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RACINE Jean : sa vie et son oeuvre

Publié le 29/11/2018

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racine

« Les plus belles scènes sont en danger d’ennuyer, du moment qu’on les peut séparer de l’action », lit-on dans la préface de Mithridate, laquelle affine une doctrine déjà présentée dans celles d’Alexandre et de Britannicus et que viendra parfaire la composition d'Athalie, où Racine pensait avoir retrouvé, par l’insertion de chants choraux entre les actes, la « continuité d’action » propre à la tragédie antique. Si Racine, enfin, reprend à Aristote les formules touchant à la « médiocrité » du héros et aux notions de « compassion » et de « terreur », ce n’est pas par révérence verbale : elles répondent à un dessein précis, celui d’émouvoir, ou, comme il écrit à propos d’Euripide dans la préface d’Iphigénie, de « mettre en larmes » le spectateur. Pitié et terreur sont les deux dimensions de la sympathie tragique, faite d’un mouvement vers les malheurs d’autrui et d’une participation imaginaire à ses épreuves. La « médiocrité » du personnage (« ni trop bon ni trop méchant ») est la condition de cette même sympathie : elle fait qu’on le « plaint » sans le « détester », parce qu’il a, comme les héros d’Andromaque, « une vertu capable de faiblesse »; cette efficace médiocrité est encore recherchée dans Phèdre, où l’héroïne « a horreur toute la première » de son emportement criminel, tandis que son beau-fils, dont la « grandeur d’âme » demeure entière, se trouve humanisé par la « faiblesse » de son amour pour Aricie. Tels sont les éléments de la « tristesse majestueuse » évoquée par le poète dans la préface de Bérénice.

 

Cette « tristesse », en quoi se résume le « plaisir de la tragédie », naît du spectacle de l’inconfort de la condition humaine. Racine en trouvait l'image tout au long de l’histoire du genre, chez Euripide ou chez Sophocle comme chez Sénèque et dans les œuvres de Garnier comme dans celles de Corneille, de Tristan l’Hermite ou de Rotrou. Tous ces poètes entendaient proposer à l’homme un tableau des malheurs humains qui puisse l'aider à les éviter par la vertu de prudence ou à les supporter par la vertu de constance. Tous voyaient dans ces malheurs les conséquences de la passion. Mais ils n’entendaient pas toujours celle-ci de la même manière. Pour les Grecs, elle était un entraînement fatal, dont l’homme n’était guère responsable : dans la tragédie d’Euripide, Phèdre et Hippolyte sont victimes d'un conflit divin entre Artémis et Aphrodite, où ils ne sont pas pour grand-chose. Les leçons données par de telles tragédies sont analogues à celles que donne Giraudoux dans Electre ou Sartre dans les Mouches : laisser les dieux en paix et s’interdire de défier le destin (c'est la sagesse du Jardinier), ou s’efforcer de rompre les malédictions ancestrales en inventant un monde nouveau (c’est le dépassement auquel est invité Oreste au dénouement des Euménides). La passion sénéquienne est d’une autre nature. Morale plus que religieuse, elle traduit un bouleversement de l’âme, auquel on peut échapper par la conscience qu'on prend de lui dès les premiers symptômes, mais dent les effets deviennent irréversibles si on le laisse se développer jusqu'à la crise. Cette vision est encore pour une grande part celle des dramaturges de la Renaissance, qui condamnent également les deux grandes passions tragiques, l'amour et l'ambition : le premier est une forme de la folie mélancolique; la seconde une forme de la folie des grandeurs, qui donne à l'homme l’illusion d’être dieu. On opposera à celle-là la rectitude du jugement, à celle-ci la vertu d’humilité. Quand Racine débute au théâtre, le courant néostoïcien s’est en partie estompé au profit d'une autre tendance, celle du néoplatonisme, qui fait de la passion un mystère à signification positive (celle qui subsistera encore dans Tête d'Or ou dans le Soulier de satin) : l'ambition politique peut être le signe d'une vocation à la grandeur dans ce monde ou dans l’autre, comme chez Horace ou chez Polyeucte; la passion amoureuse peut être la découverte d’un monde

