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PROUST Marcel : sa vie et son oeuvre

Publié le 27/11/2018

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proust

Une vie de recherche

 

Les biographies proustiennes ont toujours eu mauvaise conscience : le Contre Sainte-Beuve semble les disqualifier d’avance. On ne veut plus que l’œuvre — sans la vie, ce moi extérieur et mensonger, ce masque banal. L’erreur à ne pas commettre, ce serait évidemment d’identifier Proust au narrateur de la Recherche : nous ne sommes pas ici dans une autobiographie. Mais, en même temps, il faut peut-être en finir avec une certaine outrance critique qui voit dans la Recherche un monument surgi de rien, le déploiement d’une écriture presque anonyme. Une telle vision des choses ferait oublier que si l'œuvre d’art est radicalement séparée du monde réel, elle en est aussi la métamorphose.

 

Le monde réel de Proust, ce sont d’abord tous ces portraits, dans les premières pages de l’album de « la Pléiade » : parents, grands-parents, serviteurs et proches. Proust est né à Auteuil, dans une famille sociologiquement « hybride ». Du côté de sa mère, la haute bourgeoisie juive. Jeanne Weil est la fille de l’agent de change Nathé Weil. Adrien Proust, lui, vient de la France profonde : grâce à de brillantes études médicales, il est devenu professeur agrégé, émergeant ainsi de l’épicerie familiale à Illiers, rebaptisé depuis Illiers-Combray (Eure-et-Loir). La famille, d’ailleurs, n’est pas coupée de cette partie de ses racines, et il y aura là, pour l’écrivain, tout un trésor à exploiter : campagne, rivière, promenades vers des « côtés » opposés qui sont autant d’univers poétiques. Au fond, Proust grandit dans un monde qui est encore un peu celui de Zola, entre l’Argent (en plus raffiné!) et la Terre (très adoucie!), avec surtout un double héritage, une double culture : Israël et la tante Léonie. Le petit Marcel a été baptisé (signe d’intégration), et sa vie se déroule entre Illiers — mais pour les vacances seulement — et le 9, boulevard Malesherbes, la rive droite parisienne, bourgeoise, sérieuse et un peu triste. Dernier élément important de cette enfance : Robert, le frère cadet né en 1873, qui est à la fois l’origine d’un traumatisme profond et l’objet d’une affection sincère : les deux sentiments ne sont pas forcément contradictoires.

 

A onze ans, Marcel entre au lycée Condorcet. Il est excellent élève, très discipliné, « toujours absent » en raison de sa santé fragile. En effet, la vie de Proust ne se comprend pas si l’on oublie la maladie, les crises d’asthme, les précautions à prendre, l’urgence aussi d’une œuvre à accomplir, menacée par le temps, par la mort. Certains auteurs insistent également sur les amitiés du jeune Proust et sur l’orientation — encore vague, bien sûr — de sa sensibilité, de sa sexualité peut-être : Proust voit des garçons de son âge, mais aussi des jeunes filles et des femmes du monde — ou du demi-monde; son entourage féminin ne se réduit pas, tant s’en faut, à sa mère et à sa grand-mère.

 

Proust a du goût pour tout, dès lors que ses professeurs ont du talent : Georges Colomb, par exemple, qui enseigne les sciences naturelles et, sous le nom de Christophe, crée en même temps les premières bandes dessinées; Maxime Gaucher, aussi, le littéraire; et Darlu, le philosophe. La littérature, en l’occurrence, est le prolongement logique des bonnes dissertations, et Proust fonde entre autres une Revue lilas, dont la teinte désigne assez l’inspiration symboliste. En ce qui concerne ses admirations, elles évoluent, et on peut les reconstituer à partir des fameux questionnaires auxquels il répond durant cette période. Tout jeune homme, il aime George Sand, Augustin Thierry, Musset. Cinq ans plus tard, c’est plutôt Anatole France et Pierre Loti, Baudelaire et Vigny.

