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Que penser de cette thèse de P. EMMANUEL : « La fête est-elle de trop, anachronique dans notre [société moderne]... un monde bien autrement laborieux que les sociétés plus anciennes... » ?

Publié le 03/11/2016

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La joie fait terriblement défaut à notre monde. Cette société opulente, permissive, qui ne sait littéralement quoi faire de sa licence ni de ses biens, est une société objectivée, refoulée, sans expression, comme les individus qui la composent. Un mode de communication naguère spontané, qui portait la mémoire et la durée collectives, a pratiquement disparu, du moins en tant que création authentique de ses participants : c’est la fête. Comme il y a une industrie des loisirs, il y a des fêtes organisées mais qui ne sont ni loisir ni fête. C’est que la fête traduit en figures symboliques, en traditions, en rites, en jeu, la richesse affective d’une communauté, la connivence de ses membres, l’image qu’ils se font de ses rapports avec son histoire, avec la nature, avec le monde autour d’eux. La fête suppose un enracinement, une appartenance. Elle est liée à des cycles, à des rythmes, parfois très anciens, vitaux en tout cas. Elle a son esthétique, qui peut être élaborée. Celle-ci fait appel à des talents peu manifestes d’^inaire, mais que l’ardeur de la circonstance met en action. La plupart d’entre eux - tels la danse et le chant - procèdent, par l’intermédiaire du corps, de la psyché entière. La fête révèle, fait éclater en images ce que la rationalité objective maintient caché : elle est l’imagination en acte du groupe, libératrice, créatrice de forces instantanées ou non. Tout être humain y est en puissance un poète, les poètes n’étant que des sourciers de cette puissance, exercés constamment à la capter.

 

La fête est-elle de trop, anachronique dans notre monde ? Il est fondé sur une double suprématie : celle de la raison objective, celle du travail utile. C’est un monde bien autrement laborieux que les sociétés plus anciennes ou arriérées. C’est aussi un monde où le corps, et tout l’être avec lui, a perdu l’aptitude au geste global, du fait de la spécialisation et de la répétition qu’elle entraîne. Ce qui est vrai de la tâche ouvrière l’est au^i de celle de l’intelligence : on apprend à articuler des concepts, jamais à inventer des figures. Toute une éthique utilitaire de la connaissance et du travail, toute une philosophie acquisitive, compétitive, avaricieuse de l’existence seraient à réviser pour en finir avec la pa^ivité croissante des hommes à mesure que devient plus efficace leur robotisation. Il se pourrait, si l’on tardait trop, qu’une telle révision fût non seulement déchirante, mais explosive.

Pierre EMMANUEL, La Nef, septembre-novembre 1973.

Seul était noble le travail choisi librement, donc le travail intellectuel, la création artistique ; d’ailleurs ce n’est pas le même mot qui le désigne en latin, mais opus, non labor : dont le sens premier est « effort, peine ».

 

Pour la noblesse de l’Ancien Régime, travailler était déroger : perdre son rang privilégié.

 

Notion retrouvée dans la boutade de Tristan Bernard : « Le travail, ça me fatigue. »

 

C’est, au XIXe siècle, la bourgeoisie promue au premier rang de la société qui va primer et même sacraliser le travail.

 

Car après les grands chocs et les mutations provoqués par la Révolution française, après la disparition progressive de ces privilèges aristocratiques fondés sur la Naissance et accompagnés d’un code de l’Honneur (Cf Bénichou : Les Morales du grand siècle), cette société bourgeoise s’établit parallèlement à la montée du monde industriel, puis industrialisé.

 

Dans ces rapports exploitants/exploités que vont vite devenir les rapports patrons/ouvriers, cette nouvelle société a besoin de soutenir les fondements d’une organisation, - qui est en réalité l’exploitation du travail des salariés et prolétaires -, par la glorification de valeurs morales qui dressaient les barrières des interdits : « tabous hérités d’une civilisation (...) dominée par la misère, l’ignorance, la peur et les rites contraignants du groupe. » (Dumazedier).

 

Donc « les valeurs anciennement attachées au travail, au métier, au qualitatif dans l’activité créatrice » (H. Lefebvre) vont commencer à se dissoudre sous les coups des excès mêmes de cette société bourgeoise.

« q sont parfois des saturnales de sang, et elles sont loin d'être tou­ jours des délivrances.

Si l'on veut que l'ère des révolutions sauva­ ges soit révolue, il faut produire une pensée révolutionnaire com­ mune agissant dans la forme existante, un proces us de modifica­ tion radicale de ce dont tout le reste dépend : la condition même du travail, ouvrier aussi bien que scolaire.

Quel pourrait être le creuset de cette commune pensée, de cette néc esaire fusion sociale ? Un espace, un lieu, une forme : un complexe de fonctions et de locaux auxquels devraient correspon­ dre un ensemble d'activités interdépendantes, où les diverses ségré­ gations, dont celle de l'âge n'est pas la moindre, seraient progres­ sivement abolies.

Au centre de ce complexe, le cbamp éducatif, ouvert, osmotique, cesant d'être la propriété de la seule institution scolaire : lieu de tous, foire permanente aux idées, espace libre où réinventer la fête.

Cette conception fait frémir d'horreur de bons pédagogues : ce fut pourtant, sous bien des aspects, celle de l'Uni­ versité médiévale, qui fit naître quelques grands siècles d'art et de pensée.

Aujourd'hui, avec la formation permanente, la fonction éducative n'est plus le privilège des enseignants patentés : peut l'assumer quiconque accepte de partager ses connaissances.

Connaître, ainsi, et donner à voir aux autres, devient une forme d'hospitalité ; l'hospitalité, c'est déjà la fête.

Réciproquement, la fête peut devenir une science.

Une science, et non un objet de science.

Dans la maison, ou plutôt dans la forme intégrante pour tous, innervés par la fonction éducative, les arts et les techniques auraient leur place, l'imagination serait manuelle autant que spiri­ tuelle.

Aucun don ne serait refusé : toutes les dispositions créatri­ ces se compléteraient, s'harmoniseraient.

On apprendrait ensemble à éprouver, à imaginer, à idifier des rêves réels.

Magique étude, pour reprendre le mot de Rimbaud.

Étude du bonheur, de la beauté, de la pleine satisfaction de l'être.

Pourquoi l'école serait­ elle triste ? La première science qu'on devrait y acquérir serait aussi un art, l'art de vivre, qui est celui de ne pas vieillir en dedans.

Ces vues sont utopiques ? Bien sûr.

Mais elles tracent une orien­ tation idéale, l'asymptote d'un effort rée l.

Elles se vérifieront dans la mesure où quelques-uns, de proche en proche, en entraîneront beaucoup d'autres à croire cete cbose très simple : que les bom­ mes, même s'ils l'ignorent, ont un besoin vital de se rencontrer, de se partager.

Cet l'agora qui nous manque, le carrefour de toutes nos activités, de toutes nos idées.

Cette convergence devrait partout : à l'école, à l'usine, dans le quartier, la ville, la région.

Son espace ne serait pas nécesirement localisé, ce pourrait être, demain, animé par une cité entière, celui de la télévision en circuit fermé.

Que la télévision, dont nul ne sous-estime le rôle dans la formation psychique de l'époque, n'ait pas encore trouvé, ou cber­ cbé son langage distinctif ni son ton n'est à cet égard ni encoura­ geant ni inexplicable : l'inertie de la masse joue dans ce sens.

Reste à savoir si cette inertie sera vaincue dans les collectivités moins .nombreuses animées par des groupes suffiSamment cons-. »

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