 

d’innocence et de paix, celui que symbolisent les bergers de la pastorale romanesque ou dramatique, image de l’Éden retrouvé où l’homme remplit sa vocation fondamentale, qui est l’amour de Dieu. Dans les « romans parfaits » et dans les tragédies et tragi-comédies du milieu du XVIIe siècle, ces deux passions se présentent en leurs aspects heureux : l’amant n’y est avide de conquêtes que pour mériter sa dame; mais c’est l’amour qu’il porte à celle-ci qui lui inspire les hautes vertus du grand capitaine ou du grand prince. Racine a ressaisi l’essentiel de cette multiple tradition : la Thébaïde est conforme à ses modèles les plus anciens; Alexandre reflète ses aspects les plus modernes. Dans la suite de sa carrière, et particulièrement dans Bérénice, le poète est parvenu à faire subsister ensemble les trois conceptions de la passion, vécue à la fois comme une malédiction, comme une faute et comme un appel. Ainsi l’élan passionné représente-t-il chez lui le bien et le mal, l’esclavage et la liberté. Contradictions qui engendrent le tragique au moment où elles affleurent à la conscience des héros.

 

L'univers mythique de Racine

 

La tragédie des Anciens empruntait ses sujets, pour l’essentiel, à la mythologie. Celle des humanistes du xvie siècle puisait à peu près également dans le fonds mythologique et dans l'histoire profane ou sacrée. Leurs drames bibliques pouvaient cependant être écrits sur le patron de certaines tragédies d’Euripide ou de Sénèque : Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze s’inspirait d’Iphigénie, et la tradition issue du sujet des Troyennes nourrissait les Juives de Robert Garnier. Quant aux drames historiques de la Renaissance, ils trouvaient un garant, sinon un modèle, dans Octavie, longtemps considérée comme une œuvre de Sénèque. Au second tiers du xviie siècle, l'équilibre s’est décidément rompu en faveur de l'histoire. L’originalité de Racine consiste à avoir tenu la balance égale entre les deux types de sujets. Mais, parmi les uns et les autres, et contrairement à son vieux rival Corneille, il a toujours choisi les plus célèbres : Andromaque met en scène des personnages « fameux »; le nom de Mithridate est des plus « connus » de l’histoire; le sacrifice d'Iphigénie ne connaît « rien de plus célèbre dans les poètes ». L’insistance de Racine sur ce point, au début de ses préfaces, est significative. Ses choix lui imposent un certain respect du « vrai » ou, du moins, de ce qu’en savent ou de ce qu’en pensent ses contemporains, nuancé et corrigé, dans la limite où le permettent les bienséances, par le recours à la source première : Antiquité poétique ou historique; témoignage direct (dans le cas de Bajazet); textes sacrés enfin, comme en témoignent les préfaces et le texte des tragédies bibliques. Le spectateur et le lecteur de Racine connaissent ou peuvent consulter les ouvrages dont il s’inspire : sources premières avouées, Euripide et Virgile, Quinte-Curce, Tacite, Suétone, Appien d’Alexandrie et Rycaut, auteur de l’Histoire de l'Empire ottoman, sur l'autorité duquel il s’appuie dans la préface de Bajazet': sources secondes aussi, avouées ou non : poètes anciens comme Homère, Ovide et Sénèque, dont il a lu et médité les œuvres en tant qu’homme de son siècle; mythologues tels que Plutarque, Pausanias, Philostrate ou l'Italien Natale Conti; faussaires médiévaux de génie, comme les « inventeurs » de Darès le Phrygien et de Dictys le Crétois, auxquels Andromaque et Iphigénie doivent certains de leurs éléments. On pouvait retrouver dans Bérénice des souvenirs d'un roman inachevé de Segrais et d’une harangue de Scudéry; dans Bajazet la transposition de l’histoire de Floridon dans les Divertissements de la princesse Aurélie du même Segrais (1656); dans l’ensemble de l’œuvre le reflet de telle scène de Garnier, de tel personnage de Rotrou, de telle