 

Au fond, il n’y a rien de vraiment inattendu dans ces préférences littéraires. Proust partage celles de son monde, celles aussi « du » monde, qu’il commence à

 

fréquenter : le salon de Mmc Straus, celui — plus tard — de Mme de Caillavet, après la parenthèse du volontariat militaire ( 1889-1890, à Orléans, où il noue certaines amitiés nouvelles). Proust, à vingt ans, sort beaucoup, et l’on pourrait dire, qu’il constitue à cette époque le « stock » où puiser la société de sa Recherche : Charles Haas, dandy et esthète, un des modèles de Swann, Anatole France le « grand écrivain », Madeleine Lemaire, qui peint des roses, Lucien Daudet, l’ami très proche, en attendant les princes et les princesses : Polignac, Cara-man-Chimay et autres Brancovan, la princesse Mathilde, la comtesse Greffulhe, une des mille clefs pour la duchesse de Guermantes, sans oublier, bien sûr, l’illustre Robert de Montesquiou. Visites, réceptions, invitations, voyages, vacances : l’apprentissage et l’étude de ce microcosme social ne lui laissent guère de temps. Il tâte cependant du droit et des sciences politiques, passe même une licence; finalement, il devient attaché à la bibliothèque Mazarine (1895), mais on ne l’y verra guère! Tout cela en effet ne ferait que le distraire de l’essentiel, qui est évidemment de se former une certaine idée de l’art, peinture, musique, littérature... Aucune paresse dans ce choix, même si les apparences sont trompeuses. A l’époque, on voit en lui le jeune homme superficiel, l’arriviste mondain; mais Proust n’est pas un dilettante : il ne se confond pas avec son objet d’étude, avec la matière de son livre, cette matière qu’il observe, pour le moment, avec l’œil de l’ethnologue. Du plus intéressant au plus banal, il y a dans chaque homme un geste, un mot, une étincelle, une paillette à recueillir : amis ou relations, grands personnages ou inconnus de rencontre, artistes, princes, bourgeois et laquais, tous contribuent, sans le savoir, au grand œuvre qui se prépare : Montesquiou, belle figure de littérateur équivoque, élégant et colérique, Abel Hermant, Mme de Noailles; mais aussi Reynaldo Hahn, le musicien qui illustre ses Portraits de peintres (1896), l'alter ego véritable et mieux encore... Évoquons enfin les frères Bibesco, Antoine et Emmanuel.

 

Les premiers écrits de Proust ne sortent pas de cette aura symboliste, snob et fin de siècle : petites proses, chroniques, études, articles dans les revues (te Banquet de Gregh, la Revue blanche) et les journaux (te Gaulois), recueil élégant et poétique (les Plaisirs et les Jours, 1896) préfacé par Anatole France; une littérature de salon conforme au personnage peint par Jacques-Émile Blanche en 1895 : ce jeune homme pâle et lointain, un peu fade, fleur à la boutonnière. Il semble insignifiant, et l’on ne sait pas à cette époque qu’il travaille à Jean Santeuil (rédigé à partir de 1896, mais inachevé et resté inédit jusqu’en 1952). Certains, cependant, sont plus perspicaces et décèlent un autre Proust, moins rassurant : « L’expression du plastron blanc, froissé, et de la cravate convulsive m’effrayèrent autant que les touches noires posées sous les yeux, par un mal distrait, qui lui charbon-nait le visage au hasard... Il ressemblait, cérémonieux et désordonné, à un garçon d’honneur ivre » (Colette).

 

1898 est l’année de l’affaire Dreyfus. Est juif celui que les autres voient comme tel : Proust ne peut être que dreyfusiste. La politique cependant n’est pas son affaire : l’art domine tout, et c’est lui qui inspire les recherches de Proust comme ses voyages : à Amiens, à Rome, à Venise, dans les Flandres, traduisant Ruskin (la Bible d'Amiens, 1904, avant Sésame et les lys, 1906) et le préfaçant. De la seconde préface on retient surtout un texte paru en 1905 et repris plus tard dans les Pastiches et mélanges : Proust y évoque ses journées de lecture, autrefois; à présent, c’est l’écriture qui l’occupe, mais avec la même force, la même emprise magique.

