Rien n'est plus drôle que le malheur. En attendant Godot de Beckett
Publié le 22/02/2012
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«
lors de la première ronde avec le fauteuil, Hamm s'amuse aux dépens de Clov en lui demandant de le déplacerinsensiblement pour qu'il soit parfaitement au centre.
Il se moque vraisemblablement de lui ce qui crée un comiquede situation.
Ce rire qui prend directement sa source dans le malheur de l'autre correspond à la lecture du grotesqueproposée par Kayser.
La désorientation et l'ambiguïté deviennent si extrêmes qu'elles provoquent le rire.
Le comique,qu'il soit raffiné, rabelaisien, ironique ou cruel, produit un effet de distanciation quant au tragique en étant sanscesse lié à lui.
Une nouvelle considération du réel et de la situation de Hamm, de Clov, de Nell et de Nagg naît de cerapprochement fondateur des contraires.
Le rire permet aux personnages de se détacher d'un quotidien tragique où « ça avance » malgré eux.
Il est sansdoute inutile qu'ils s'apitoient sur leur sort inexorable donc il vaut mieux en rire.
Le rire serait alors salutaire.
Le «malheur » cité par Nell pourrait être une métonymie désignant l'existence des personnages telle qu'elle est décrite.Ils ne peuvent pas y échapper donc ils peuvent au moins essayer de l'oublier.
C'est peut-être également pourquoi ilsinstaurent certains rituels, comme celui du calmant ou de la lunette.
L'humour serait alors un moyen d'outrepasser letragique de leur vie.
La dérision amoindrit le malheur en le relativisant.
Nell et Nagg rient après avoir évoqué : «l'accident de tandem où [ils] laiss[èrent] [leurs] guibolles.» Se jouer du tragique c'est affirmer sa supériorité parrapport à lui, c'est montrer qu'il ne les atteint pas.
Les personnages sont déshumanisés comme le montrent leurinfirmité et l'inertie dans laquelle ils sont plongés.
Le lieu commun qui veut que le rire soit le propre de l'Hommeindiquerait que les personnages de Fin de partie sont encore des Hommes.
Ils sont obligés de subir leur quotidiendonc le rire serait, dans certaines circonstances, un moyen pour oublier et pour tenter de toucher au bonheur.L'humour reste cependant amer étant donné le caractère tragique de la situation.
Il permet d'évacuer le réel actuelen s'attachant à un passé plus agréable, vécu ou fictif.
C'est le cas lorsque Nagg dit à Nell, à propos de l'histoire dutailleur : « Elle t'a toujours fait rire.
(Un temps).
La première fois j'ai cru que tu allais mourir.
» Le rire passé, qu'ilsessayent de renouveler dans le présent : « pour [se] dérider » est une porte de sortie afin d'échapper au tragiquedu réel duquel ils sont prisonniers.Le rire est aussi un moyen d'interpréter le réel par le biais de l'ironie.
Le jeu scénique de Clov avec l'escabeau, quiapparaît à plusieurs reprises dans la pièce, peut, par exemple, matérialiser l'ennui.
L'ironie est présente du fait de labanalité de ce geste qui est en fait symptomatique de l'inertie de la vie de Clov.
Il fait semblant d'avoir uneoccupation et cela peut faire rire.
L'humour du personnage destiné à un autre lui permet de ménager une distanceavec le réel mais l'ironie, qui est donc une forme indirecte du comique, s'adresse au spectateur.
Celui-ci accède àune lecture en filigrane, grâce au rire, ce qui dénonce le tragique des situations.
L'ironie déplace l'opposition entre lemalheur et le rire puisqu'elle est une manière de signifier le tragique.
La parodie de la prière du Notre Père initiée parHamm est porteuse d'ironie car les personnages semblent conserver un espoir tout en sachant que leur situation estdésespérée.
Ceci ne fait que renforcer le constat de l'absence de Dieu.