RACINE Jean (1639-1699). La postérité a tôt fait de réduire Racine à son œuvre de poète tragique, de privilégier parmi ses tragédies Phèdre et Athalie et de saluer en celles-ci l’intemporelle et pure perfection d’un genre dont le maître incontesté, avant lui, était Sophocle. Vision mutilante et qui même interdit d’apprécier en leur complexe plénitude les poèmes épargnés par l’oubli. Sans vouloir ignorer ces préférences, il paraît juste de les apprécier, et peut-être de les confirmer, en envisageant l’œuvre dans son ensemble, en s’interrogeant sur sa genèse, en reconnaissant sa variété, en recherchant les rapports qu’elle entretient avec l’existence d’un homme, l’histoire de son temps et le règne d’un souverain fascinant.

 

Une réussite paradoxale

 

L’écrivain que son destin appelait à vivre dans la mouvance des plus grands et dans la familiarité du roi est de milieu relativement modeste. Il naît dans la petite ville de La Ferté-Milon, où ses ancêtres ont exercé des fonctions honorables mais sans éclat, soit dans la petite magistrature, soit dans la perception de la gabelle. Sa mère, Jeanne Sconin, est fille d’un président au grenier à sel. Son père, après avoir été cadet au régiment des gardes, assume une charge modeste dans la même administration. Jean a deux ans quand meurt sa mère, après avoir donné naissance à une fille, Marie, et quatre ans quand son père disparaît à son tour. L’enfant est recueilli par sa marraine et grand-mère Marie Desmoulins. Celle-ci, dont la famille a noué depuis plusieurs années des liens étroits avec l’abbaye de Port-Royal et dont la fille Agnès, connue sous le nom de mère Agnès de Sainte-Thècle, s’y est retirée fort jeune, y entre elle-même au moment de son veuvage, en 1649, et obtient pour son filleul le privilège d’être admis gratuitement comme élève des Petites Ecoles, où il étudiera sous l’autorité de maîtres tels que Nicole, Lancelot, Antoine Lemaistre et le sensible Jean Hamon. Un neveu de Marie Desmoulins, Nicolas Vitart, introduit le jeune homme dans les milieux

 

aristocratiques, notamment dans la famille de Chevreuse, et dans certains cercles littéraires, où il rencontre en particulier La Fontaine. Dès 1660, Jean Racine fait ses débuts dans les lettres, avec une tragédie perdue et de sujet incertain, Amasie, qu’il proposera sans succès à la troupe du Marais, et une ode écrite à l’occasion du mariage royal, la Nymphe de la Seine, qui est remarquée par Chapelain. L’année suivante, c’est aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, la première troupe royale, qu’il présente en vain une seconde tragédie, dont le héros est Ovide. Cette même année, un de ses oncles, Antoine Sconin, vicaire général à Uzès, le fait venir auprès de lui avec l’intention de lui faire obtenir un bénéfice ecclésiastique. Le projet n’aboutit pas, mais il est resté de cet épisode provincial de la vie de Racine, qui dura deux ans, une précieuse correspondance. De retour à Paris, après avoir adressé au roi deux nouvelles odes, il est présenté à la Cour par le duc de Saint-Aignan, l’organisateur des premières fêtes de Versailles, et fait ses débuts au théâtre avec la Thébaïde, jouée par la troupe de Molière en juin 1664 : la première édition de cette tragédie sera dédiée au duc de Saint-Aignan. La pièce n’a pas grand succès. Mais, à cette date, Racine est déjà inscrit sur la liste des gratifications royales. L’année suivante, Alexandre connaît une meilleure fortune, qui encourage sans doute le poète à enlever sa tragédie à Molière pour la confier aux « grands comédiens » de l’Hôtel de Bourgogne, chez lesquels une des meilleures actrices du Palais-Royal ne tardera pas à le suivre : il s’agit de la Du Parc, à qui naguère Corneille faisait la cour, et qui est devenue la maîtresse de Racine. Décidément homme de lettres, Racine rompt avec Port-Royal en intervenant dans une querelle qui oppose Nicole à Desmarets de Saint-Sorlin, le pieux auteur de l’épopée de Clovis. C’est la Lettre à l'auteur des Hérésies imaginaires, où Racine fait en termes vifs l’apologie du théâtre.

