PREMIER ACTE - SCÈNE 1 de DOM JUAN de Molière
Publié le 22/02/2012
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«Je t'apprends, inter nos,» dit-il à Gusman, « que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que laterre ait jamais porté, un enragé, un chien, un Diable, un Turc, un Hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni saint, ni Dieu, niloup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale...»
Relevons l'emploi d'une locution latine, « inter nos », c'est-à-dire « entre nous », qui a une résonance à la foisfamilière, grotesque et savoureuse...
Cela fait partie du « numéro » auquel se livre Sganarelle pour éblouir Gusman.Nous avons ici, en effet, un échantillon de la cacophonie et du galimatias qui caractérisent le parler du valet de DomJuan.
Quand il met sur un même plan le Ciel, les saints, Dieu et le loup-garou, on est en droit de s'interroger sur leniveau des croyances qu'il prétend défendre contre ce « scélérat » de Dom Juan.
Sans doute a-t-il retenu desbribes de conversations savantes qu'il utilise sans discernement.
Ainsi l'expression « pourceau d'Epicure » provientdes Epîtres du poète latin Horace qui désignait de façon péjorative un disciple d'Epicure appliquant de façongrossière et primitive l'enseignement du philosophe grec : à savoir quelqu'un qui n'apprécie que les plaisirs physiques.L'épicurisme était d'ailleurs le plus souvent défini dans ce sens de matérialisme vulgaire par les détracteurs deslibertins.Quand il met ces termes dans la bouche de Sganarelle, nul doute que Molière vise par ricochet la mauvaise foi etl'ignorance de nombreux défenseurs de la religion.
N'oublions pas que Gassendi, dont l'auteur de Dom Juan avaitpeut-être suivi les leçons et qu'il admirait, avait remis en honneur la pensée d'Epicure contre les interprétationssimplistes auxquelles elle avait donné lieu.On peut donc voir que dans le personnage de Sganarelle, Molière se moque des ignorantins qui rejettent la scienceet la libre pensée à travers la caricature qu'ils en donnent.
De même quand Sganarelle traite son maître d'Hérétique,il ne garde de ce terme que la connotation péjorative : Hérétique, Turc ou Diable, pour lui, c'est tout un.
On saurabientôt que Dom Juan n'était nullement hérétique, mais agnostique, athée.
Mais pour les partisans de la Contre-Réforme, depuis les guerres de Religion, l'amalgame auquel se livre Sganarelle était de rigueur.Ensuite, Sganarelle présente Dom Juan comme un débauché prêt à tout pour satisfaire sa passion, mais qui oubliecelle qui en a été l'objet, dès que sa passion a été satisfaite.
C'est pourquoi Gusman ne doit pas s'étonner qu'il aitépousé sa maîtresse.
Si telle était la condition pour la posséder, le mariage n'est pas pour effrayer Dom Juan.
Ellen'est ni la première, ni la dernière, car dit Sganarelle très joliment, c'est «un épouseur à toutes mains ».
Poursignifier que Dom Juan n'était pas délicat ni exigeant dans ses choix, Sganarelle emploie une expression s'appliquantaux chevaux qui étaient bons pour la monte comme pour l'attelage.On peut retrouver dans ce passage, d'une part, le souvenir de Tirso de Molina qui avait intitulé son œuvre LeTrompeur de Séville, d'autre part, une paraphrase du catalogue que l'on doit aux Italiens.
Sganarelle, en effet,décline aussi la liste pour montrer que Dom Juan agit comme un collectionneur de femmes et qu'il s'intéresse àtoutes les femmes sans distinction.«Dame, damoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui; et si je te disais lenom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir.»Voici pour l'appétit insatiable de Dom Juan.
Retenons que son procédé favori pour conquérir une belle consiste àl'épouser.Enfin, en conclusion, Sganarelle déplore d'être au service d'« un grand seigneur méchant homme ».
Il justifie safidélité à Dom Juan par la crainte que celui-ci lui inspire.
Ce sera effectivement un trait permanent de leurs relations.Pourtant, cette peur de son maître n'exclut pas la fascination qu'il éprouve pour quelqu'un d'aussi exceptionnel nimême une certaine fierté de lui appartenir.La dualité qui apparaît dans les propos de Sganarelle marque les relations de cet étrange couple du maître et duserviteur.
Il faut reconnaître que cette vision peu flatteuse de Dom Juan est conforme à l'original, comme les spectateurspourront s'en convaincre en voyant celui-ci à l'oeuvre.
Sganarelle, comme il s'en vantera par la suite, sait son DomJuan sur le bout du doigt.Le valet a fort bien compris les motivations qui déterminent le comportement de son maître.
Sous la vervebrouillonne de ses invectives, on décèle une réelle cohérence.
Sganarelle a bien compris que le fondement del'amoralité professée et pratiquée par Dom Juan est l'incroyance.
C'est pourquoi, il fait découler implicitement laliberté de moeurs de Dom Juan de son impiété.
La religion apparaît ainsi comme le principe de la morale, nonseulement dans l'esprit de Sganarelle, mais dans celui de Dom Juan.En faisant le portrait de son maître, Sganarelle fait aussi en quelque sorte le sien.
Même s'il parle peu de lui-même, ilse trahit par son langage.Le double jeu de SganarelleSganarelle donne ici, dans cette tirade initiale, un premier aperçu de son double jeu vis-à-vis de Dom Juan.
Il défendpiètrement face à son maître la morale courante, et il tente de justifier la part qu'il prend aux entreprises de sonmaître par la crainte que celui-ci lui inspire et l'obligation de le servir.L'argument de Sganarelle est invariablement celui des serviteurs de la tyrannie, sous tous les régimes et de tous lestemps.Mais en même temps, Sganarelle est épaté par Dom Juan et c'est cet éblouissement qu'il veut transmettre àGusman, parce qu'en Gusman il a trouvé plus «beauf » que lui.En fait, Sganarelle incarne l'homme du commun fasciné par le spectacle d'une liberté dont lui-même se sent et sesait incapable.
Il faut bien comprendre toute la théâtralité de ce double rapport, entre Dom Juan et Sganarelle,entre Sganarelle et Gusman.
Trouvant en Gusman une proie facile, Sganarelle va, d'une part, le prendre pourconfident, comme Dom Juan le prend lui-même pour confident, mais aussi il va refléter le noir éclat de son maîtrepour s'en parer devant ce témoin occasionnel et participer, ne serait-ce que par le jeu factice de la représentation,.
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