POTOCKI comte Jean
Publié le 27/11/2018
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POTOCKI comte Jean (1761-1815). L’édition française du Manuscrit trouvé à Saragosse a fait connaître le nom de Potocki. On a découvert que l’auteur de ce grand roman fantastique était également un historien, un linguiste, un homme politique, un voyageur aussi, attentif aux civilisations qu’il rencontrait. On a surtout compris l’importance d’une œuvre à mi-chemin entre le xviiie et le romantisme, couvrant les domaines les plus différents, animée d’une passion de tout connaître qui trouve peut-être dans le fantastique son accomplissement suprême.
L'homme universel
C’est un grand seigneur que le comte Jean Potocki, né dans un château de l’Ukraine polonaise. Sa famille, alliée aux plus grands noms, est illustre; elle s’inscrit dans le mouvement européen des Lumières, et l’on n’y parle que la langue de Voltaire (celle que Potocki choisira pour écrire et qu’il parlera mieux que celle de son
«
pays).
Mais le jeune homme ne se contente pas de cette
culture d'osmose : il reçoit en Suisse une éducation pous
sée, surtout dans le domaine scientifique.
Il se fait
ensuite soldat, à Vienne d'abord, puis en Pologne, où
s'arrêtera sa courte carrière militaire.
Potocki décide
alors de se consacrer à des recherches personnelles, en
même temps qu'il se marie à la princesse Lubomirska,
fille d'un représentant éminent de l'intelligentsia franco
polonaise de l'époque.
Il continue aussi à voyager: un
premier périple le mène en Italie, en Tunisie et en Espa
gne; un autre, après la mort de sa femme, en Turquie, en
Egypte et dans les Balkans; il viendra aussi en France,
bien sûr, où il sera à son aise dans l'ambiance intellec
tuelle et les débats de l'époque.
Revenu dans son pays
après avoir vu les Pays-Bas en révolte, il défend les
positions du libéralisme aristocratique, se fait impri
meur, siège à la Diète, où on l'estime pour son patrio
tisme (plus hostile d'ailleurs à la Prusse qu'à la Russie).
L'échec final d'une Pologne indépendante va Je ramener
à ses intérêts de départ : les expériences, le savoir, les
voyages; les t:xpériences avec une ascension en ballon
en compagnie de l'aéronaute Blanchard; le savoir avec
des travaux historiques sur l'histoire ancienne et sur les
Slaves : Essai sur l'histoire universelle et recherche sur
la Sarmatie {1 789), Voyage [.
..
]pour la recherche des
Antiquités slaves ou vendes (1795), Fragments [.
..
] sur
la Scythie, la Sarmatie et les Slaves ( 1796), Histoire
primitive des peuples de la Russie (1802), Histoire
ancienne du gouvernement de Podolie ( 1805), Atlas
archéologiqur: de la Russie européenne (181 0); les voya
ges- nombreux et lointains- dont il publie souvent la
relation : au \1aroc et en Espagne en 1791 avec une
étape, au retour, dans la France révolutionnaire; en
Ukraine et au Caucase en 1797 et 1798; en Mongolie, où
il part accompagner une ambassade russe vers la Chine.
Enfin, il ne dédaigne pas la littérature puisque, après une
opérette et surtout les comédies de Parades (1793), il
publie, toujours en français et à des tirages confidentiels,
ce que nous connaissons sous le nom de Manuscrit
trouvé à Saragosse (1805, 1813, 1814), œuvre au destin
compliqué à laquelle Roger Caillois a redonné vie avec
son édition de 1958.
Cene carrière riche et étrange
s'achève avec le suicide de Potocki se tirant dans la tête
une balle d'argent, qu'il a fabriquée lui-même à partir
du métal de sa théière.
le fantastique du miroir
Malgré unt� réédition (en 1980) des Voyages, qui a
montré tout 1 ïntérêt que présente Potocki globe-trotter
érudit et philosophe.
le Manuscrit reste aujourd'hui
l'œuvre majeure de notre auteur, celle.
en tout cas, qui
nous donne envie de connaître le reste.
Or, justement,
tout semble séparer le Manuscrit des travaux plus scien
tifiques de Potocki : nous avons là une fiction et, qui
plus est, un roman fantastique.
On y trouvera en effet les
ingrédients traditionnels du genre : squelettes, pendus,
sorciers, apparitions et disparitions magiques, bruits de
chaînes, succubes, démons et merveilles.
Dans cet
espace maléfique erre Alphonse Van Worden, l'auteur
de ce manuscrit prétendument trouvé à Saragosse par un
officier de l'armée napoléonienne, qui se le fait traduire
de l'espagnol.