 

Une des grandes ruptures de cette vie est la mort de ses parents, à deux ans d’intervalle, surtout celle de sa mère (1905). Une métamorphose s’accomplit, dans la douleur et dans la maladie. Le mondain sort de moins en moins, et ce qui n’avait pas « fonctionné » avec Jean Santeuil, trop autobiographique (?), acquiert une cohérence, une nécessité nouvelles. Reclus dans sa chambre du boulevard Haussmann, Proust se protège de tout : du bruit, des odeurs, des gens. Il n’a plus autour de lui que son cher Agostinelli, officiellement son chauffeur-secrétaire, auquel succédera Céleste Albaret, la fidèle gouvernante. L’univers réel se réduit presque aux dimensions d’un appartement, tandis que l’autre univers, celui du livre à écrire, se développe comme une de ces fleurs de papier qui se déploient brusquement, une fois plongées dans l’eau. Quelques voyages, quelques fêtes, quelques visites, mais qui s’intégrent dans l’œuvre en devenir, qui n’ont d’autre fonction que de devenir littérature. Au début, ce sont surtout des articles, pour le Figaro, des morceaux isolés, des pastiches (1908-1909, recueil en 1919), qui vont très au-delà de l’imitation amusante, et le Contre Sainte-Beuve (publié seulement en 1954), où l’on voit comme la matrice de la Recherche, sa cellule primitive.

 

En 1909, Proust commence Du côté de chez Swann. L’ouvrage est probablement trop novateur, et Gide, d’ailleurs, auquel on le soumet, ne le lit pas, se fiant peut-être à la mauvaise réputation de Proust, écrivain amateur, dilettante, insuffisant. Swann ne paraîtra donc pas à la N.R.F., pas plus qu’au Mercure de France, chez Fasquelle ou chez Ollendorff. Il sort finalement chez Grasset, à compte d’auteur, remarqué mais sans plus, l’écho du livre disparaissant vite avec le début de la guerre. Agostinelli meurt le 30 mai 1914, dans un accident d’avion, et le grand massacre emporte bientôt d’autres amis, parmi les plus chers. Un monde disparaît, un autre naît, mais l'œuvre continue et prolifère; Proust y travaille assidûment. En 1918, la N.R.F., repentante, fait paraître A l'ombre des jeunes filles en fleurs, qui reçoit le prix Goncourt 1919. Tout s’accélère : à mesure que la maladie l’atteint davantage, Proust « infuse » dans son œuvre de plus en plus d’ajouts, des « papillons » multiples, des « paperolles » qui enflent sans cesse le texte de départ. La biographie, en l’occurrence, se réduit à peu de chose : un déménagement, en 1919, pour la rue Hame-lin; une visite épuisante à l’exposition Vermeer au musée du Jeu de Paume (1921). L’œuvre continue à paraître avec le Côté de Guermantes, I (1920) et II (1921), Sodome et Gomorrhe, I (1921) et II (1922). Cette même année 1922, Proust, usé par le travail et la maladie, meurt le 18 novembre. Gallimard fera paraître ensuite les derniers volumes de la Recherche : la Prisonnière (1923), la Fugitive (1925) et le Temps retrouvé (1927).

 

Une architecture vivante

 

La Recherche est une quête, et c’est ce sens premier qui la gouverne. Elle pourrait apparaître comme une sorte d’immense polypier à la croissance anarchique, mais elle est bâtie, en fait, selon un vrai plan, jamais figé mais jamais abandonné, vivant pour tout dire. « On méconnaît trop, dit Proust, que mes livres sont une construction, mais à ouverture de compas assez étendue pour que la construction, rigoureuse et à quoi j’ai tout sacrifié, soit assez longue à discerner » : ce texte-monde a donc une structure, dont Proust a peut-être trouvé le modèle dans les grands cycles romanesques et musicaux du XIXe siècle (Za Comédie humaine ou la Tétralogie) : une structure et une unité qui reposent d’abord sur une première personne, sur un « je » à la fois narrateur et personnage principal [voir infra, « le Narrateur prous-tien »]. D'où l’unité d’un point de vue qui organise l’espace et le temps de la Recherche, qui lui confère une cohérence plus forte, probablement, que celle d’un roman réaliste. Nous partageons un regard, ce qui ne

 

veut pas dire que ce regard ne change pas : au contraire, tout ici est évolution, déplacement, flux et reflux, échos, symétries, ordre libre.