 

Douze années durant, Racine connaît une suite ininterrompue de succès. Fréquemment attaqué par les partisans du système cornélien, il se défend d’abord avec l’impatience d’un jeune poète désireux de s’imposer, puis avec la sérénité du dramaturge sûr de ses moyens et fort d’un succès devant lequel ses ennemis même ont dû s’incliner. Andromaque inspire à un gazetier, Subligny, la comédie de la Folle Querelle, jouée chez Molière en 1668. La même année, l’Hôtel de Bourgogne donne les Plaideurs, où Racine entend montrer, comme l’indique l’« Avis au lecteur » de 1669, qu’il est capable d'égaler, voire de surpasser le poète comique. Avec Britannicus et Bérénice, c’est à Corneille cette fois que Racine oppose une formule renouvelée de tragédie à sujet romain; ni la cabale contre Britannicus, alimentée en particulier par Sainl-Évremond (qui avait publié dès 1668 une sévère Dissertation sur le Grand Alexandre), ni la Critique de Bérénice de l'abbé de Villars (1670), pas plus que le « doublon » que constituait 777e et Bérénice de Corneille, joué dans le même temps chez Molière, n’ont empêché Racine de s’imposer — et de s’imposer comme le plus grand. Il avait dédié Andromaque à Henriette d'Angleterre, Britannicus au duc de Che-vreuse et Bérénice à Colbert. Après 1671, le poète n'a plus besoin de ces protections. Reçu à l'Académie la veille de la première de Mithridate (1673), consacré comme poète de cour avec la création à Versailles d'Iphigénie (1674), il peut se permettre de substituer la raillerie à l’argument défensif et de faire alterner dans ses préfaces l’ironie légère et la hautaine condamnation. La préface d’Iphigénie est consacrée pour une large part à la critique de l’opéra d' Alceste de Quinault et Lully; celle de Phèdre à la tranquille affirmation de la moralité du genre tragique. Racine a rapidement triomphé de ses pâles imitateurs, Leclerc et Coras pour Iphigénie, Pradon pour Phèdre. Il est sorti indemne, ainsi que son ami Boileau, de la « guerre des sonnets » qui suivit la représentation de sa dernière tragédie profane, et où il avait pour adversaires la redoutable famille des Mancini, protecteurs de Pradon. Les années 1676-1677 constituent le couronnement de sa carrière, marqué par la soigneuse édition collective des Œuvres, le mariage du poète avec Catherine de Romanet, parente par alliance de Nicolas Vitart, issue d’une famille riche et anoblie par les charges, et surtout une « commission » d’historiographe du roi, qu’il partage avec Boileau dès septembre 1677.

 

Durant vingt années, la carrière de Racine sera celle d’un courtisan, voire d'un intime du roi. Il écrit les vers de l'Idylle de Sceaux, qui sera chantée en 1685 chez le marquis de Seignelay, fils de Colbert, sur une musique de Lully. Il est de la « Petite Académie » dès 1684, ce qui fait de lui un des quatre rédacteurs des inscriptions à la louange du roi dont s’ornent médailles et monuments triomphaux. Il accepte de revenir au théâtre, avec Esther (1689) et Athalie (1691), pour faire sa cour à Mme de Maintenon, dont les nobles élèves de Saint-Cyr sont passionnées de théâtre. Il est des rares élus que Louis XIV invite à Marly. Gentilhomme ordinaire de la chambre du roi dès 1690, il peut acheter en 1696 l’office (coûteux) de secrétaire du roi.