Le comique réside dans l'espérancemétaphysique d'hommes visiblement abandonnés par la divinité.
On pourrait parler d'ironie tragique parce que c'estau moment où ils osent encore croire au salut qu'ils ressentent le plus clairement de la déréliction.
Le public, grâce àun comique plus souterrain, peut ainsi s'apercevoir du malheur des personnages.
Un tragique exprimé uniquement defaçon brutale serait sans soute moins marquant qu'en passant par la médiation du comique.Le comique né de la subversion du langage et de la logique existentielle constitue un mode d'illustration d'un réel quine fonctionne plus.
En effet, Fin de partie comprend de très nombreuses indications de l'illogisme de l'existence quisont souvent soutenues par l'humour.
On peut parler d'un comique du dérèglement et de la perte de contrôle qui estparticulièrement tragiques.
Par exemple, l'apparition de chien de Hamm est comique de bout en bout pourtant « il luimanque une patte ».
Ce chien inanimé est pour le moins inhabituel et sa présence met en exergue le fait que la vieest pervertie.
Au lieu d'un compagnon, Hamm n'obtient qu'un ersatz ridicule.
Le langage lui-même est parfoisdétourné de sa fonction initiale comme le rappelle la réplique de Hamm : « Signifier ? Nous, signifier ! (Rire bref) Ahelle est bonne ! » Les effets comiques produits par ce bouleversement de la parole montrent également qu'il n'existeplus de logique donc que le réel n'a plus de sens.
La répétition inopinée de la réplique « ça avance » et sasignification absconse peuvent provoquer le rire tout en démontrant l'inefficacité du langage à cause de son manquede clarté.
La déconstruction de la structure discursive indiquée par le non bouclage, lui-même signe del'incompréhension entre les personnages, est une conséquence et un révélateur d'un réel désordonné.
Le comiqueissu du tragique ou renvoyant à lui met ce réel à distance.
Il permet non seulement aux personnages de s'éloignerde leur quotidien mais aussi au spectateur de mieux percevoir le malheur.
Il représente pour le sujet une tentatived'exister en s'exprimant et il révèle la subversion de sa vie.
Ces passages du rire au malheur ouvrent des pistes deréflexion.
Le rire chez Beckett est à l'évidence un rire sérieux.
Il revêt diverses formes or, quand il s'agit d'humour noir ou deparodie, il peut constituer un moyen d'exercer son sens critique.
Ce n'est pas un rie naturel qui est proposé dans Finde partie, exception faite du rire bouffon et de la scatologie décalée, visibles par exemple dans la réplique de Hamm: « Ma colère tombe, j'ai envie de faire pipi.
» Outre cette forme d'humour, on ne peut pas rire sans songer que celacache une raison profonde.
Le comique est un mode d'expression à part entière.
Il instaure une sorte d'équilibreavec le tragique au-delà de leur opposition.
Il empêche également le spectateur de s'apitoyer sur la condition despersonnages comme il le ferait sans doute s'il ne percevait que le tragique.
On peut supposer qu'il s'agit d'un refusde la catharsis de la part de Beckett.
Aristote utilise le terme pour définir la tragédie qui « suscitant pitié et crainte,opère la purgation propre à pareilles émotions.
» Le spectateur est amené à réfléchir par lui-même sans bénéficierd'une solution évidente.
Le comique permettrait la suppression du pathos pour conserver uniquement lesproblématiques hautes de la tragédie telles que la fatalité et la solitude.
La pièce ne fait pas appel à la faiblessehumaine qui se manifesterait par des sentiments similaires mais elle entraîne la réflexion face à une situation ayantune portée universelle.
Beckett engage le sens critique de son public en créant un rapprochement entre comique ettragique.
La multiplicité des réactions peut certainement donner naissance à de meilleures interprétations.Le ressort comique pourrait être, en outre, un moyen de mieux se faire entendre par le public grâce à la simplicité..
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