POPE
Publié le 02/09/2013
Extrait du document
1688-1794
QUE Pope fût un écrivain classique, dans tous les sens que nous donnons à ce mot, nul ne l'a jamais mis en doute; mais cette épithète, arme à double tranchant qui n'a cessé d'être suspen¬due au-dessus de ses oeuvres, a valu à Pope des fortunes diverses. Ses contemporains l'acceptèrent d'emblée comme le plus grand poète de leur époque. Ils furent charmés par son esprit, impres¬sionnés par son culte d'Homère et d'Horace, et par la perfection de ses vers. Ils s'inclinèrent devant la solidité morale de son jugement et tremblèrent devant sa satire.
Le xixe siècle l'a rejeté ou du moins tenu à distance : pendant des générations, Pope a été relégué dans la Galerie d'honneur du Musée de la Littérature, comme un masque antique, aux traits trop réguliers, figé dans une noblesse d'emprunt et une froideur de marbre, dans la triste compagnie de ses imitateurs, ternes moulages aux faces stigmatisées par la rime plate et la «diction poétique«. Il y a même eu chez les lecteurs français une petite joie mauvaise à voir en Pope une sorte de Boileau inférieur, à se dire que le classicisme anglais du xviiie siècle avait été en somme un demi-échec. Double satisfaction d'une classification bien tranchée (romantisme anglais et classicisme français) et d'un monopole assuré.
Sans doute Pope, ce petit homme d'une laideur repoussante et d'un goût très raffiné, avait-il fait un pacte avec le destin et choisi, pour revenir à la vie, le mythe antique qui pouvait le mieux satisfaire son amour des anciens et son sens de l'humour : celui de Galathée. Il a été donné aux critiques du xxe siècle de jouer le rôle de Pygmalion. Lentement, et avec un intérêt accru, ils ont caressé le visage de marbre, interrogé la commissure des lèvres, cherché la direction du regard : peu à peu la pierre livide s'est veinée de rose, et d'abord un sourire a passé : roses nacrés et sourire amusé de son poème héroï-comique : la Boucle de cheveux enlevée, petit drame mondain et conte de fées, tempête dans une tasse à thé, sans qu'une seule maladresse de lourdeur ne vienne fêler la porcelaine transparente, ni un éclat de voix dissiper le parfum du thé de Chine, poème enroulé sur une boucle souple et soyeuse... nous sommes déjà loin de la raideur académique si injustement prêtée à Pope et il serait tentant de s'attarder à pastelliser sur le buste du poète. Mais déjà les veines des tempes se gonflent dangereusement, les couleurs s'intensifient, et peut-être le plus beau visage de Pope, tel qu'il nous apparaît dans ses Epîtres et dans la Dunciade, rouge sombre et frémissant de sensibilité, est-il le visage de l'indignation.
«
vagues et déplaisantes -méchanceté, envie, hypocrisie, ruse -risque de fausser à l'avance
l'attitude critique du lecteur.
LA réussite de Pope, telle qu'elle apparaît à l'examen de ses poèmes, réside dans une intégrité
totale
qui a une double source : désir presque fanatique d'atteindre la perfection littéraire ( To
write well, lastingly well, immortally well) et croyance presque religieuse dans les valeurs humaines
de la civilisation de son époque.
Jamais peut-être autant que dans ses œuvres la langue anglaise n'a-t-elle été soumise à une
si intense pression de forces composantes et également équilibrées: sensibilité d'écorché maintenue
dans la régularité et la symétrie du « couplet héroïque » (la seule forme de vers admise par ce
difficile
qui faisait la moue devant l'alexandrin), subtilité intellectuelle héritée des poètes méta
physiques du xvne siècle, affermie et épurée par la rectitude de jugement et le sens d'unité de son
siècle.
Pope triomphe avec une élégance en apparence aisée par les moyens les plus difficiles.
Le remous
de son émotion ne se traduit que par une crispation du rythme, sa rage par une concen
tration de l'image.
Il n'a pas recours aux procédés de l'incantation ou de la suggestion, aux clairs
obscurs émouvants des métaphores ombreuses,
à l'effet dramatique des mots-clefs impressionnants.
Ses plus grandes audaces -telle son
attaque contre le roi régnant -aussi nettes et précises
que le reste de ses vers, ne se protègent que par la maîtrise absolue qu'il a de la construction de
son poème, du choix des termes et de la mathématique de l'humour.
Poète mondain et indépendant à la fois (il ne fit jamais partie d'aucune clique politique,
littéraire
ou autre), Pope doit beaucoup de sa force à la civilisation, au code moral et social de
son époque, de ce « siècle d' Auguste » comme il fut appelé.
C'est à cette époque qu'il doit sans
doute aussi ses limitations.
S'il est le grand poète de l'indignation, il est également le poète des
certitudes,
le poète des jugements catégoriques.
Son vaste poème philosophique, l' Essai sur l'Homme,
qui traite de la condition humaine et de la nature de l'univers n'est pas, comme beaucoup de
poèmes de ce genre, l'expression d'une angoisse de l'esprit, et encore moins d'une expérience
intérieure religieuse
ou métaphysique.
C'est une explication objective du monde au cours de
laquelle le pouvoir immanent de la divinité est présenté comme une réalité cosmique qu'aucun
homme n'oserait discuter.
Dans ce poème, fort beau et fort irritant aussi, Pope fond la réalité
concrète
et poétique de l'univers (herbes, chênes, ruisseaux, araignées, abeilles et roses) et ses
connaissances de moraliste sur l'homme (The proper study of Mankind is Man) pour affirmer la
suprême harmonie d'un plan divin et universel, et répéter dans une forme et sur un rythme qui
n'admettent aucun démenti :
One Truth is clear : Whatever is, is Right
(le« Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes» n'en serait qu'une traduction affaiblie).
A ce point, il est inévitable
que surgisse l'ombre ricanante de Voltaire ...
Cependant on peut accepter Pope sans trop d'exaspération, en songeant que nos écrivains
classiques, auxquels il ressemble,
ont eux aussi leurs limitations, plus prudents que Pope en ce
sens qu'ils
ont exclu les problèmes philosophiques et se sont volontairement limités à l'univers, à
la fois si étroit et si tragiquement vaste, de la Nature et de la Raison.
Peut-on en vouloir à Pope
d'avoir heurté d'un front trop assuré le plafond métaphysique de son univers de moraliste?
Car il faut bien en définitive en revenir à notre point de départ, à ce classicisme de Pope, qui,
différent
par certains aspects de celui de nos écrivains du xvne siècle (ne serait-ce que par la matière
même de son
art, cette langue anglaise concrète, souple, qu'avaient déjà travaillé Shakespeare,
Ben
Jonson, Donne et Boswell,) n'est en rien inférieur au classicisme français.
Tout comme nos
classiques,
Pope a basé son œuvre d'art sur des qualités que nous voudrions bien n'être que fran
çaises : l'équilibre
entre la sensibilité et le jugement, le souci de la perfection et de l'élégance, et
jusque dans l'expression des émotions les plus violentes, la soumission, disons même le sacrifice,
de la personnalité du poète à l'intégrité de la forme et du fond.
ODETTE DE MOURGUES
Agrégée d'anglais.
Ph.
D.
Cambridge
201.
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