 

Racine n’a jamais cependant renié son passé : ni celui de l’homme de théâtre (en témoigne l’édition de 1697) ni celui d'ancien élève des Petites Ecoles : il a rendu à ses maîtres un ultime hommage en écrivant — dans le secret — un Abrégé de l'histoire de Port-Royal, a marié sa fille aînée dans une famille proche de la spiritualité janséniste et confié ses autres filles à des communautés religieuses. Du moins a-t-il pris soin, avant de connaître une mort édifiante et d’être enseveli, conformément à ses vœux, auprès de la tombe de M. Hamon à Port-Royal des Champs, d'assurer l'établissement de ses fils Jean-Baptiste et Louis. Pourtant, l’aîné devait se retirer très vite dans une studieuse solitude, et le second, devenu oratorien, consacrer sa vie au service de Dieu et à la mémoire de son père. « Sagesse » dont Jean Racine, en ses dernières années, avait pu lui donner l’exemple.

 

L’agonie de la Champmeslé, l’inoubliable interprète de Bérénice, d’Iphigénie et de Phèdre, lui avait inspiré des prières pour la conversion de la tragédienne (1698). Et ses dernières productions poétiques avaient été, en 1694, quatre Cantiques spirituels que Jean-Baptiste Moreau, le compositeur des parties chantées d’Esther et d’Athalie, avait mis en musique.

 

Racine et la tradition poétique

 

La vocation de poète s’est imposée très tôt à l’élève des Messieurs de Port-Royal. Ce fut dès le départ une vocation aux grands genres. Les premiers essais de Jean Racine sont d’impeccables distiques élégiaques en latin, des odes et des stances où l’inspiration malherbienne le dispute à l'ingéniosité de Théophile de Viau. La première domine dans les trois pièces adressées au roi entre 1660 et 1663. Racine s’y préoccupe moins de l'originalité des thèmes ou de la splendeur des images que de la clarté dans l’expression et de la netteté du syllabisme. C'est ce double souci qui l'anime encore quand il corrige ces pièces avant de les confier aux éditeurs du Recueil de poésies chrétiennes et diverses de 1671. La même exigence caractérisera la facture des Cantiques de 1694. Le charme de ces poèmes, la mélodie qu’ils paraissent éveiller spontanément leur sont donnés par surcroît. Ce sont œuvres contrôlées à la lumière des enseignements de Malherbe et des siens, travaux d’artisan consciencieux.

 

De ces préoccupations témoigne la correspondance du poète. Des Lettres d'Uzès aux épîtres édifiantes à Jean-Baptiste en passant par les billets adressés au cousin Vitart, à Boileau et à La Fontaine, Racine demeure hanté par la perfection d’une écriture sans heurt, sinon sans éclat, où se concilient par le verbe l'ardeur à vivre du mondain, les scrupules du chrétien, le feu du satirique, mais où dominent surtout les plaisirs et les inquiétudes du poète. Si l’on met à part les quelques épigrammes et madrigaux échappés à sa plume et si l’on considère les Plaideurs, ainsi qu'il le faisait lui-même, comme le divertissement d’une saison dont le succès a quelque chose de paradoxal, il apparaît que l’inspiration générale de son œuvre exclut les fantaisies du burlesque, voire les grâces de la galanterie à la manière de Sarasin ou même d’un certain La Fontaine. Poète de cour, sans doute, mais non poète de salon, Racine a été fasciné tour à tour par les splendeurs dangereuses de la passion et par les austères devoirs qui s’imposent aux âmes d'élite. Cette double sollicitation s’exprime encore en 1694 dans le Cantique III, où il paraphrase saint Paul. Elle exclut les voies moyennes et les sentiers à mi-pente. Si Racine a été l’ami et le correspondant de La Fontaine et de Boileau, c’est qu'il trouvait dans leur sensibilité et dans leurs vers, à côté d’exigences esthétiques proches des siennes, le sens de l’humour et l’esprit de juste mesure qui lui manquaient. En attendant de se faire historiographe de Louis-XIV et célébrant du culte royal, il devait comme naturellement trouver sa voie dans la fréquentation des héros et des princes de la tragédie.