Le narrateur, capitaine aux gardes wallon
nes, s'engage.
malgré de multiples avertissements, dans
la sierra Morena, réputée pour ses contrebandiers, ses
bandits et ses bohémiens, lesquels « passaient pour man
ger les voyageurs qu'ils avaient assassinés »; il y restera
pendant quatorze journées, qui s'organisent en autant de
chapitres.
Dès lors, il est pris dans un monde vertigineux et
surnaturel, où il retrouve sans cesse les mêmes lieux -
les mêmes aventures aussi, données à chaque fois dans une
nouvelle version, et dont le retour obsessionnel pro
duit, commente Caillois, «l'angoisse d'une duplication
infinie» ajoutée à «celle qui découle normalement
d'une subite intervention surnaturelle».
Le canevas de
cette intrigue répétitive est simple : le héros rencontre
deux cousines qui se disent musulmanes, s'éprend
d'elles et se réveille, après une nuit d'amour à trois,
dans une situation horrible, souvent sous une potence où
pendent deux frères dont on prétend que les corps se
détachent la nuit « pour aller désoler les vivants>>.
Et
l'effet de cette structure est renforcé ici par des récits
emboîtés dans le cours du récit principal et où l'on
retrouvera, métamorphosés, les mêmes rôles et les
mêmes situations (récit de Pascheco, histoire de Thibaud
de La Jacquière).
Sans arrêt, l'aventure est reprise, modi
fiée de façon qu'elle ne soit ni tout à fait la même ni
tout à fait une autre.
Naturellement, devant une telle
bizarrerie structurelle, les interprétations sont nombreu
ses.
Jean Bellemin-Noël y voit les caractéristiques de la
relation œdipienne, compliquée par ce qu'il appelle le
« fantasme du Double»; il évoque aussi les liens étroits
entre la sexualité et le fantastique, jouant tous deux sur
une même quête de l'Autre ou de l'Ailleurs.
Cette quête
permet aussi de voir dans le Manuscrit les étapes d'une
initiation, peut-être maçonnique, en tout cas inspirée par
certaines formes de théosophie ou d'illuminisme à la
mode vers la fin du XVIII• siècle.
les lumières et le roman noir
Une telle lecture est en effet possible quand on sait à
quel point la famille Potocki était proche de ces doctri
nes.
Dès lors, tout le roman ne serait que le récit
transposé des rites d'épreuve qui sont la règle dans les
sociétés ésotériques.
En maîtrisant ses surprises et ses
peurs, en interprétant les scènes déroutantes qui s'offrent
à lui, le héros accéderait peut-être à une sorte de sagesse
supérieure, d'adhésion au monde jusque dans ses phéno
mènes obscurs.
Pourtant une telle interprétation ne sau
rait tout «expliquer».
surtout quand on constate et le
recul que prend Potocki par rapport aux doctrines consti
tuées, et l'atmosphère de mystification et de parodie qui
règne dans le livre.
Le Manuscrit, de ce point de vue,
fait une large place à l'esprit critique en même temps
qu'il met en scène des obsessions et des rêves: c'est
ainsi que le narrateur en vient à se demander si toutes les
fantasmagories qui surgissent autour de lui ne sont pas
destinées à vérifier son courage et sa discrétion.
Pèse
ainsi sur le surnaturel la même suspicion que le surnatu
rel faisait peser sur la réalité.
D'où la difficulté qu'on
rencontre à classer le livre de Potocki : certes, l'auteur
fait la part belle à 1 'inexplicable, aux apparitions, mais il
ne renie pas les valeurs du xvm• siècle, son ambition
d'un savoir clair et cohérent, d'une religion rationnelle;
certes, il montre Satan sous les traits de deux musulma
nes et joue (comme le fera Lovecraft) sur notre effroi
devant les religions et les mystiques que nous connais
sons mal: l'islam.
le Zôhar ...
; mais il ironise aussi sur
les docteurs en théologie, et un critique a même consi
déré son livre comme la réponse d'un historien des
Lumières au Génie du christianisme.
Pourtant, au-delà du propos philosophique, il est sans
doute plus intéressant de montrer comment Potocki met
son savoir au service de ses fantasmes.
Ou plutôt de son
fantasme puisque la même scène envahit l'espace et le
temps de sa prolifération insensée.
Or, si on laisse de
côté l'explication analytique de cene scène, il reste à
déterminer les raisons d'une telle prolifération.
En l'oc
currence, peut-être faut-il penser à ce personnage très
potockien d'omniscient impie qui apparaît dans l'« His
toire du terrible pèlerin Hervas »; composant une ency
clopédie de cent volumes depuis la Grammaire univer-.
»
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