 

La structure d’origine est binaire : A la recherche du temps perdu devait s’opposer ou renvoyer au Temps retrouvé, en une dialectique simple du souvenir et de l’analyse. Dans une deuxième étape, on passe au triptyque prévu avec Grasset : le Temps retrouvé, conclusion-révélation, est maintenant précédé de Swann et du Côté de Guermantes. Le premier élément s’est donc scindé en deux selon un processus qui va se répéter : A l'ombre des jeunes filles en fleurs est publié en 1918, et l’on voit apparaître, en projet, un Sodome et Gomorrhe qui se divise à son tour, de même que le Côté de Guermantes. Un Sodome et Gomorrhe III donnera enfin naissance à la Prisonnière et à la Fugitive. En tout, sept livres, dont le découpage interne varie chaque fois, et qui obéissent à des figures complexes : la structure binaire de départ se complique en effet d’un rythme ternaire : le désir de révélation, l’expérience douloureuse, et enfin la saisie d’un temps retrouvé grâce à l’art et à la mémoire involontaire. Apparemment, nous progressons donc vers une révélation, et l’on a souvent vu dans la Recherche une sorte d’initiation ou ce que Barthes appelait une « mysta-gogie ». Mais, en même temps que l’on avance, on semble aussi revenir en arrière, à la faveur de l’anamnèse. Si bien que cette marche en avant est un retour aux sources; le grand mouvement de la Recherche est, en fait, circulaire : on ne pourra nier la construction, écrit Proust à Benjamin Crémieux, « quand la dernière page du Temps retrouvé se refermera exactement sur la première page de Swann » (dans un autre texte, il affirme que le premier et le dernier chapitre ont été écrits en même temps). Au fond, la Recherche est bien un cycle, au sens étymologique du mot, puisque le narrateur devient écrivain pour raconter un narrateur qui deviendrait écrivain : jeux de miroirs, mise en abyme, éternel retour, la perfection de l’œuvre d’art est indissociable, ici, d’une sorte de vertige.

 

Jusque dans le détail, Proust s’est attaché à renforcer la cohérence de cette structure d’ensemble. Comme dans le modèle balzacien, les mêmes personnages reviennent d’un volume à l’autre, présents effectivement ou ressuscités dans le souvenir, au détour d’une allusion ou d’une réminiscence, vus chaque fois sous un angle qui n’est jamais ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Car tout bouge, tout change : le regard du narrateur comme l’apparence de ceux qu’il décrit, jeunes, mûrs, poudrés enfin et déguisés par l’âge. L’œuvre entière est donc parcourue de reflets, fidèles ou déformants, de métaphores et de signes; le passé surgit dans le présent, les mêmes situations se répètent ou s’amplifient : derrière Albcrtine, on voit se profiler Gilberte, écho elle-même d'Odette aimée par Swann. Et l’effet fascinant de ce procédé, c’est justement, dans la durée, d’instaurer une sorte de temps immobile, ramenant périodiquement des structures et des thèmes récurrents : angoisse amoureuse, jalousie, rupture, deuil, scènes homosexuelles ou mondaines, repas, soirées, voyages : à mesure que le lecteur avance dans l’œuvre, il accumule une mémoire et fait des rapprochements dont le Temps retrouvé lui dresse un tableau général. Finalement, on ne sort pas indemne de cet univers obsédant : on s’en intoxique, on s’en « sursature » avec délices...

 

Jeux de miroirs, récurrences, réminiscences : peut-être a-t-on donné jusqu’ici une idée trop intellectuelle, trop abstraite de la Recherche. L’amateur de romans d’action sera, bien sûr, un peu déçu, mais il faut se rappeler quand même à quel point Proust aimait Dumas, Stevenson, Balzac, les aventures et les intrigues à tiroirs. Proust, en réalité, ne rompt pas vraiment avec cette tradition : on trouvera chez lui des ressorts dramatiques on ne peut plus classiques, des complots, des coups de théâtre, des mystères; des faits mineurs qui brusquement se révèlent riches de signification. Tout compte fait, la Recherche est moins statique qu’il n’y paraît, elle n’abolit pas le romanesque, même si elle le transforme : « L’existence, écrit Proust, n’a guère d’intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident devient un ressort romanesque ». Mais alors, où chercher l’intrigue et le suspens? Il y a, certes, l’aventure du narrateur découvrant progressivement sa vocation d’écrivain; mais cette quête générale est soutenue, relayée par d’autres découvertes. La réalité offre en effet des spectacles qu’il faut interpréter et réinterpréter : une bonne partie de l’œuvre est consacrée à ces analyses minutieuses et quasi policières où l’on revient sans cesse sur un geste, un regard, une parole : derrière une façade virile, il y a l’homme-femme; derrière une attitude hostile, une timidité; derrière un mot gentil, la pire des insultes; sous la conversation, une escrime silencieuse.