 

La Thébaïde peut déconcerter un lecteur familiarisé d'abord avec les tragédies de la maturité, comme elle a sans doute déconcerté, en 1664, ses premiers spectateurs. Non seulement parce que l’issue en est « un peu trop sanglante », comme l'a reconnu Racine dans la préface de 1676, mais aussi parce que la structure générale, l'écriture « à la Sénèque », l’utilisation des stances, des monologues insistants, des débats inspirés de Garnier et de Rotrou, la présentation de Créon comme un monstre de machiavélisme et de lubricité y figurent un retour à la manière d’Alexandre Hardy et de ses contemporains. C’est justement cet archaïsme qui est signifiant. Racine rompt ici avec la mode du romanesque et du galant imposée par Quinault. Il s’interdit les détours de la tragédie politique pratiquée par Corneille vieillissant. Il redécouvre, plus que la terreur, l’horreur tragique. Il veut par là se situer dans la voie la plus ancienne du genre. C’est, certes, un défi adressé à son public. Il sera cependant suivi d’un autre, tout différent. Alexandre a été et demeurera longtemps une œuvre à succès. Racine y annonçait l’héroïsation de son royal dédicataire. Il y reprenait aussi la veine romanesque des amours des conquérants. Mais il y imposait un Alexandre de stature vraiment « héroïque » et qui contrevenait aux règles de la galanterie. Il campait en face de lui un insolent Porus, qui violait celles du respect dû à plus grand que soi. Il traitait ainsi un sujet à la mode en lui rendant la rude dignité que lui avait donnée Quinte-Curce. Ici par l’histoire, là par la mythologie, il défendait un droit à la différence qui se confondait sans doute, dans son esprit, avec le devoir d’authenticité.

 

La conception racinienne de la tragédie

 

En recevant Thomas Corneille à l’Académie française, en 1685, Racine a saisi l’occasion qui lui était offerte de faire l’éloge du vieux rival disparu. On peut toutefois se demander s’il ne pense pas à lui-même et à son idéal de la tragédie quand il présente Pierre Corneille luttant « contre le mauvais goût de son siècle », « aidé de la lecture des Anciens », accordant « le vraisemblable et le merveilleux »; ou quand il lui accorde le mérite d’« une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler ».

 

Quoi qu’il en soit, cet hommage à Corneille paraît traduire, de la part de son auteur, la conscience d’une continuité en profondeur. Racine s’en est pris, dans ses préfaces, aux déviations que des poètes trop pressés de plaire ou de surprendre ont imprimées à la doctrine qu’ils professaient. Il n’a jamais totalement remis en question les principes sur lesquels se fondait, en 1660, le genre tragique. Il aurait pu s’accorder avec la plupart de ses adversaires sur quelques règles fondamentales du théâtre sérieux.

 

Au moment où débute Racine, il est possible, à l’aide de la Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac (1657) et des Discours de Corneille (1660), de donner de la tragédie une définition minimale : la tragédie est une œuvre dramatique, écrite en alexandrins, disposée en cinq actes, dont les héros, de rang élevé et de stature morale « médiocre » (ils ne sont ni trop bons ni trop méchants), se trouvent menacés par un péril grave, qui éveille chez le spectateur des sentiments de pitié et de terreur; ils peuvent succomber à ces périls ou être sauvés in extremis; le déroulement de l’action doit être continu à l’intérieur de chacun des actes; les principaux personnages et les éléments essentiels de la situation doivent être présentés dès le début de la tragédie; le sujet doit être tiré du « vrai » : mais, comme l’écrit Corneille dans le Discours de la tragédie (1660), « la fable [c’est-à-dire la mythologie] et l’histoire de l'Antiquité sont si mêlées ensemble que [...] nous leur donnons une égale autorité sur nos théâtres »; en revanche, certains sujets sont exclus : on ne peut choquer les principes de la vraisemblance (qui permet l’adhésion intellectuelle) et de la bienséance (qui permet l’adhésion de la sensibilité), non plus que celui de la nécessité, qui oblige le poète à adapter l’histoire contée aux exigences esthétiques propres au théâtre; on exclura l’histoire proche, l’éloignement seul pouvant entraîner la « révérence » du lecteur ou du spectateur; enfin, on évitera de recourir à l’histoire sacrée, le genre tragique, si élevé qu'il soit dans la hiérarchie littéraire, demeurant (en dehors de son utilisation à l’école) un genre profane et toute représentation théâtrale un divertissement.

