parce qu’il avait une jambe en forme de faucille et clochait en marchant, m’aimait bien tendrement et je l’avais voulu mien, en dépit de mes père et mère, qui le trouvaient en trop piètre état et pas assez argenté pour moi, votre servante. Une couple d’années après nos épousailles, le bon Dieu, pour nous bénir, nous avait envoyé la plus tendre angèle qui fût jamais descendue de là-haut, et j’étais encore à ce moment grosse de cinq à six mois.

Heureux, nous étions heureux, quoique minables ; mais, hélas ! Notre bonheur ne dura pas longtemps.

Écoutezmoi bien.

Un soir, à la veillée, mon homme, arrivé depuis une heure à peine de Moissac-entre-Tarn-et-Garonne, me prit les mains et dit : « Attention ! Nâzi ! M. Amé Raffignade, le fameux entrepreneur de Castel-Sarrazin, celui qui jadis construisit sur la rivière du pays le joli pont du Cacor, s’est mis en tête de m’emmener à Paris.– Un maçon, bourreau de travail, tel que vous, Hubert, me répète-t-il à chaque fois que nous nous trouvons nez à nez, ne peut manquer de gagner un jour ou l’autre de l’or gros comme lui ; venez avec moi dans la grande ville et là, je me charge de votre affaire, soyez tranquille.– Anastasie, à toi de peser ces paroles ; on n’est pas riche, nous autres, et nos petits auront bientôt envie de mordre à la miche qui déjà n’est pas trop épaisse ; est-ce ton avis que je suive à Paris le monsieur en question ? » « Eh ! Mon Dieu, répondis-je en montrant au Garrèlou celle qui gémissait en son berceau d’osier et celui qui sautait en mon ventre, il faut travailler pour eux, ici rien ne va, pas grand’chose à bâtir et notre revenu n’est pas suffisant, il s’agit de se remuer, remue-toi.

» « Bien parlé ! Ma foi, très bien parl ! » répliqua mon noble Hubert, et, trois jours après, il partait.

« À la grâce de Dieu ! Nâzi.

» « Bon voyage, Bertou ! » Je l’appelais Bertou, comme il me nommait Nâzi.

Donc il partit, et jamais plus il ne revint, plus jamais.

Un matin il n’y avait guère plus d’un an qu’il m’avait dit adieu, l’on me manda de la Française que le maire avait à m’entretenir.

Aussitôt, moi, je mis ma jupe à ramages et ma plus belle coiffe des dimanches et me rendis vite à la ville chez M.

Indilly, notre syndic, encore vivant et toujours en place aujourd’hui. « Votre associé était un misérable, un sacripant, un mauvais sujet ! S’écria-t-il en me voyant, on l’a tué ! » « Tué ! Dis-je en me sentant mourir, et pourquoi, Seigneur-Dieu ? » « Rebelle à la loi, ce criminel n’a pas craint de prendre un fusil et de tirer sur les soldats du Prince-président ; allez-vous en d’ici, femme, et tâchez de trouver un autre mari meilleur que celui-là ; consolez-vous, allez, c’était un vaut-pas-cher, un regarde-passer-les-pies, un galope-les-cotillons, un ribotteur ! Il pouvait finir encore plus mal qu’il n’a fini.

Tôt ou tard, ici ou ailleurs, c’était immanquable, on l’aurait vu monter l’escalier de la guillotine.

En le perdant, croyez-moi, terrienne, vous n’avez pas beaucoup perdu ! » Ce méchant maire, qui passe pourtant pour un bon catholique, osa me parler ainsi… La pastoure s’interrompit haletante, et ses yeux, illuminés des gloires du soir, attachant un long regard ardent au ciel où, blanche, une vague image errait dans la pourpre et l’azur, elle contempla, crédule visionnaire, cette vaine et blême apparence en qui peut-être elle reconnaissait l’âme de son Garrèlou, mais, éblouie bientôt par la clarté solaire, elle inclina, profondément déçue, son front foudroyé vers la terre, et son visage, qu’avaient transfiguré je ne sais quelles mystiques espérances, ayant repris tout à coup l’expression obscure qui le caractérisait, elle laissa flotter un œil distrait sur.... »

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