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Philippe Jaccottet: PENSÉES SOUS LES NUAGES

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Maintenant nous montons dans ces chemins de montagne,  parmi des prés pareils à des lisières  d'où le bétail des nuages viendrait de se relever  sous le bâton du vent.  On dirait que de grandes formes marchent dans le ciel.  La lumière se fortifie, l'espace croît,  les montagnes ressemblent de moins en moins à des murs,  elles rayonnent, elles croissent elles aussi,  les grands portiers circulent au-dessus de nous —  et le mot que la buse trace lentement, très haut,  si l'air l'efface, n'est-ce pas celui que nous pensions  ne plus pouvoir entendre ?  Qu'avons-nous franchi là ?  Une vision, pareille à un labour bleu ?  Garderons-nous l'empreinte à l'épaule, plus d'un instant, de cette main ?

Ce poème récent (1983) de Philippe Jaccottet, composé de quatre strophes inégales de vers libres non rimés, décrit une marche dans la montagne. Au-delà des grands thèmes romantiques ou de la virtuosité parnassienne, il semble qu'on soit revenu là à une poésie de la simplicité et du contact immédiat avec le réel. C'est d'abord cette poétique du simple que nous examinerons, avant d'approfondir les thèmes centraux de l'espace et du temps, qui nous permettront enfin de comprendre le rapport du poème au réel.

« transformer le « maintenant » en un toujours, en un « plus d'un instant ».

De la sorte, la lenteur de la buse, « si l'airl'efface », perdurerait pourtant.

L'enjeu poétique serait donc une fixation du réel, une tentative de dépasserl'évanescence pour atteindre à l'éternel.

Temps et espace se rejoignent puisqu'il s'agit autant d'un maintenant qued'un ici, d'une immobilité que d'une éternité. Mais comment fixer ce qui toujours s'échappe et s'évanouit ? L'instant le plus simple, puisque c'est ici de simplicitéqu'il s'agit, peut-il perdurer ? L'exemple du texte, le dessin tracé dans le ciel par le vol d'une buse, « labour bleu »,a-t-il une quelconque chance de durer plus que la mémoire de l'oeil qui perçoit ce vol ? Aussi ce premier exempleest-il relayé à la fin du texte par un second : « Garderons-nous l'empreinte à l'épaule, plus d'un instant, / de cettemain ? » On le voit, l'enjeu est du même ordre : la sensation, visuelle ou tactile, qui est prise dans l'instantané,peut-elle être conservée, a-t-elle une existence durable ? Cette question soulève finalement le problème mêmed'une poétique du simple, telle que nous l'avons décrite précédemment : ne s'agit-il pas davantage d'une poétiquedu presque rien, cet instant toujours évanescent, et les mots — par exemple celui que tracerait la buse dans le ciel— ont-ils une chance de jamais éterniser ce presque rien ? Cette distance entre le réel, dans sa plus grande simplicité ou dans sa fugacité, et le langage est le problèmepoétique même : quelle adéquation trouver entre le mot et la chose ? Or le poème procède là à une sorte de fusion: d'une part, nous l'avons vu, le lexique et la syntaxe sont d'une extrême simplicité, comme le réel décrit est d'unegrande sobriété ; d'autre part, les mots semblent se fondre dans le réel, quand le vol d'une buse devient un mottracé, et que c'est l'air qui l'efface ; par ailleurs, la « vision » éventuellement franchie par l'homme est assimilable à une chose, puisqu'elleest « pareille à un labour bleu ».

Cette fusion entre le poème et ce qu'il décrit est encore accentuée par la rupturerythmique manifeste entre les deux premières strophes, de cinq et sept vers, et les deux dernières, de deux vers,qui correspond au passage de la question de l'espace — via la massivité de la montagne — à celle du temps. En se fondant donc avec le réel, le mot tente de s'en approcher au plus près, afin de mieux fixer l'instant fuyant.Mais comme l'instant, le mot est alors voué à s'effacer, devant l'air.

Ce mot est alors « celui que nous pensions / neplus pouvoir entendre ».

Qu'est-ce à dire ? Que le mot qui s'efface, mot qui manque sa visée de fixation de l'instant,est pourtant un mot désiré, presque oublié.

En effet, c'est dans ce manque même, dans cet effacement, que le motatteint la chose visée : la fonction de la poésie n'est plus alors de fixer le réel, ce qui est illusoire, mais de se fondreen lui.

Aussi est-il tout à fait légitime que le mot cède successivement la place à une vision — moins intellectuelle,plus immédiate —, puis à une main — contact direct avec le réel. Dès lors, ce que nous avons appelé une poétique du presque rien s'avère atteindre son but dans ce contact discret.Mais le seul moyen de ne pas oublier « l'empreinte à l'épaule (...) de cette main » est de ne la chercher qu'avecmodestie : aussi le texte procède-t-il par approches successives, avec un grand nombre de modalisations verbales,comme l'emploi du conditionnel au vers 3, ou encore la formulation « On dirait que ».

Si la deuxième strophe sembled'abord affirmative, c'est pour se clore dans l'hypothèse et l'interrogation.

Enfin, les deux dernières strophes sontinterrogatives, avec une succession de passés (« celui que nous pensions », v.

11, « Qu'avons-nous franchi », v. 13) et de futur (« Garderons-nous », v.

15), qui suspend le temps dans l'attente de cet instant à fixer.

Le poèmeavance ainsi du « maintenant » initial, affirmation problématique d'un présent toujours fugace, à la « main » finale,dont on entend bien qu'elle reprend ce « maintenant », mais en y répondant, et en le fixant enfin dans les mots. La poésie s'est faite modeste : modeste dans ses mots, de tous les jours, modeste dans ses moyens, vers libres etallitérations, et modeste dans son approche, extrêmement modalisée, du réel.

Mais elle a pourtant gardé sa plusgrande ambition, celle de fixer le réel, soit en le nommant complètement— ce n'est pas ici le cas —, soit en sefondant en lui, comme le tente avec succès Jaccottet.. »

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