Ces principes, Racine les a faits siens avec une aisance qui a toujours frappé les historiens du théâtre. Il savait que, dans le domaine où il s’engageait, on ne devait pas rechercher la nouveauté pour elle-même et que le bon poète tragique était celui qui, attentif à l’idée que le spectateur actuel se faisait du genre qu’il pratiquait, répondait précisément à son attente. C’est la condition de l’art de plaire, règle des règles pour Racine comme pour Molière. Mais cet art n’implique ni conformisme ni complaisance. Il est seulement le moyen de communication permettant de faire accéder le public d’un temps déterminé à la tradition — ancienne dans ses origines, mais lentement mûrie d'âge en âge — de Vopus tragicum. Si, dans le choix et la mise en œuvre de ses sujets, Racine respecte le goût de son temps (des « amis » l’ont orienté vers le thème de la Thébaïde, conseillé sur quelques endroits d'Alexandre, aidé dans la conception même des Plaideurs), il n’ignore pas que, plus profonde que le caprice d’une époque, l’exigence du « bon sens » et de la « raison » traverse « tous les siècles » (préface d’Iphigénie). Son Andromaque, écrit-il en 1676, répond à « l’idée que nous avons maintenant de cette princesse ». Mais elle demeure en esprit la même héroïne jadis chantée par Euripide et Virgile. L’adaptation au public des thèmes fournis par la tradition ne trahit pas cette tradition. Elle la rend présente. La démarche créatrice de Racine ressemble à celle de Ronsard s’efforçant de restituer l’âme de l’ode pindarique ou à celle de La Fontaine présentant à ses lecteurs le trésor universel de l’apologue.

 

A la volonté de surprendre, voire de choquer, que Racine attribue à Pierre Corneille — lequel, selon la préface de Britannicus, accumulerait les fautes contre la bienséance et la vraisemblance —, à l’abandon au romanesque et à la galanterie qu’il reproche à Pradon, à Quinault ou à Thomas Corneille, Racine a opposé, d’un bout à l’autre de sa carrière, une esthétique parfaitement cohérente et qui traduit la double préoccupation de plaire à un « petit nombre de gens sages » et de se rendre digne des « grands hommes de l’Antiquité », Homère, Virgile, Sophocle, Euripide, qu’il a « choisis pour modèles ». Cette esthétique est fondée sur le principe de la convergence des éléments dans l'invention et sur celui de la convergence des effets dans la réalisation. Racine a défendu, dès 1666, la « simplicité » du sujet d'Alexandre, que ses adversaires affectaient de prendre pour de la « stérilité ». Il s’est félicité d'avoir, dans Britannicus, développé une « action simple, chargée de peu de matière », et d'avoir rencontré, avec Bérénice, un sujet « extrêmement simple ». Cette exigence est fondée à la fois en autorité (Racine invoque ici et là les exemples grecs) et en raison : il n’est pas vraisemblable « qu'il arrive en un jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines » (préface de Bérénice). Mais elle traduit aussi le goût de l'ordre et de l’intelligibilité qui est celui du poète. Le « raisonnable » est la condition essentielle de la lisibilité d’une œuvre. Il impose parfois, comme le rappelle la seconde préface d'Andromaque, d'« accommoder la fable » au « sujet », c’est-à-dire de modifier (avec précaution) l’histoire contée pour en mieux faire apparaître la signification. Il interdit toujours, selon le précepte d’Horace, l’intervention des « dieux de machine » au dénouement (préface d'Iphigénie). La seconde préface d'Andromaque, la préface de Mithridate, celle d'Iphigénie sont sensiblement contemporaines de l’Art poétique de Boileau, des Réflexions du P. Rapin et du Traité du poème épique du P. Le Bossu. Elles expriment les mêmes exigences, avec cette différence que Racine se limite à l’essentiel et joint au précepte l’exemple de ses propres œuvres. Un autre principe récurrent dans les préfaces est celui de la continuité de l’action, qui permet seule de soutenir l’intérêt :