 

Avant de voir clair en lui-même, le narrateur apprend donc à percer les secrets de cette société codifiée à l’extrême, où tout est secret et déchiffrement : pourquoi cette rougeur, cette émotion, cette intonation? Au fond, c’est ainsi que le monde s’explique et se développe aux yeux du narrateur : de dévoilement en dévoilement, d’analyses en découvertes qui font accéder celui-ci, par étapes successives, à un niveau supérieur d’interprétation et de réalité. D’où, chez Proust, ces demeures mystérieuses, ces cris bizarres, ces légers décalages qui peuvent lancer sur une piste nouvelle; ce goût aussi du voyeurisme et de l’espionnage : Swann guette Odette sur les boulevards; le narrateur écoute Charlus et Jupien; sa jalousie même n’est-elle pas une sorte de folie soupçonneuse et interprétative? On peut donc avancer que toute la Recherche est bâtie sur une sorte d’herméneutique sans cesse reprise et affinée, avec ces moments de tension presque sacrée lorsque apparaît enfin l’objet quêté, l’explication ultime et longtemps retardée. Voici, par exemple, le narrateur entré dans un hôtel, où, pense-t-il, « un crime atroce allait [...] être consommé, si on n’arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables ». Qu’est-ce que cet hôtel d’où sort un militaire, qu’est-ce que ces mots qu’il entend, ces gens qui parlent de chaînes et de sévices? Arrive enfin la vérité; il n’est pas dans un nid d’espions ou dans un repaire de brigands : « Cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus ». Au bout du parcours, la vérité, la réalité des êtres et des choses, en tout cas une facette inconnue et souvent révélatrice : ici dans le mélodrame, ailleurs dans l’extase mystique.

 

Car les secrets des autres sont aussi les métaphores de ce problème central qui occupe le narrateur : à quoi tient ce bonheur que lui procurent le goût d’une madeleine, la sensation, sous le pied, des pavés mal équarris de l’hôtel de Guermantes, le bruit d’une cuiller contre une assiette, la raideur d’une serviette passée sur ses lèvres? Une vision passe qui lui dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose ». La vision, ensuite, se dérobe, l’impression s’évanouit sans qu’on puisse la retenir; mais cette énigme, en fait, n’en est pas une, et nous connaissons la solution du mystère depuis le premier livre : ce qui se débat « trop loin, trop confusément » pour qu’on puisse y accéder facilement, c’est, bien sûr, le souvenir et ce monde aboli qu’il ressuscite. Il s’agit seulement de le mettre en œuvre, d’en montrer les multiples splen

 

deurs. Une fois, en effet, que le contact a été rétabli avec ces strates enfouies de la conscience, tout prend un sens et s’organise : le temps, le monde et ses métamorphoses, l’art qui les restitue. Courant à travers tous les livres, il y a un même projet, une dynamique réelle, bien que difficile à percevoir; il y a bien ce qu’on peut appeler un sens, c’est-à-dire à la fois une raison et une trajectoire. La Recherche a donc une portée métaphysique : dans l’incohérence grise de la réalité, la mémoire permet au narrateur de retrouver le temps, la durée et ces « vrais paradis [que] sont les paradis qu’on a perdus » (le Temps retrouvé). Le monde réel, présent, réduit à cette présence immédiate, est sans intérêt : il ne retrouve sa signifiance qu’en évoquant cette réalité « seconde » délivrée par le flash mémoriel ou la littérature. En fait, la réalité n’existe que mise en rapport avec son image; elle se réduit même à cette image, belle parce qu’épurée, stylisée, dorée par le temps ou par l’art. Si l’on veut, la « philosophie » de Proust est un idéalisme, à condition de ne pas mettre dans ce mot le refus du monde sensible. Tout part donc de la sensation, non pas brute mais réfléchie, et rapprochée d’un autre élément : réminiscence, correspondance, métaphore, symbole — peu importe le mot, pourvu qu’on soit sensible à cet extraordinaire travail poétique.

