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Patrick Modiano, De si braves garçons (début).

Publié le 22/02/2012

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modiano
Une large allée de gravier montait en pente douce jusqu'au Château. Mais tout de suite, sur votre droite, devant le bungalow de l'infirmerie, vous vous étonniez, la première fois, de ce mât blanc au sommet duquel flottait un drapeau français. A ce mât, chaque matin, l'un d'entre nous hissait les couleurs après que M. Jeanschmidt eut lancé l'ordre : Sections, garde-à-vous ! Le drapeau s'élevait lentement. M. Jeanschmidt lui aussi s'était mis au garde-à-vous. Sa voix grave rompait le silence. Repos... Demi-tour gauche... En avant marche ! Au pas cadencé, nous longions la grande allée, jusqu'au Château. Je crois que M. Jeanschmidt voulait nous habituer nous qui étions des enfants du hasard et de nulle part, aux bienfaits d'une discipline et au réconfort d'une patrie. Le onze novembre, nous participions aux cérémonies du village. Nous nous rassemblions, en rangs, sur l'esplanade du Château, tous vêtus d'un blazer bleu marine et d'une cravate de tricot de la même couleur. « Pedro » Jeanschmidt nous surnommions notre directeur : Pedro — donnait le signal du départ. Nous descendions l'allée, au pas cadencé, Pedro ouvrant la marche, suivi des élèves par ordre de taille décroissante. En tête de chaque classe, les trois plus grands : l'un portait une gerbe de fleurs, l'autre le drapeau français, le troisième la bannière de notre école, bleu nuit à triangle d'or. La plupart de mes camarades ont aussi rempli leur office de porte-drapeaux : Etchevarietta, Charell, Mc Fowles, Desoto, Newman, Karvé, Moncef el Okbi, Corcuera, Archibald, Firouz, Monteray, Coemtzopoulous qui était moitié grec, moitié éthiopien... Nous franchissions le portail puis le vieux pont de pierre sur la Bièvre. Devant la mairie du village qui avait été jadis la demeure du teinturier Oberkampf, sa statue en bronze verdi se dressait sur un socle de marbre et il nous regardait défiler d'un oeil creux. Ensuite, le passage à niveau. Quand il était fermé et que la sonnerie annonçait un train, nous restions immobiles, au garde-à-vous. La barrière se levait en grinçant et Pedro avait un geste brusque du bras, tel un guide de montagne. Nous reprenions notre marche. Le long de la rue principale du village, des enfants, sur le trottoir, nous applaudissaient comme si nous étions des soldats d'une légion étrangère. Nous allions rejoindre les anciens combattants, massés sur la place de l'église. Pedro, d'un ordre sec, nous faisait mettre de nouveau au garde-à-vous. Et chaque élève, porteur d'une gerbe, venait la déposer au pied du monument aux Morts. Patrick Modiano, De si braves garçons, Gallimard.

Ce texte qui « ouvre « le livre de Patrick Modiano nous dévoile le cadre où se sont connus et où ont évolué les personnages que le narrateur a côtoyés pendant sa jeunesse et qu'il s'attachera à retrouver vingt ans plus tard. Ces vingt années auront pesé lourd sur les jeunes gens d'alors, et plutôt que par eux, c'est par le travail du souvenir que le narrateur re-connaîtra les « si braves garçons « qu'ils étaient. « J'ai éprouvé une sensation de vide qui m'était familière depuis mon enfance, depuis que j'avais compris que les gens et les choses vous quittent ou disparaissent un jour « dit P. Modiano dans Livret de famille. Alors le souvenir des gens et des choses, qui seul peut les retenir, devient capital. Thème essentiel de l'oeuvre de cet écrivain, il est ici présent au détour de chaque phrase qui prend autant de sens par ce qu'elle dit que par ce qu'elle signale de celui qui la dit. Mais le souvenir, c'est aussi la distance, qui permet de comprendre aujourd'hui ce qu'on ne faisait que ressentir hier. D'où l'ironie diffuse qui émane de ce texte et double maintenant le respect que l'adolescent se devait de manifester à l'institution.

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