racine

« puis avec la sérénité du dramaturge sûr de ses moyens et fort d'un succès devant lequel ses ennemis même ont dû s'incliner.

Andromaque inspire à un gazetier, Subligny, la comédie de la Folle Querelle, jouée chez Molière en 1668.

La même année, 1' Hôtel de Bourgogne donne les Plaideurs, où Racine entend montrer, comme l'indique l'« Avis au lecteur» de 1669, qu'il est capable d'égaler, voire de surpasser le poète comique.

Avec Britannicus et Béréni ce, c'est à Corneille cene fois que Racine oppose une formule renouvelée de tragédie à sujet romain; ni la cabale contre Brirannicus, alimentée en particulier par Saint-Évremond (qui avait publié dès 1668 une sévère Dissertation sur le Grand Alexandre), ni la Critique de Bérénice de l'abbé de Villars (1670), pas plus que le «doublon» que constituait Tite et Béré­ nice de Corneille, joué dans le même temps chez Molière, n'ont empêché Racine de s'imposer -et de s'imposer comme le plus grand.

Il avait dédié Androma­ que à Henriette d'Angleterre, Britannicus au duc de Che­ vreuse et Bérénice à Colbert.

Après 1671, le poète n'a plus besoin de ces protections.

Reçu à l'Académie la veille de la première de Mithridate (1673), consacré comme poète de cour avec la création à Versailles d' Iphi­ génie (1674), il peut se permettre de substituer la raillerie à J'argument défensif et de faire alterner dans ses préfa­ ces l'ironie légère et la hautaine condamnation.

La pré­ face d'Iphigénie est consacrée pour une large part à la critique de l'opéra d'Alceste de Quinault et Lully; celle de Phèdre à la tranquille affirmation de la moralité du genre tragique.

Racine a rapidement triomphé de ses pâles imitateurs, Leclerc et Coras pour Iphigénie, Pradon pour Phèdre.

li est sorti indemne, ainsi que son ami Boileau, de la «guerre des sonnets>> qui suivit la repré­ sentation de sa dernière tragédie profane, et où il avait pour adversaires la redoutable famille des Mancini, pro­ tecteurs de Pradon.

Les années 1676-1677 constituent le couronnement de sa carrière, marqué par la soigneuse édition collective des Œuvres, le mariage du poète avec Catherine de Romanet, parente par alliance de Nicolas Vi tart, issue d'une famille riche et anoblie par les char­ ges, et surtout une «commission,, d'historiographe du roi, qu'il partage avec Boileau dès septembre 1677.

Durant vingt années, la carrière de Racine sera celle d'un courtisan.

voire d'un intime du roi.

JI écrit les vers de 1 'Idylle de Sceaux, qui sera chantée en 1685 chez le marquis de Seignelay, fils de Colbert, sur une musique de Lully.

Il est de la > , comme l'a reconnu Racine dans la préface de 1676, mais aussi parce que la structure générale, l'écriture «à la Sénèque>>, l'utilisation des stances, des monologues insistants, des débats inspirés de Garnier et de Rotrou, la présentation de Créon comme un monstre de machiavélisme et de lubricité y figurent un retour à la manière d'Alexandre Hardy et de ses contemporains.

C'est justement cet archaïsme qui est signifiamt.

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