 

Un projet esthétique

 

La Recherche est en effet une œuvre d’art en même temps qu’une théorie de l’œuvre d’art. C’est là sa double richesse : création et mise en scène de la création, elle est sa propre poétique, sa propre psychanalyse : comment devient-on écrivain, en surmontant quels obstacles, pour dire quoi et comment? De nombreux indices attestent qu’il y a là, essentiellement, un projet esthétique. Les artistes, d’abord, qui offrent au narrateur des points de repère, des références, des techniques à utiliser, des formes à reprendre. Chaque art a ses maîtres, et la découverte de leurs œuvres va représenter comme une étape de plus dans l’initiation du narrateur. Voici le peintre Elstir, dont l’effort consiste à « ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite [...] »; Vinteuil, dont la petite phrase musicale imite et recrée les états d’âme les plus « incommunicables »; Bergotte, dont les livres nous ramènent « en une région plus profonde » de nous-même, « plus unie, plus vaste, d’où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés ». Certains interprètes, eux aussi, ont le pouvoir de donner ce bonheur, ajoutant donc une « seconde œuvre » à celle qu’ils transmettent : la Berma introduit ses « vastes images de douleur, de noblesse, de passion » dans tout ce qu’elle joue, et elle ruine en même temps les habitudes sclérosées de l’interprétation dramatique.

 

Allons plus loin : au-delà des disciplines reconnues, tout peut devenir art : la façon de préparer un plat, de mettre un chapeau ou de porter la toilette, de mener une conversation. Il y a des virtuoses de la mondanité, de l’insolence, de l’élégance, de l’amour, des gens aussi qui créent les modes et inventent le goût des autres. En réalité, de la cuisinière à la grande dame, du dandy au peintre ou à l’écrivain, il n’y a peut-être qu’une différence de degré : tous ces « artistes » ont, en effet, ce point commun, ce talent, ce génie d’échapper à la médiocre routine, à la réalité plate. Sans eux, les choses ne seraient que ce qu’elles sont : avec eux, elles acquièrent richesse et profondeur, elles nous apparaissent sous un jour nouveau, poétiquement. Elstir, par exemple, a choisi de représenter le port de Carquethuit; aucun réalisme chez lui, mais au contraire une sorte de « mirage » qui semble tout brouiller, échanger les valeurs et les signifiés : la mer sera ville, et la ville sera mer. 

PROUST Marcel (1871-1922). L’œuvre, de Proust a l’ampleur des grands cycles, et l’auteur lui-même, confondu avec son livre, semble entrer dans la légende. De même qu’il y a un mythe Rimbaud, il y a un mythe Proust, que chacun raconte à sa manière et qui constitue un enjeu littéraire de première grandeur : la Recherche est-elle la peinture d'une société ou le chef-d'œuvre du

 

roman psychologique? Raconte-t-elle une aventure métaphysique, remet-elle en question (de manière très littéraire) la littérature? Est-ce une œuvre symboliste, une œuvre juive, une œuvre homosexuelle? En fait, on n’en a jamais fini de réduire Proust à ce qu'il n'est pas, de le voir en Saint-Simon, en Balzac, en Flaubert, peut-être en Mallarmé ou en Joyce...

proust

« Une vie de recherche Les biographies proustiennes ont toujours eu mau­ vaise conscience : le Contre Sainte-Beuve semble les disqualifier d'avance.

On ne veut plus que l'œuvre - sans la vie, ce moi extérieur et mensonger, ce masque banal.

L'erreur à ne pas commeure, ce serait évidemment d' identifier Proust au narrateur de la Recherche : nous ne sommes pas ici dans une autobiographie.

Mais, en même temps, il fam peut-être en finir avec une certaine outrance critique qui voit dans la Recherche un monu­ ment surgi de rien, Je déploiement d'une écriture presque anonyme.

Une telle vision des choses ferait oublier que si l'œu vre d'art est radicalement séparée du monde réel, elle en est aussi la métamorphose.

Le monde réel de Proust, ce sont d'abord tous ces portraits, dans les premières pages de l'album de «la Pléiade » : parents, grands-parents, serviteurs et proches.

Proust est né à Auteuil, dans une famille sociologique­ ment « hybride ».

Du côté de sa mère, la haute bourgeoi­ sie juive.

Jeanne Weil est la fille de l'agent de change Nathé Weil.

Adrien Proust, lui, vient de la France pro­ fonde : grâce à de brillantes études médicales, il est devenu professeur agrégé, émergeant ainsi de l'épicerie familiale à Illiers, rebaptisé depuis Illiers-Combray (Eure-et-Loir).

La famille, d'ailleurs, n'est pas coupée de cette partie de ses racines.

et il y aura là, pour l' écri­ vain, tout un trésor à exploiter : campagne, rivière, pro­ menades vers des. »

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